Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 33, page 27
Une lettre partiellement inédite de Gustave Flaubert à
Ernest Chesneau
La bibliothèque du Musée de Mariemont, en Belgique (1), possède une lettre autographe de Gustave Flaubert à Ernest Chesneau, son concitoyen rouennais (2). Grâce à l’obligeance de Madame G. Faider, Conservateur de ce Musée, à qui nous sommes heureux d’exprimer notre vive gratitude, nous pouvons aujourd’hui publier cette lettre en entier, rétablissant les passages omis lors d’une édition antérieure.
En voici le texte intégral :
Croisset, dimanche
Non ! mon cher ami, votre livre ne « contrarie en rien mes goûts » loin de là I J’ai même été ravi de voir ce que je sens, ce que je pense formulé d’une telle façon.
Votre morceau sur l’Ecole anglaise est à lui seul une œuvre. Et d’abord vous avez très bien signalé son trait saillant, l’absence de composition — (si vous aviez tenu à noircir du papier vous auriez pu faire un rapprochement entre la peinture et la littérature britannique) (sic).
Bien que j’ai lu l’ouvrage de Milsand voilà la première fois que je trouve enfin une définition nette du Préraphaélisme I
La manière dont l’Absolu et le (mot barré) contingent doivent être mêlés dans une œuvre d’art me semble indiquée nettement p. 62.
Je pense comme vous, « dès qu’il y a interprétation dans l’œuvre d’un peintre, l’artiste a beau s’en défendre, il (mot barré) fait fonction d’idéaliste » (94). Bref, on n’est idéal qu’à la condition d’être réel et on n’est vrai qu’à force de généraliser.
(Page deux)
Cette infime remarque vous prouvera que je vous ai lu attentivement. Aussi je sais (qu’) il y a une faute. « Les récits d’hist.romaine d’Augustin Thierry ». Vous avez voulu dire « les récits mérovingiens (souligné par Flaubert) d’A. Thierry. Les récits d’hist.romaine sont d’André Thierry. (mot raturé) Mais je ne suis nullement de vôtre (sic) opinion quand vous prétendez que « De Camps nous fit un Orient imaginaire ». Son Orient n’est pas plus imaginaire que celui de Lord Byron — ni par la brosse ni par la plume personne encore n’a dépassé ces deux -là comme vérité (souligné par Flaubert).
Vous m’avez souvent remis sous les yeux des tableaux que j’avais oubliés. La description des portraits de l’Empereur et de Me de Ganay sont (sic) des pages du meilleur style, achevées, excellentes. — Votre article sur l’art japonnais (sic) est d’un critique supérieur où l’on sent le Praticien sous l’esthéticien (pardon du mot) à preuve : vos observations sur les surfaces courbes, la perspective, etc. Cela est creusé. Vous êtes entré au cœur de l’art japonais il me semble.
Une chicane, cependant, êtes-vous (sic) bien sûr que ce soit « le rationalisme étroit et sec de la Chine » qui lui ait fait repousser toute tentative de Progrès, le rationalisme seul en est-il la cause ?
Je n’en sais rien.
(Page trois)
Du reste vous concluez fort bien, en montrant l’insanité des théories par l’exemple des deux écoles (sic) anglaise et belge arrivant à des résultats divers bien qu’elles soient parties du même principe (par. 990) (lecture conjecturale).
La limite (souligné par Flaubert) de la peinture (ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas) est (mot barré) montrée avec une évidence qui crève les yeux à propos d’un tableau de Pau (reste du nom indéchiffrable) et d’un autre de Comte. Enfin, je n’ose trop vous louer de vos idées parce que ce sont les miennes. Donc sur la Religion nous sommes d’accord.
Quant aux appréciations particulières (question de nerfs et de tempérament autant que de gout (sic) je vous trouve parfois un peu d’indulgence — comme pour mon ami H. Bellangé entr’autres (sic). Cela tient peut-être (sic) à ce que vous savez beaucoup et que vous êtes sensible à des mérites que je ne vois pas ? Cependant j’applaudis sans réserve à tout ce que vous dites sur Ingres et Flandrin (215), Gerome (221), le sculpteur italien Vela (378), bien d’autres encore ! et je vous remercie d’avoir rendu justice à Gustave Moreau — que beaucoup de nos amis n’ont pas selon moi suffisamment admiré (mais pourquoi dites-vous le (souligné par Flaubert) sphinx. C’est ici, la (mot souligné par Flaubert) sphinx. (Page quatre)
En résumé, mon cher Chesneau, votre livre m’a fait grand plaisir et je vous remercie de m’avoir (sic) envoyé. Je vous remercie également de l’aimable lettre qui l‘accompagnait. Mon nom répété (sic) deux fois dans votre volume m’a prouvé votre sympathie. Croyez bien à la mienne.
Je vous serre les deux mains et suis votre
Gust. Flaubert.
SI vous voyez les De Goncourt, priez-les donc de m’envoyer leur adresse.
Rappelez-moi au souvenir de votre patron.
Enfin, si cela n’est pas inconvenant, présentez tous mes respects à la Princesse.
Nous avons respecté l’ordonnance des alinéas, les fantaisies de la ponctuation et de l’orthographe de même que les ratures — peu nombreuses — qui parsèment les trois premières pages de cette lettre écrite voilà cent ans.
Jean-Marie Paisse,
Licencié en Philosophie
et Lettres (Lg)
D.E.S. de Philosophie (Sorbonne).
(1) Le Musée de Mariemont s’élève non loin de Morlanwelz, dans le Hainaut. Il se constitue des collections d’un mécène belge prestigieux, Raoul Warocqué. La bibliothèque de ce collectionneur, aussi averti qu’éclectique, se révèle d’une richesse tout à fait remarquable, encore accrue d’acquisitions récentes par les soins avisés du conservateur et de son bibliothécaire, M. Paul Culot. Une exposition, organisée du 6 mai au 31 octobre 1967 sous le titre « Trésors Inconnus du Musée de Mariemont _ Prestige de la Bibliothèque », en a offert au public les pièces les plus belles : manuscrits anciens, éditions originales, reliures précieuses, autographes célèbres.
(2) Elle fit partie des pièces proposées aux visiteurs de l’exposition dont nous venons de parler. Le catalogue, dû à la plume experte de M. Paul Culot, la présente ainsi : « Aut. 366/1 Flaubert Gustave (1821-1880), Lettre autographe signée à Ernest Chesneau, Croisset, dimanche (juin ou Juillet 1868), quatre pages, (20,7 x 13,6 cm).
Flaubert remercie son concitoyen rouennais pour l’envoi de son livre Peinture, sculpture. Les nations rivales dans l’art, paru en 1868, et commente de nombreux passages de l’ouvrage (n °62 du catalogue, page 34).
M. Paul Culot cite encore quelques phrases de Flaubert (entre autres, celle où il remercie son correspondant « d’avoir rendu Justice à Gustave Moreau ») et signale que cette lettre a été publiée, mais en partie seulement, dans les Œuvres Complètes de Gustave Flaubert, Correspondance. Nouvelle Edition, Paris, 1929, tome V, 972. Il remarque notamment l’absence du post-scriptum.