Le Double, le Même et le Monde

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 29 – Page 33

 

Le Double, le Même et le Monde

dans Bouvard et Pécuchet

 

Dans Bouvard et Pécuchet, ce qui diffuse la lumière, provoque le mouvement, installe le romanesque, c’est la multiplication des miroirs, le jeu fuyant des reflets. Il nous est donné immédiatement, dès le titre, dans cette copule qui réunit non pas deux individus, mais deux fluctuations incertaines d’un même être, deux lignes anonymes d’un même annuaire, les reflets symétriques d’une même présence dont le roman a justement pour but de nous révéler l’identité.

Leur rencontre ne peut donc se faire que dans un plan géométrique de symétrie : « L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes… Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le même banc ».

Mais le double ne peut fonctionner comme double que si on le reconnaît tel : dans Tintin, le double parfait, celui du couple des policiers, ne tire sa force que des infimes différences qui en individualisent les parties. De même ici la réplique ne peut être donnée, la balle se renvoyer que si le mot qui revient n’est pas tout à fait le même que celui qu’on a envoyé, si Bouvard n’est pas tout à fait Pécuchet. Et comme toujours chez Flaubert, où l’espace littéraire est clos, cette structure du roman est clairement indiquée. C’est un paragraphe dramatiquement nul, collé hors du déroulement du récit parfaitement inutile si on ne saisit pas son rôle analogique : « La besogne finie, Bouvard, qui était sur le perron, cria de loin :

« — Ici ! on voit mieux !

— Voit mieux, fut répété dans l’air.

Pécuchet répondit :

— J’y vais !

— Y vais !

— Tiens, un écho !

— Écho ! ».

Au fur et à mesure pourtant que nous avançons dans le récit, les caractères distinctifs des deux hommes vont tendre non pas à disparaître, mais à s’échanger. Effet multiplié du dédoublement, écoulement imperceptible des essences c’est peut-être la notion de commerce, cet échange de marchandises différentes mais identiques par la valeur, qui rend le mieux compte de ces transferts de caractère. C’est Bouvard le libertin qui songera au mariage quand l’austère Pécuchet s’adonnera aux voluptés pimentées des amours ancillaires, Bouvard le confiant qui retiendra Pécuchet l’amer dans son élan enthousiaste vers les révolutionnaires.

Vient pourtant le moment où un second jeu de miroir va s’introduire dans le champ du récit et fausser le parcours imperturbable des reflets Dans les sept premiers chapitres du roman, tout se passe comme si Flaubert entretenait avec son personnage des rapports exclusivement négatifs — presque au sens photographique du mot. La liaison qu’entretient le romancier avec son modèle à deux têtes est d’ordre critique, ou plus exactement sarcastique. Car à y regarder de près, le couple auteur-personnage fonctionne ici déjà dans une ambiguïté où le reflet intervient pour brouiller les cartes.

Les analyses de Sartre l’ont clairement montré : si Flaubert cherche dans l’artisanat de l’écriture à se débarrasser de la bourgeoisie, si l’œuvre entière de Flaubert peut être considérée comme une machine de guerre montée pour détruire une esthétique bourgeoise de l’existence, c’est que la bourgeoisie — comme morale, comme fond social permanent du siècle et idéologie globale — englue Flaubert jusqu’à lui faire choisir l’écriture, lieu privilégié du silence et de la suspension du sens, comme un refuge contre les atteintes du siècle en même temps qu’elle le place dans la pure irresponsabilité de ce qui n’est pas la forme.

Flaubert n’aurait pas à prendre ses distances avec la bourgeoisie si elle ne le baignait pas, si elle ne pourrissait pas la moindre de ses pensées, si elle ne s’introduisait pas dans son discours le plus anodin. Bouvard-Pécuchet, c’est le reflet-tentation de Flaubert, ce qu’il convient précisément d’exorciser. De l’enfer, représenté par le médiocre bric-à-brac bouvardien, au ciel pétrifié du Beau, il n’y a pas seulement la distance d’une hostilité fondamentale, mais encore une analogie : les démons sont des anges déchus, mais ce sont tout de même des anges. Voir « La Tentation de saint Antoine ».

