Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 31 – Page 10
Quelques notes sur la Tentation de Saint Antoine
À M. Jean Seznec
Les Amis de Flaubert savent bien que parmi les six chefs-d’œuvre du romancier une fois c’est tantôt l’un, tantôt l’autre, qui attire tout d’un coup l’attention de la critique et à sa suite celle des lecteurs, sans qu’on sache exactement pour quelles raisons profondes ou grâce à quelles circonstances passagères. Chacun a eu son heure de gloire : Salammbô et Saint Julien à l’époque du symbolisme ; l’Éducation Sentimentale au début du XXe siècle, au moment des romans dits de « générations », un peu partout en Europe et en Amérique ; Madame Bovary pendant la grande floraison des romans ou des récits régionaux et depuis quelque temps parmi les meilleurs critiques structuralistes ; — seule la Tentation, l’œuvre pourtant de toute la vie de Flaubert, reste toujours à l’arrière-plan de la curiosité générale, vouée, semble-t-il, pour toujours à l’intérêt unique des savants ou tout au plus des raffinés « littéraires ». Son heure est-elle arrivée ? La vogue des arts oniriques de nos jours, celle de Kafka, de Beckett, et d’une certaine poésie visionnaire diffuse dans toutes les formes d’art moderne devaient amener tôt ou tard à la redécouverte de la Tentation, la plus étrange, la plus énigmatique, la plus suggestive des œuvre de Flaubert, et c’est à un homme de théâtre, au génial Maurice Béjart, que nous devons l’exégèse nouvelle, la consécration peut-être définitive de ce poème dont la mise en scène grandiose au Théâtre de France à Paris, contribuera certainement à mettre mieux en lumière le grand art si souvent méconnu, de Flaubert.
L’auteur de ces lignes, séjournant à Rouen et envoûté de nouveau par cette œuvre inépuisable, s’est posé de nouveau la question d’où avait pu venir à Flaubert, dès sa jeunesse, cette attirance vers Saint Antoine, vers sa légende, son époque, sa figure, ses visions, où il avait cette patience de bénédictin pour ressusciter son histoire, pour étudier sous toutes leurs formes les religions de l’antiquité, pour recréer sous trois formes et à trois époques de sa vie, cette suite éblouissante de tableaux vivants, pour leur donner une envergure, une perspective aussi monumentales ? Tous ceux qui s’occupent de Flaubert, connaissent le rôle, dans la genèse de la Tentation, du père Legrain et de la foire Saint-Romain, du tableau de Brueghel, à Gênes, et des deux gravures de Callot, mais ne s’agirait-il, surtout dans ces derniers cas, d’une rencontre heureuse et féconde qui aurait rendu plus clairs, plus conscients les désirs et les rêves déjà existants mais encore trop confus du jeune Flaubert ? N’y aurait-il certains points de cristallisation antérieure, ou une atmosphère plus générale qui auraient autrement favorisé la naissance d’une première idée que telle « découverte » due au hasard, telle « influence » trop incertaine ? On pense surtout à deux facteurs auxquels peut-être on n’a pas consacré encore suffisamment d’attention : d’une part à la série, au cours du XIXe siècle, de ces grands poèmes philosophiques depuis le « Faust » de Goethe jusqu’au « Satyre » de Victor Hugo et même jusqu’aux grandes épopées de Nietzche et de Spitteler, puis aux courants religieux mi-forcé, mi-spontané dans la première moitié du même siècle qui devait contenir, pour plusieurs raisons, une certaine prédilection pour le culte de Saint Antoine.
