Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 34, page 5
Louis Bouilhet
Le poète, l’auteur dramatique, l’ami
Il y aura cent ans l’année prochaine que mourut Bouilhet, cent ans aussi que parut l’Éducation Sentimentale ; ce double anniversaire sera célébré par un colloque international à Rouen, mais nous avons tenu à le préparer en consacrant cette causerie de Croisset à Louis Bouilhet, poète maintenant bien oublié et auteur dramatique plus oublié encore. Nous l’imaginons plus que comme une ombre de Flaubert. Cet homme qui avait avec Flaubert une ressemblance physique si frappante que l’on confondit longtemps les portraits de l’un avec ceux de l’autre. Ombre, où l’évoquer mieux que dans cette propriété de Croisset où il vint rejoindre Flaubert chaque semaine, de 1846 à 1853, hormis les mois du voyage en Orient ? Où le retrouver mieux que dans ce cabinet de travail encore intact, qui entendit Flaubert lire à Bouilhet la première Tentation de Saint-Antoine, et Madame Bovary au fur et à mesure de sa composition ?
Mais ombre, le fut-il vraiment aux yeux de Flaubert et de ses contemporains ? il s’en faut : et si Flaubert disant sur la tombe de son ami qu’il avait perdu « son maître », pourrait nous sembler emporté par une amitié généreuse, les témoignages que nous donnent les lettres des érudits et notables rouennais déposés à la Bibliothèque ne sauraient nous tromper : ces lettres montrent qu’au siècle dernier, Louis Bouilhet put sembler un grand écrivain, plus grand que Flaubert même. Nous sommes amenés, pour parler de Bouilhet, à renverser des valeurs qui semblent acquises, et à considérer, comme le dit très justement Maurice Nadeau, que dans le couple amical formé par Flaubert et Bouilhet, ce dernier eut souvent voix prépondérante, qu’il infléchit sans doute son œuvre et sa culture. Peut-être aussi serons-nous conduits à donner à Louis Bouilhet une place plus importante que celle qu’il occupe en ce moment dans notre littérature. Il y a tantôt cinquante ans que les études de René Descharmes et de l’abbé Letellier parurent à son propos ; depuis, tous les éminents flaubertistes, de René Dumesnil à Jean Pommier et à Marie-Jeanne Durry, ont évoqué son nom. Mais il n’a jamais été considéré en lui-même. Or, s’il ne peut être question de le mettre parmi les plus grands, il y a, je crois, injustice à ignorer sa personnalité. Bouilhet a ouvert des chemins à la poésie de son temps, et même il a eu des intuitions qui sont restées jusqu’à aujourd’hui non réalisées. A vrai dire, son influence sur Flaubert ne s’expliquerait pas si Bouilhet n’avait eu en lui une force qui en imposait sur le moment.
Comment la définir ? Curiosité d’esprit tout d’abord, et qui va jusqu’à heurter ce qui est reçu en morale et en littérature dans le milieu où il est né. Cette révolte vient peu à peu ; elle a déjà porté ses fruits lorsque naît l’amitié entre Flaubert et Bouilhet. Fruits cachés il est vrai : pauvreté, crainte de peiner son entourage de Cany, manque d’ouvertures dans le monde littéraire, tout cela fait que notre écrivain garde pour ses cahiers les témoignages d’une évolution très rapide. Il a de qui tenir : ni son père, ni son grand-père maternel n avaient eu une vie indifférente. Un père valétudinaire, que Louis a peu connu et peu aimé, semble-t-il, alors que cet ancien chirurgien de la Grande Armée tenait sur son fils une chronique touchante : « Le dimanche 27 mai 1821 à cinq heures un quart de I’après-midi, pendant les vêpres et par un beau temps, Louis est venu au monde », y lisons-nous, et ce sont les détails de sa croissance, ses rhumes sa première dent… Le père de Bouilhet écrivit des poèmes, des souvenirs de la campagne de Russie. Il n’était que depuis 