Pourtant, peu à peu, au fur et à mesure que le reflet Bouvard-Pécuchet de Flaubert s’épaissit, qu’au nom même de l’esthétique réaliste il perd de son abstraction, de sa valeur typique pour acquérir un degré de réalité qui fait passer Bouvard et Pécuchetde l’état de signes à celui de personnages, le jeu du sarcasme, du reflet inversé, du mythe mythifié devient de plus en plus périlleux et l’attitude olympienne de l’écrivain plus inconfortable : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne et j’en crève ! » Le double est devenu trop lourd pour être inversé, le drame de l’écriture ne parvient plus à blanchir, à neutraliser suffisamment les mots pour tenir leur sens envahissant à distance. Parce que le réalisme ne se veut qu’une esthétique, l’idéologie bourgeoise peut s’y glisser, en douce, et investir ce dernier îlot où Flaubert s’était réfugié ; et c’est de cela qu’il crève.

Obligé d’abandonner ses positions, le romancier peut soit se saborder, soit organiser la retraite en bon ordre. C’est dans ce chapitre VIII, où de critique le livre devient sinistre, que la décision se prend. D’abord, le repli : Bouvard et Pécuchetétaient des négatifs, il va en faire, au sens djanovien du terme, des héros positifs ; autrement dit, des reflets directs : « Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer ». Mais alors, sous cette lumière trop vive, le jeu subtilement décalé des miroirs se fausse, les reflets s’enivrent et se disloquent : Bouvard et Pécuchetse disputent, la mort surgit : à partir du moment où le signe Bouvard-Pécuchet refuse de signifier ce pourquoi il a été inventé, l’hypothèse du sabordement réapparaît et le suicide avorté de Pécuchet est celui même du roman. Nous verrons tout à l’heure comment ce nouveau couple que nous introduisons ici, celui formé par l’aventure des personnages et celle de l’écriture est le couple-mère dont les autres ne sont que les accidents ; mais dès maintenant, on ne peut comprendre le sauvetage de Bouvard et Pécuchet  sans accepter ce rapport fondamental : le jeu des reflets, des analogies et des imitations était brisé par les liens nouveaux qui unissaient l’auteur à son personnage, ce personnage lui-même se scindant en Bouvard et en Pécuchet. Par un coup de force, Flaubert va, en attendant mieux, recoller les morceaux et accorder à son livre un sursis : par imitation, Bouvard va rejoindre Pécuchet et lui éviter de mourir : « La chandelle était par terre, et Pécuchet debout sur une des chaises, avec le câble dans sa main.

L’esprit d’imitation emporta Bouvard :

— Attends-moi !

Et il montait sur l’autre chaise, quand, s’arrêtant tout à coup :

— Mais nous n’avons pas fait notre testament ».

Le testament n’est pas rédigé, le roman doit se poursuivre, mais après le vertige de la mort consécutif au vertige de la bêtise, Bouvard-Pécuchet recollé ne peut plus être le même. Un troisième jeu de miroirs doit être introduit pour que d’un système progressif d’analogies on ne retombe pas comme tout à l’heure dans le jeu pervers et tourbillonnant des similitudes.

C’est la fonction de Victor et Victorine, ces deux enfants que Flaubert introduit comme l’espoir d’une renaissance après avoir repoussé de peu l’appel de la mort. Couple un peu grossier, que l’on enferme lourdement par un doublet de prénom dans son rôle de couple. C’est que pour bien remplir sa tâche, Victor-Victorine ne doit pas être une création littéraire de Flaubert, mais un produit idéologique de Bouvard-Pécuchet. Plus précisément, Victor-Victorine vont être définis par leur duplicité, jouant pour nous leur existence immédiate de garnements sans foi ni loi et pour Bouvard-Pécuchet leur rôle dramatique et incertain de projection idéale et rebelle, d’infantilité salvatrice, ainsi que de transfert naïf des rêves évaporés.