Notons que nous sommes à Rouen et, puisque le beau livre de M. Seznec (« Nouvelles études sur la tentation de Saint Antoine », London 1949) a à peu près épuisé toutes les sources livresques et iconographiques du poème, notons quelques détails suggestifs qui ont jusqu’ici évité l’attention des chercheurs, à cause sûrement de leur signification plutôt modeste et limitée. J’ai visité plusieurs fois le Musée Flaubert à l’Hôtel-Dieu de Rouen qui, grâce aux soins de M. Hossard, son si aimable conservateur, est devenu aujourd’hui un véritable petit sanctuaire mi-médical, mi-littéraire de toute la famille Flaubert, c’est là que, dirigé par lui, j’ai pu voir ces statues de « saints guérisseurs » qui devaient orner, venues des églises désaffectées de la ville aux cent clochers et protéger, à l’époque de Flaubert, encore, les malades croyants de l’hôpital. Parmi ces saints — comme Saint Roch, comme Saint Luc, comme Saint Mathurin, comme Sainte Elisabeth de Hongrie… il y a trois statuettes de Saint Antoine : l’une, la plus belle, en bois sculpté avec sa Bible, son bâton, son cochon, l’autre encore en bois peint, encore avec le bâton, le cochon et la clochette, la troisième, la plus petite, en pierre, avec son livre, son bâton, sa clochette et avec son cochon, (mais celui-ci sans tête.) Ce ne sont certes pas des chefs-d’œuvre, mais déjà le jeune Flaubert pouvait, devait les voir chaque jour et savait certainement ayant reçu une éducation catholique, que Saint Antoine, cénobite dans la Thébaïde en Egypte, et transformé en saint guérisseur par la foi populaire, était invoqué contre le « mal des ardents », contre le « feu de Saint Antoine » et en général surtout, contre les maladies de la peau, contre les maladies contagieuses et, depuis la Renaissance, contre le « morbus gallicus ». Nous savons — Flaubert s’en plaint souvent dans ses lettres intimes et même moins intimes — qu’il souffrait souvent, depuis sa jeunesse, de « clous », d’eczéma et d’autres maux cutanés, pour ne pas parler d’un mal encore plus grave et, porté par un courant de son temps et n’ayant jamais perdu une certaine foi, un certain « sentiment religieux » comme il l’appelle, on peut supposer que déjà enfant, il devait se sentir attiré vers Saint Antoine, sur les suggestions peut-être qu’il devait entendre, mi-sceptique, mi-hésitant, de la bouche du père Mignot ou de celle de la bonne Julie. Entraîné, ainsi dès sa jeunesse, par ce courant populaire, Flaubert a connu tout d’abord le Saint Antoine guérisseur de la superstition populaire ; le Saint Antoine guérisseur historique et visionnaire viendra plus tard s’y superposer, par suite de ses lectures, de ses expériences diverses, par son entrée dans la littérature.
Une fois mis en appétit profitant de mon séjour à Rouen, j’ai continué à chercher les traces du même Saint Antoine à Rouen, puisque Flaubert, comme il le dit, a trouvé le sujet de Saint Julien dans un vitrail de la cathédrale de Rouen, pourquoi n’aurait-il pu trouver celui de la Tentation dans une église, dans un musée, dans une collection de sa ville ? L’église Saint-Ouen, ancienne abbatiale bénédictine, dont les Rouennais semblent être presque plus fiers que de leur admirable cathédrale, devait posséder un vitrail de Saint Antoine, selon le grand ouvrage de Louis Réau (Iconographie de l’Art Chrétien, 3e volume), qui, après avoir esquissé l’histoire du culte de notre saint depuis le Moyen-Âge, énumère toutes ou presque toutes les images connues, tableaux ou vitraux, consacrés à St Antoine, à partir de Bosch, Grunewald, Schongauer, Teniers et d’autres peintres du Nord (il ne mentionne pas Brueghel) jusqu’aux grands Italiens comme Vivarini, Véronèse, Tintoret, et même Longhi. Comme vitrail il nomme celui de Chartres (la luxure) et celui de Saint-Ouen. On sait que cette dernière église est toujours en pleine reconstruction depuis les bombardements de Rouen en 1944 ; il est possible que, comme tant d’autres il ait été détruit. De toute façon, il existait encore tout au long du XIXe siècle, tout comme ce relief en marbre blanc qui se trouve aujourd’hui au Musée d’Antiquités, depuis au moins 1875, entré avec la collection de l’abbé Cochet. C’est un relief en marbre blanc, avec le « tau » et la clochette du saint, et entouré, en forme de cadre, d’une incrustation byzantine en mosaïque noire et or.
Loin de moi l’idée de vouloir promener Flaubert dans sa ville, obsédé de son saint favori et cherchant et trouvant un peu partout (selon M. Seznec, sur la cathédrale même), l’image en marbre, en pierre, en vitrail, en bois, ou sur toile de son obsession — mais malgré tant de recherches nouvelles psychologiques, esthétiques, historiques ou simplement littéraires, les chemins de la création, la genèse d’une œuvre d’art restent toujours tellement mystérieux que les moindres indices, les moindres détails méritent qu’on s’y arrête pour un moment.
J’ajoute que dans les comptes-rendus des expositions de tableaux à Rouen, on trouve mention plus d’une fois, aux environs de 1830-40, de tableaux représentant la Tentation de Saint-Antoine : le sujet était donc en l’air. J’ajoute encore que selon M. Dubuc qui accueille si aimablement à Rouen les flaubertistes du monde entier, il y a eu à Rouen, aux environs de la rue des Carmes, du XIVe au XVIIIe siècle, un hôpital dit de Saint-Antoine dont les moines et les ermites soignaient surtout les lépreux et que le culte de Saint-Antoine était très répandu, surtout en Haute-Normandie. J’arrive enfin à une coïncidence (je n’ose pas dire « découverte », ce terme étant trop ambitieux) : qu’à propos toujours de Saint Antoine j’ai trouvé également, à Rouen, au cours de mes lectures un peu hâtives dans la collection du Journal de Rouen, mise aimablement à ma disposition par M. Pierre-René Wolf, flaubertiste fervent dans ses loisirs, coïncidence qui justifierait comme un écho venu de loin, la tentative si hardie et si discutée de M. Maurice Béjart et ferait entrer le sujet même de Saint Antoine dans les préoccupations générales de la vie spirituelle au XIXe siècle et donnerait à la tentative si personnelle de Flaubert un sens en même temps plus historique.
