Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 29 – Page 5
Quidquid Volueris
et l’aventure de Trouville.
M. Cigada avait déjà, dans la revue Aevum, attiré l’attention des Flaubertistes sur certaines similitudes qui lui étaient apparues dans Quidquid Volueris et les Mémoires d’un Fou, deux écrits de jeunesse qui n’ont d’ailleurs été composés qu’à quelques mois d’intervalle.
S’étant donné essentiellement pour tâche de démontrer que dans le chapitre V du Livre I de Madame Bovary, le bal à la Vaubyessard, l’auteur n’avait fait que reprendre l’épisode de la noce d’Adèle sans pousser plus loin la comparaison. C’est celle-ci que nous voudrions entreprendre systématiquement en considérant le sujet d’abord, ensuite les personnages.
En apparence, les circonstances sont toutes différentes : sujet (1), milieu social, relations des deux jeunes amoureux avec les époux.
Dans Quidquid Volueris, un château à la campagne, une famille aristocratique dont Djalioh est l’hôte adoptif ; dans les Mémoires d’un Fou, une grève sur la côte normande, un petit monde de bourgeois, d’artistes, de pêcheurs, une amitié sans lendemain entre un collégien et une famille d’estivants parisiens. Mais si l’on fait abstraction de tous ces détails, on s’aperçoit que dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’un seul et même thème : l’amour sans espoir d’un adolescent pour une femme plus âgée que lui et mère d’un enfant.
Nous ferons, à propos de ces deux adolescents, les mêmes observations : anatomiquement parlant, rien de plus éloigné du collégien des Mémoires d’un Fou, que cet anthropoïde issu de l’union d’un orang-outang et d’une mulâtresse, baptisé Djalioh par le jeune écrivain. Mais si l’on examine, un à un, les autres éléments constitutifs d’une personnalité, tempérament, caractère, sentimentalité, et, à un degré plus élevé, philosophie personnelle, comme ils sont proches l’un de l’autre !
Ce sont d’abord des émotifs, on peut même dire des hyperémotifs chez lesquels les émotions, celles de l’amour, en particulier, déclenchent des réactions respiratoires et cardiaques paroxystiques.
Quidquid Volueris, page 227 (2). — « La fièvre battait dans ses artères et les veines de son front étaient gonflées, son sang bouillonnait dans ses veines, lui montait au cerveau et l’étouffait. »
Mémoires d’un Fou, page 507. — « Quand elle revenait et qu’elle passait près de moi, mon cœur battait avec violence, je baissais les yeux le sang me montait à la tête, j’étouffais. »
Pour le caractère, ils ont suivi tous deux la même évolution : affables et charitables dans l’enfance, ils se sont, en grandissant, repliés sur eux-mêmes, Djalioh par dépit de se voir repoussé des hommes à cause de sa laideur, le héros des Mémoires d’un Fou, parce que, ni par ses goûts, ni par ses idées, il ne peut sympathiser avec eux.
Quidquid Volueris, page 217. — « Autrefois, si quelqu’un, dans la chaude Amérique, venait lui demander une place à l’ombre de ses palmiers, un fruit de ses jardins, il l’offrait. »
Mémoires d’un Fou, page 497. — « J’étais bon alors et les misères d’autrui m’arrachaient des larmes.
Je me souviens que, tout enfant, j’aimais à vider mes poches dans celles du pauvre. De quel sourire ils accueillaient mon passage et quel plaisir aussi j’avais à leur faire du bien. »
Leur première expérience sentimentale suit une évolution identique : simple attrait au début, et inséparable du milieu qui l’a vu naître, leur amour dégénère avec le temps en une passion exclusive et obsédante.
Quidquid Volueris, page 213. — « Aussi il aimait Adèle, mais d’abord comme la nature entière, d’une sympathie douce et universelle, puis peu à peu cet amour augmenta, à mesure que sa tendresse sur les autres êtres diminuait. »
Mémoires d’un Fou, page 508. — « Ce fut d’abord un singulier état de surprise et d’admiration, une sensation toute mystique en quelque sorte, toute idée de volupté mise à part.
Ce ne fut que plus tard que je ressentis cette ardeur frénétique et sombre de la chair et de l’âme et qui dévore l’un et l’autre. »
Bien que réduit à une psychologie fruste et rudimentaire, le premier n’éprouve pas, devant les beautés sauvages et grandioses de la nature une moindre exaltation que le second.
Quidquid Volueris, page 212. — « Son cœur aussi était vaste et immense, mais vaste comme la mer, immense et vide comme sa solitude. Souvent, en présence des forêts, des hautes montagnes, de l’océan, son front plissé se déridait tout à coup, ses narines s’écartaient avec violence, et toute son âme se dilatait devant la nature comme une rose qui s’épanouit au soleil. »
Mémoires d’un Fou, page 486. — « J’avais des extases devant un beau soleil ou une matinée de printemps… Je regardais l’immensité, l’espace, l’infini, et mon âme s’abîmait devant cet horizon sans bornes. »
Toutefois, c’est dans leur attitude envers l’existence qu’ils montrent les affinités les plus évidentes. Djalioh, en effet, bien que ne sachant ni lire, ni écrire, et dépourvu de toute éducation, parvient, comme par intuition, au même nihilisme que l’adorateur de Maria qui, lui, s’est donné une initiation philosophique précoce.