Cette duplicité qui introduit une nouvelle distance, c’est le moyen qu’a trouvé Flaubert pour rétablir les reflets interrompus par trop de proximité ; mais on voit bien que la distance ainsi reconstituée a changé de signification ; dans les bouleversements du chapitre VII, Flaubert a subrepticement changé le contenu de ses observations : ce n’est plus la courte vue, le temps fragmenté des rapports commerciaux, le monde microcosmique du jardin qui sont soumis au regard critique, à l’écriture du sarcasme, c’est l’utopie, le temps cousu et plein de l’histoire, l’espace des grandes reconstructions sociales que Flaubert traite non avec méchanceté comme le double-tentation, mais avec le triste haussement d’épaule du double-impossibilité. Malgré les ruses de son cache-cache et le palais de verre de ses reflets, l’écrivain n’a pas réussi à égarer son ombre : la bourgeoisie reste là comme un chien de garde ; dans l’impossible distance parcourue pour échapper à ce piège, dans les multiples visages que dessine le romancier de cette bourgeoisie pour qu’elle s’y reconnaisse et s’y fixe, à l’arrêt devant son image fidèle, se situe toute l’écriture de Flaubert.

II

« Du défaut de la méthode dans les sciences », tel était le sous-titre que projetait de donner Flaubert à Bouvard et Pécuchet. D’où les commentaires, autorisés par Flaubert lui-même qui voulait faire de son livre « une sorte d’encyclopédie critique » et qui consistent à attribuer l’échec pratique de Bouvard-Pécuchet à une simple carence méthodologique. Cette analyse pour rester juste se devrait d’expliquer ce brouillage de la science dont se rendent coupables nos deux expérimentateurs : où se situent les déviations, à quel type préscientifique elles appartiennent, quelle vision globale des rapports de l’homme et de la nature par la médiation de l’expérimentation les soutient. À défaut de quoi Bouvard et Pécuchetne deviennent que des types caricaturaux d’ignorants enthousiastes, et leur valeur exemplaire s’en trouve considérablement affaiblie.

Si personne n’est allé jusqu’au bout dans cette tentative d’explication, c’est que ses résultats risquaient de détruire le mythe univoque de Flaubert-réglant-ses-comptes-avec-l’idéologie-bourgeoise dont nous avons entrevu tout à l’heure l’ambiguïté. Il se trouve en effet que la science constituée, telle que semble la défendre Flaubert a contrario par le récit des mésaventures de ses deux personnages, est celle-là même qui constitue le fond épistémologique, l’alibi et le signe idéologique sur lesquels reposent les certitudes, les espoirs et la croyance en sa valeur universelle et inaltérable de la bourgeoisie.

La Bible de cette bourgeoisie, depuis qu’elle a pris conscience de sa puissance, au XVIIIe siècle, c’est l’Encyclopédie. Ici se trouvent rassemblés, classés, répertoriés les éléments et les lois de l’univers comme autant de pièces d’un trésor : on ne classe, on ne range, on n’organise que ce que l’on possède et l’Encyclopédie est cet immense portefeuille d’actions possibles dans lequel l’homme du XIXe siècle peut à chaque instant comptabiliser son avoir et préparer ses prochaines conquêtes.

Ou bien donc Flaubert critique contre l’idéologie bourgeoise l’esprit encyclopédique dont Bouvard et Pécuchetsont les tenants irréductibles ; et il faudrait dessiner la base scientifique à partir de laquelle il le fait. Ou bien Flaubert entretenant des rapports louches avec la pensée bourgeoise défend l’œuvre encyclopédique contre les atteintes des barbares ; et il faut définir la barbarie de Bouvard et de Pécuchet.