Le 25 décembre 1832, le Journal de Rouen a reproduit un long feuilleton du Temps, grand journal parisien de l’époque de la plume de L.V. (probablement Loeve-Veimars), sur le nouveau ballet de l’Académie royale de Musique, la Tentation de Saint Antoine, ballet mêlé de chœurs en cinq actes, par Mill et Coraly. L’auteur de ce long feuilleton (en non moins que quatorze colonnes) traite son sujet très librement, sur le mode badin de l’époque, avec beaucoup de détours et d’allusions d’actualité, avant d’arriver à son sujet même. Au début de son article, il mentionne le chansonnier et vaudevilliste Collé (1709-83) oui a composé, selon lui, un pot pourri sur la Tentation de Saint Antoine, amusant, d’une joie bien franche, mais il ajoute aussitôt : « Pour ma part, je ne suis pas de ceux qui trouvent matière à rire et à danser dans la vie de Saint Antoine, et je n’ai jamais cru que ce grand solitaire fut un sujet comique … et j’ai peine à comprendre ce qui a valu cette popularité grotesque à l’homme le plus sérieux et le plus extraordinaire de son temps » (c’est moi, qui souligne). Avant d’entrer en matière, L.V. continue ainsi : « … l’Opéra eût peut-être essuyé quelque dommage et risqué quelque peu sa subvention, si… on nous l’eût présenté (Saint Antoine) dans la plus belle action de sa vie, quittant son monastère pour aller braver les officiers et les soldats à qui l’empereur avait livré la population d’Antioche… Mais les auteurs de ballet sont gens d’esprit ; ils ont imité Collé et gardé les idées sérieuses pour eux-mêmes ». Et après avoir fait mention du programme, qui contient le pot-pourri de Collé avec un couplet de Voltaire sur Saint Antoine, L.V. raconte, tableau par tableau, l’action du ballet autour de l’ermite.
A la fin de son compte-rendu, L.V. reconnaît qu’il s’agit ici d’une « œuvre immense, magnifique, et confuse », mais il reproche aux auteurs (sans les nommer) d’avoir été « ballotés entre Collé et Callot. Les deux gravures de Callot — continue L.V. — sont des œuvres de méditation et de génie, puisque Callot croyait à la haute vertu de Saint Antoine et à sa lutte de soixante-quinze ans avec l’enfer ; mécontent de lui-même, il recommença deux fois son travail sur un plan tout différent ce qui nous a valu deux chefs-d’œuvre. Pour terminer, il comble d’éloges les compositeurs Halévy et Casimir Gide, les six jeunes peintres des divers décors et Mlle Duvernay, première danseuse…
Je n’ai pu retrouver le programme du ballet « étonnant » et « épais comme un volume » selon le feuilletoniste du Temps — programme qu’il considère comme une mystification — faite au public par un de ces auteurs qui s’est déjà rendu coupable d’une spirituelle et célèbre plaisanterie de ce genre — mais, à la Bibliothèque de l’Arsenal, j’ai retrouvé une brochure plutôt mince qui contient le texte de La Tentation, ballet-opéra en cinq actes, représenté pour la première fois le 20 juin 1832 (Paris, Barba libraire, 1832). Ce texte ne parle que d’un ermite, sans nommer Saint Antoine et c’est la « Note de l’éditeur » qui nous apprend, à la fin de la brochure, qu’il s’agit bel et bien de Saint Antoine : « La légende, dit cette note, qui ne manque pas de poésie a été comme on sait, travestie en peinture et en chansons. On ne sera peut-être pas fâché de retrouver ici le pot-pourri de Collé, avec le couplet dont Voltaire l’a enrichi ».
Il s’agit dans ce « ballet-opéra » de la lutte entre les anges et les démons, entre Dieu et Astaroth pour l’âme d’un ermite qui vit dans le désert et que, par une série de tentations, les démons voudraient détourner de sa foi. Dans l’acte premier, l’ermite (qui est jeune et non pas « un froid vieillard ») reçoit dans sa solitude des pasteurs, des jeunes filles, des fiancés et, surtout, deux jeunes femmes : Héléna, une « coquette repentante » et Marie, une pèlerine égarée qui lui demande l’hospitalité. L’ermite qui « pleure sa jeunesse perdue et son isolement » s’enflamme pour la jeune pèlerine, mais d’un coup, il semble être mort, foudroyé par le ciel. Les anges et les démons luttent autour du cadavre, mais un rayon d’en-haut le ressuscite ; et comme Marie est toujours là, évanouie, il a peur de succomber et s’éloigne.