Quidquid Volueris, page 217. — « Pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourrons, et dans quel but. Le vrai serait-il le néant ?
C’est dans cet abîme sans fond du doute le plus cuisant, de la plus arrière douleur, que se perdait Djalioh. »
Mémoires d’un Fou, page 486. — « Oh oui ! Combien d’heures se sont écoulées dans ma vie, longues et monotones, à penser, à douter. »
Les portraits d’Adèle et de Maria sont beaucoup trop sommaires pour se prêter à un rapprochement aussi fructueux. Mais bien que Flaubert ait fait de la première le type même de la beauté du Nord avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, il ne l’en a pas moins doté des « grands sourcils noirs » de Maria (3), détail dont on ne saurait sous-estimer l’importance si l’on se rappelle qu’il caractérise aussi Emma Bovary, Salammbô et Marie Arnoux.
Reste le dénouement. Là est la véritable pierre d’achoppement de notre démonstration. Qu’y a-t-il de plus contradictoire, en effet, que la réaction finale des deux protagonistes à leur frustration, dramatique dans le premier cas, résignée dans le second.
Mais s’il est vrai que dans la réalité, la timidité du collégien, ses inhibitions de jeune civilisé et son respect de Maria, l’ont empêché d’obtenir d’elle la moindre faveur, il n’en a pas moins trompé son désir de possession par des phantasmes voluptueux dans lesquels il rivalisait en audace avec le héros de Quidquid Volueris, ainsi qu’en témoigne un passage de Mémoires d’un Fou, où il contemple un instant le sein épanoui de la jeune mère allaitant son enfant.
Mémoires d’un Fou, page 510. — « Maria l’allaitait elle-même, et un jour je la vis découvrir sa gorge et lui présenter son sein.
C’était une gorge grasse et ronde, avec une peau brune et des veines d’azur qu’on voyait sous cette chair ardente. Jamais je n’ai vu de femme nue, alors. Oh ! la singulière extase où me plongea la vue de ce sein ; comme je le dévorai des yeux, comme j’aurais voulu seulement toucher cette poitrine ! Il me semblait que si j’eusse posé mes lèvres, mes dents l’auraient mordue de rage et mon cœur se fondait en délices en pensant aux voluptés que donnerait ce baiser. »
Le titre de notre article en laissait prévoir la conclusion : Si, comme nous venons de le voir, il existe entre des deux écrits de jeunesse tant de rapports, et si, d’autre part, la valeur autobiographique des Mémoires d’un Fou est depuis longtemps établie, pourquoi n’en serait-il pas de même de Quidquid Volueris ?
Le drame de Djalioh, torturé par la jalousie et le désir, avait été celui de Gustave Flaubert en cet été 1837, sur la plage de Trouville, et sous le masque d’un anthropoïde hideux, il n’avait fait qu’esquisser son propre portrait d’adolescent, émotif, solitaire, passionné et sceptique à la fois.
Enfin, si dans le cadre et la soirée de la noce des de Lanzac, Flaubert s’est souvenu de la réception, presque contemporaine, à laquelle il avait assisté chez le marquis de Pommereu, au Héron, il n’est guère douteux que la promenade en barque des jeunes époux et de Djalioh ne soit la transposition d’une de celles que firent ensemble, sur la Touques, ou le long de la côte normande, le futur auteur de l’Éducation sentimentale, avec les Schlesinger (4).
Gaston BOSQUET.
(1) Les œuvres de jeunesse de Flaubert sont encore aujourd’hui peu accessibles. C’est pourquoi nous croyons utile de résumer en quelques mots le sujet de Quidquid Volueris .Un jeune aristocrate français, Paul de Lanzac, a ramené du Brésil un être hybride plus voisin du singe que de l’homme et qu’il installe dans sa famille pour en faire un objet de curiosité. Djalioh, tel est le nom du personnage, s’éprend de la fiancée de Paul, qui devient bientôt la femme de ce dernier. Passion redoutable, car, chez Djalioh, aucune raison, aucune formation morale ne fait obstacle à l’explosion finale des sentiments et de l’instinct. Il profite un jour de l’absence de son maître, dans l’hôtel parisien où celui-ci s’était installé après son mariage, pour tuer d’abord son fils et violer sa femme, et, son désir assouvi, pour se suicider. Quant au veuf, il se console, et, oubliant toute rancune, fait empailler le meurtrier.
(2) Quidquid Volueris ; Mémoires d’un Fou. L’édition choisie est l’édition Conard.
(3) Quidquid volueris paga 216.
(4) Corr. 3e Série 1852-1854, 24 novembre 1853 page 386.
J’ai été cet été à Trouville avec ma mère. J’y ai beaucoup pensé à vous en revoyant votre maison. Que n’y étiez-vous pour nous promener ensemble à cheval au bord de la mer, comme autrefois, et pour fumer des cigares au clair de lune ! Vous rappelez-vous cette belle soirée sur la Touques, où Panofka nous jouait des variations sur la romance du Saule ? Il y a de cela 17 ans environ !
Corr. 4e série 1854-1861, 20 octobre 1856 page 127.
Vous rappelez-vous ce soir de septembre où nous devions tous nous promener sur la Touques, quand, la marée survenant, les câbles se sont rompus, les barques entrechoquées, etc…