Ce n’est pas faire réponse de Normand que de dire qu’il y a de ces deux attitudes dans Bouvard et Pécuchet, mais réaffirmer le mouvement de répulsion-identification que le romancier entretient avec ses personnages. Et la charnière, une fois encore, se situera dans ce chapitre VIII à partir duquel le roman plonge dans la noirceur d’un scepticisme sans issue.

Jusqu’à ce tournant précisément, Bouvard-Pécuchet n’entretient avec le monde aucun rapport de possession. Pour posséder, il faut fragmenter, distinguer et classer un monde-objet qui se définit par ses possibilités d’utilisation. Si la pratique de Bouvard-Pécuchet est toujours condamnée à l’échec, c’est que pour lui le monde n’est pas un répertoire de choses, mais un vaste lexique : une collection de signes, le plus souvent verbaux, avec qui il entretient les rapports sacrés du mystère : « Les ouvrages dont les titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère ».

Or, pour ces copistes que sont Bouvard et Pécuchet, pour ces artisans de l’analogie, l’écriture ne peut être un reflet valable de la réalité que parce que cette réalité est elle-même, déjà, une vaste écriture, que « le livre du monde » doit être pris dans son sens littéral.

Nous nous trouvons donc devant une double série d’analogies, deux systèmes circulaires concentriques de similitudes qui se renvoient l’un à l’autre et dont chacun est le garant de la cohérence et de la vérité de l’autre : d’un côté la série des signes du monde qui s’appellent, s’interpénètrent, s’attirent et se comprennent jusqu’à former le signe général, continu et plein de la Nature ; de l’autre le système littéraire des signes de l’écriture, reflet indispensable du premier et dont le rôle est précisément d’exprimer de manière intelligible les analogies naturelles.

Pour Bouvard et Pécuchet, le mot ne signifie donc pas, il exprime ; il est la trace visible, imperturbable, chosifiée, la signature de la réalité ; lorsque Pécuchet quitte son appartement parisien, « pour laisser quelque chose, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée ».

Le livre, recueil et commentaire des signatures, système de signes dévoilant un autre système de signes qui constitue la nature, joue donc une place prépondérante dans l’épistémologie bouvardienne : ce n’est rien de dire que la culture de Bouvard et de Pécuchet est livresque, si on ne se rend pas compte qu’il s’agit là justement de la manière dont ils lisent le monde et que le seul but de leur pratique du monde est une médiation : dans le fruit de la nature coupé en deux par le savoir encyclopédique, déchiré entre une écriture et une réalité-objet, entre les mots et les choses, Bouvard-Pécuchet tentent, à la manière de nos poètes contemporains, de recoller le miroir brisé, de faire se coïncider dans le reflet les deux systèmes éloignés par l’espace du savoir : « Une excellente habitude, c’est d’envisager les choses comme autant de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier ; devant un ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux ; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. Bouvard observa cette méthode. Quand il prenait ses habits, il songeait à l’enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité s’est revêtue, le tic-tac de l’horloge lui rappelait les battements de son cœur, une piqûre d’épingle, les clous de la croix ».

Mais la symbolique est encore une forme impure, culturisée de l’analogie, un relais qui brouille et déforme cette correspondance directe entre le monde et le langage que dans leurs moments d’effusion les deux mystiques du verbe parviennent à entrevoir : il suffit alors de lire les titres des livres dans la bibliothèque du comte, d’ « ouvrir les yeux au mot cuscute », de fréquenter les signes littéraires pour qu’« au fond d’un horizon plus lointain chaque jour » ils aperçoivent « des choses à la fois confuses et merveilleuses ».

Mais ce premier système vertical d’analogies mots-choses se complique du système horizontal de ressemblances qu’entretiennent les choses entre elles : le monde continu des mots ne peut exprimer qu’un monde continu des choses ; ce qui n’est possible que si le monde n’est pas éparpillé en éléments individualisés — comme le fragmente l’encyclopédie — mais au contraire que les objets s’organisent et se lient dans un vaste tissu indifférencié de ressemblances, de reflets, de sympathies et d’analogies, que si les choses retiennent aussi la signature d’autres choses.