L’acte II se passe à l’intérieur d’un volcan. Astaroth veut se venger du ciel et réunit son armée de démons. Une fête infernale commence avec les sept péchés capitaux. Astaroth veut créer une belle femme pour séduire notre ermite : on apporte une chaudière et tous les démons y jettent quelque ingrédient, mais tout d’abord c’est un petit monstre qui sort du feu de la chaudière. On recommence la tentative et, à l’admiration de chacun, une belle femme « candide et virginale » sort d’entre les flammes : Miranda. L’acte se termine par une nouvelle bataille : l’ermite s’enfuit avec un ange.
L’acte III représente un grand parc en hiver, avec un vieux château sous la neige et une grande croix en face du château. L’ermite, fatigué, affamé, frappe à la porte du château, mais à la vue du châtelain, Astaroth, il s’enfuit. La nuit vient, les chasseurs rentrent des bois ; on prépare un grand repas dans le château illuminé, mais l’ermite n’aura rien à manger tant qu’il n’abattra pas la croix. Miranda seule a pitié de lui, mais les chasseurs-démons l’entraînent avec eux. Les anges détruisent le château et mènent l’ermite devant les tables restées miraculeusement servies, « au milieu d’une auréole resplendissante ».
Dans l’acte IV on voit un harem où parmi les favorites du sultan, on retrouve Héléna de l’acte premier, « pécheresse devenue dévote, de dévote redevenue pécheresse ». L’ermite paraît pour convertir les femmes, mais il semble céder à leur charme et se laisse habiller richement, sans sa croix. Miranda arrive et aussitôt elle devient la favorite du sultan. L’ermite jaloux se trahit, prêt à tuer le sultan avec le poignard qu’Astaroth lui mettra dans la main, mais lorsqu’on veut l’exécuter, Miranda se charge de tout : elle seule est coupable et court vers la mer suivie par l’ermite amoureux.
L’acte V représente de nouveau le désert de l’ermite vers le matin. Pendant que l’ermite est tourmenté par ses rêves, Miranda arrive et la jeune Marie l’initie dans la connaissance de Dieu. Sur l’ordre d’Astaroth les démons assaillent l’ermite effrayé, — « mille spectres divers — dit le texte du livret — figures horribles ou grotesques, tout ce qu’ont imaginé Callot, Teniers et Lepoittevin ». L’ermite perdra sa raison, vit et joue avec ses hôtes merveilleux, il poursuit les jolies diablesses, « c’est le vertige de la vie ascétique ». Puis sa folie devient plus sérieuse, il tue le sultan devient sultan lui-même, — mais Miranda arrive, lui jette la croix qu’elle avait reçue de Marie et l’ermite retrouve sa raison. Pendant qu’il court vers sa cabane en feu pour sauver Marie endormie, Miranda est tuée par Astaroth. A la fin, un dernier combat s’engage entre les anges et les démons, Astaroth sera vaincu et « l’on voit le saint entrer au ciel ».
Il n’y a certes aucun rapport direct entre ce « ballet théologique » et la Tentation de Flaubert. Celui-ci avait onze ans en 1832 et c’est tout au plus indirectement, de ses parents ou de ses amis adultes (comme Alfred Le Poittevin) qu’il pouvait entendre parler du spectacle ou du feuilleton du Journal de Rouen. Mais ce spectacle et ce feuilleton montrent d’une façon indiscutable que le sujet de Saint-Antoine n’était pas l’invention de Flaubert, que des peintres, des illustrateurs, des chorégraphes, des écrivains s’en étaient emparés tour à tour à l’époque même de Flaubert, et qu’ainsi la légende de l’ermite, celle du guérisseur et du visionnaire, puisait comme une vitalité nouvelle d’une part dans les croyances populaires, de l’autre dans le romantisme historique et surtout fantastique. Il ne s’agit donc pas de « sources », mais d’une ambiance générale, favorable à l’éclosion d’un chef-d’œuvre comme celui de Flaubert qui prendrait ainsi ses racines non pas dans tel ou tel tableau singulier, mais dans l’atmosphère autrement féconde des traditions folkloriques et des courants littéraires et artistiques de toute une époque. Ainsi l’œuvre de Flaubert aussi bien que, sur un autre plan, celle de Maurice Béjart baignent dans une lumière plus vive et reçoivent une perspective plus profonde : elles ne sont pas nées uniquement de l’imagination de leur auteur, mais aussi des idées et des sentiments de leurs contemporains — idées et sentiments auxquels ils ont donné une expression authentique.
Albert Gyergyai
(Budapest).