D’où la grammaire des sympathies naturelles à laquelle Bouvard et Pécuchet s’adonnent avec frénésie, leur goût pour la phrénologie, les gestes et les mots des guérisseurs, les fluides invisibles, les expériences mystiques, tout ce qui fait qu’une chose, un geste, un mot, se prolongent et s’imbriquent dans des résultats qui leur sont apparemment étrangers.

Au monde classé et fragmenté des choses, à l’Ordre, Bouvard et Pécuchet préfèrent l’anarchie, le mélange des sympathies : un jardin est le reflet d’un état d’âme ; un arbre, le blason d’un animal : « Les deux premiers ifs de la grande allée, qui, la veille, étaient sphériques, avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient le bec et les yeux ». Certains objets usuels deviennent des signes magiques de l’histoire par le seul fait qu’ils ont touché un personnage du passé et qu’ils jouent aujourd’hui — ainsi chargé de tout le poids d’une époque — un rôle de liaison, l’assurance d’une permanence épaisse entre les choses séparées par le temps : ce qui n’est en apparence qu’ « un chapeau qui aurait besoin de raccommodages » se lit comme le signe irremplaçable d’une aventure individuelle et d’une histoire collective à partir du moment où il appartient à « un chef de voleurs sous le Directoire, David de la Bazoque, pris en trahison et mort immédiatement ».

La mort elle-même n’oppose pas d’arrêt dans la course unifiante des signes, elle n’individue pas, elle n’est qu’un moment du parcours : « elle n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise, dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la nature ce qu’elle vous a prêté et le Néant qui est devant nous n’a rien de plus affreux que le Néant qui se trouve derrière ». Rien de plus affreux puisque, dans cette vaste cosmogonie, le néant est impossible, qu’il supposerait un lieu sans reflet, une déchirure dans la toile des similitudes, une fin dans cette chaîne circulaire des signes.

Tout le drame de Bouvard-Pécuchet vu par Flaubert à travers une méthodologie post-encyclopédique, c’est que cette fusion des mots et des choses appartient, dirait Auguste Comte, à la pensée métaphysique, sinon magique, et ne saurait que disparaître au contact de la réalité positive. De fait, toute l’histoire du livre est celle de la résistance opiniâtre des objets à se soumettre au pouvoir analogique : les sangsues refusent d’exprimer les variations météorologiques, les abricotiers « se révoltent », « la forme des nuages changeait avant qu’ils en eussent trouvé les noms », le foin flambe au lieu de sécher, l’amour-fusion de Pécuchet n’engendre qu’une maladie inavouable et le mariage dont Pécuchet rêvait et dont la réussite se trouvait confirmée par le « B », initiale analogue dont les futurs époux pouvaient marquer leurs objets, se révèle n’être qu’un mesquin marchandage.

Le monde n’est pas doux aux poètes ; surtout lorsqu’ils tentent d’introduire le vaste jeu de leurs analogies dans le monde de l’expérience où règne seule la différence.

III

Convenance — l’extrémité d’une chose désigne le début d’une autre chose et leurs franges s’entremêlent — émulation, cette « gémellité naturelle des choses », analogie et sympathie : nous retrouvons dans Bouvard et Pécuchet ces quatre catégories de la similitude à partir desquelles Michel Foucault dans le second chapitre de Les Mots et les Choses redessine l’épistème du XVIe siècle. On pourrait presque appliquer mot pour mot certaines de ses analyses de l’Histoire naturelle de Bacon ou du Traité des signatures de Crollius aux modes d’appréhension et de lecture du monde de Bouvard et de Pécuchet. Nous retrouvons dans l’aventure intellectuelle du double héros de Flaubert ce caractère « à la fois pléthorique et absolument pauvre » du savoir. Pléthorique, puisque Bouvard-Pécuchet se trouve submergé sous le flot des citations, des ressemblances illimitées, des accumulations de signes littéraires, des additions monotones ; absolument pauvre puisque c’est le Même que se condamne sans cesse à parcourir le couple, dans un monde intellectuel qu’y s’écroulerait — et qui s’écroule en fait — s’ils y admettaient le différend.

C’est le sens qu’il faut donner à la conclusion esquissée du roman : au bout de leur quête douloureuse et déçue d’un monde uni, d’une nappe ininterrompue de signes, tissée par les similitudes, Bouvard et Pécuchet se décident à assumer totalement l’infinitude et la pauvreté absolues de leur compréhension du monde : ils copient, tout, n’importe quoi indéfiniment. Condamnés allègrement à ne pas créer — comment serait-il possible d’introduire un élément nouveau dans cet univers plein ? — ils choisissent d’affirmer et de pratiquer jusqu’au bout le jeu immuable et instable des similitudes dans sa forme extrême et pure : la reproduction, écho débarrassé de ses pertes d’information, mais aussi de toute possibilité novatrice.

Les techniques du collage, le pop’art — puisque c’est bien vers ces esthétiques de l’objet valant pour lui-même que nous entraîne l’activité dernière de Bouvard-Pécuchet — ont pour fonction de démythifier la création artistique, d’affirmer l’impossibilité de faire surgir la différence à l’existence ; en décidant de ne pas céder à la nausée de l’objet, à l’étouffement de sa présence, mais de la maintenir sans cesse à l’état de signe inlassablement répété, Bouvard et Pécuche tinstaurent l’impossibilité de la littérature comme discours et sa nécessité comme écriture.

Car l’écriture est bien cet être dont nous apercevons depuis les premières lignes, les multiples reflets, sans parvenir à fixer son visage : elle est à la fois le roman, comme travail de Flaubert, le sujet du roman comme objet essentiel des préoccupations de Bouvard et de Pécuchet et la signification du roman comme rapport qui relie Flaubert à ses personnages, les lecteurs au livre et Bouvard et Pécuchet à la problématique littéraire.

C’est bien autour de l’écriture que se crée le halo d’ambiguïté que nous avons sans cesse rencontré, entourant la figure formée par Flaubert et ses personnages : il se dénoue ici dans l’opposition qu’entretiennent ces hommes de la Renaissance, Bouvard et Pécuchet, et ce post-encyclopédiste déchiré qu’est Flaubert. Entre l’écriture comme reproduction et l’écriture comme représentation, entre le signe exprimant et le signe signifiant.

« De telles découvertes l’emportaient sur les exploits des conquérants » dit Pécuchet de la pratique des conserves ; la référence aux romans de chevalerie s’impose très rapidement aux lecteurs de Bouvard et Pécuchet. La composition du livre conçu comme une addition d’épreuves, la foi inébranlable des héros, leur solitude fière et ombrageuse, leur refus des compromissions, cet aspect « sans peur et sans reproche » qui en fait les élus choisis pour rechercher le tabernacle de la Sainte-Analogie, tout, même cette adoration mêlée de mépris et de crainte qu’ils éprouvent pour les femmes, entraîne le roman vers les récits mystico-guerriers du Moyen Age. Dans un but strictement parodique, évidemment, mais qui éclaire la fonction du roman dans la vaste aventure des signes.

Dans sa volonté d’écrire un antiroman, de rassembler en un vaste catalogue les traces éparses d’un temps révolu, d’affirmer par le sarcasme l’être spécifiquement représentatif du langage, Flaubert a été précédé à la fin du XVIe siècle par un autre adepte du mythe mythifié : Cervantès. Dans Les Mots et les Choses encore, Foucault a démontré comment Don Quichotte traçait la limite entre « les jeux anciens de la ressemblance et des signes » et l’intrusion d’une « réalité qui ne doit qu’au langage et qui reste entièrement intérieure aux mots ». Recommençant la même opération littéraire, « Bouvard et Pécuchet » trace également une limite infranchissable ; cette fois-ci entre les systèmes analogiques qui ont refleuri lors de la réaction romantique et une réalité de la littérature qui ne doit rien qu’à son propre fonctionnement. Le processus d’épuration de la fonction verbale est poussé plus avant puisque du discours signifiant de Cervantès on passe à la littérature « telle quelle » de Flaubert, mais Bouvard et Pécuchet comme Don Quichotte restent ces chevaliers errants entre l’écriture et les choses tentant de réconcilier à travers les signes innombrables des livres les deux ciels séparés et vidés du monde et du langage. Contre des objets durs, épais, étouffants de présence muette, contre des signes arbitraires, coupés de toute résonance, ils réaffirment inlassablement, d’échec en échec et de dérision en délire, leur refus d’une fracture du monde, leur fidélité à la vieille fiction des livres dont leur action consiste à démontrer la valeur.

De cette chevauchée admirable et pitoyable, Flaubert a écrit la contre-épopée, mais cette démarche forcenée de la négativité ne peut aboutir qu’à une crise : vient le moment où refuser la ressemblance, tenir dans la distance de l’ironie la tentative analogique, c’est admettre la négation absolue. Nous avons vu dans la première partie quel renversement de rapport opérait Flaubert dans ce grand suicide littéraire qu’est le chapitre VIII ; nous pouvons maintenant en préciser le sens : plutôt que de pousser jusqu’au bout le refus des analogies, de laisser le néant introduit par l’ironie ronger le cœur des choses, Flaubert se fond avec ses personnages et introduit le néant ailleurs : en un lieu d’irresponsabilité, abrité des mouvements heureux ou malheureux du monde : la littérature. Parti pour écrire contre, Flaubert institue la littérature comme contre absolu pour préserver la réalité bouvardienne. Le reste du livre peut bien s’enfoncer dans le nihilisme le plus abrupt, qu’importe, puisque c’est du nihilisme de l’écriture qu’il s’agit : on peut mourir indéfiniment dans l’écriture, affirmer même qu’à chaque intervalle entre les mots surgit la mort ; qu’importe encore puisque l’on a enfermé le néant dans une pièce vide et que le reste est désormais à l’abri.

Coupure radicale, révolution littéraire qui se fait paradoxalement au nom de la conservation idéologique ; mais c’est justement en jouant subtilement et sans doute inconsciemment sur les deux tableaux que Flaubert parvient à concilier sa haine — littéraire, ce qui ne veut pas dire superficielle — de la manière d’être bourgeoise et son impossibilité d’en franchir réellement les limites.

Il ne faut donc pas s’étonner si dans l’espace de cette nouvelle littérature ainsi tracé, dans ce monde clos où les mots croissent « sans départ, sans terme et sans promesse » (1) l’analogie va sourdement réapparaître ; si, comme il existe un envers des choses va s’affirmer un envers des mots ; entre ces deux faces cachées et presque inavouables du monde et du langage s’instaure une nouvelle grammaire des ressemblances enfouies, une poétique qui étend de plus en plus son système verbal et son pouvoir irrationnel dans les secteurs du monde « positif » qui semblaient le mieux défendus contre les fascinations du Même (2).

Pierre LEPAPE

 

(1) Les Mots et les Choses, page 59. Gallimard, 1966.

(2) Il aura fallu attendre jusqu’au milieu de ce siècle pour que des chemins longtemps séparés se croisent : celui qui accède au monde physique par le détour de la communication, et celui dont on sait depuis peu que, par le détour de la physique, il accède au monde de la communication. Le procès tout entier de la connaissance humaine assume ainsi le caractère d’un système clos. C’est donc rester encore fidèle à la pensée sauvage que de reconnaître que l’esprit scientifique, sous sa forme la plus moderne, aura contribué, par une rencontre qu’elle seule eût pu prévoir, à légitimer ses principes et à la rétablir dans ses droits. (Lévi-Strauss. La Pensée sauvage, p. 357. Plon, 1962.).