1815 fixé à Cany, dans ce pays de Caux dont son fils devait célébrer les eaux et les prairies. Originaire du Gers il épousait en 1819 la fille d’un ancien avocat né à Pau. Le grand-père Hourcastrémé, lui, devait jouer un grand rôle dans la vie affective de l’enfant ; il avait jeté aux orties la robe d’avocat pour être journaliste, auteur dramatique sans succès et quitter Paris où il était « monté » courir sa chance pour exercer durant la révolution la charge de commissaire de la Marine au Havre ; désormais fixé en Normandie, il se faisait maître de pension à Cany. Le jeune Bouilhet l’a connu, retiré de l’enseignement, soignant ses tulipes, ayant conservé son costume du 18e siècle, culotte et bas, et quelque chose aussi de la pensée des philosophes. Il était sceptique, et intéressé par toute chose : ses œuvres vont de l’argument de ballet à la solution d’un problème de physique, des mathématiques à la poésie. Un fieffé original, en somme, pour ce petit bourg ensommeillé ; Bouilhet lui doit peut-être l’étendue de ses curiosités. Mais il devait mourir en 1831, et le père l’année suivante. Celui-ci gagnait mal sa vie comme adjoint au régisseur du château, qui était le parrain de Louis ; il se consolait aisément, ses mémoires nous l’attestent, de devoir une bonne part de l’argent familial à la mère de Louis, qui tenait pension de jeunes filles dans le bourg.
A onze ans, Louis voit donc son entourage se restreindre à sa mère, et à ses deux sœurs, qui ont neuf et deux ans. La protection de la famille de Beaumont-Luxembourg lui permet de faire ses études dans la pension d’un M. Jourdain, qui, d’abord située à Ingouville, se transporte à Rouen, rue Etoupée, tout à point pour que Louis entre comme élève au Collège Royal — aujourd’hui lycée Corneille. Il y est en 1836 le condisciple de Flaubert, en quatrième, mais la liaison ne se fait pas alors entre eux : Flaubert est autrement dégourdi que Louis, et il est le centre d’un petit groupe d’« enragés » qui doit faire peur au pieux adolescent qu’est alors Bouilhet. Pieux, et royaliste, comme sa mère, comme ses sœurs dont la dévotion tournera peu à peu en bigoterie, comme enfin ces Beaumont-Luxembourg qui le protègent. Cela ne dure pas. En 1838, Louis s’émancipe : il lit Notre-Dame de Paris, les Orientales, Walter Scott, il va au théâtre, s’enchante d’un mélodrame place du Vieux-Marché, et fait si bien qu’il est renvoyé de la pension Jourdain pour aller dans une pension concurrente, la pension Lévy. Nous sourions, mais pour le Rouen d’alors, Victor Hugo et Scott étaient des nouveautés corrosives. Le chemin de fer ne devait être inauguré vers Paris qu’en 1843. Tout venait lentement, et Flaubert s’en est souvenu au début de Madame Bovary.
La transformation de Louis est rapide. Alors qu’en rhétorique il rime encore des vers pour sa petite sœur, le voici en 1840, l’année de son baccalauréat, devenu antiroyaliste et humanitaire. Dans le poème Une nuit de Louis XIV, il imagine le Grand Roi en proie à une vision : le peuple murmure en demandant du pain, la liberté se lève sur Paris, Louis XVI est guillotiné. Les nobles du Louvre crient : « Anathèmes sur celui qui voulut régner comme Dieu même ».
A l’aurore, le réveil de Louis XIV est terrible. Tout le jour il est soucieux
« Et peuple, liberté, tolérance, devoir,
II pesa tout, longtemps, dans son âme …et, le soir.
Il révoqua l’édit de Nantes ! »
Cette diatribe contre le despotisme est assortie d’un appel à l’action du poète, dans une pièce intitulée Mission :
« Pour se faire entendre des hommes
La lyre en ce siècle où nous sommes
Doit porter des cordes d’airain ».
Devenu étudiant en médecine, Louis, ses lettres à sa mère nous le prouvent, est opprimé par la pauvreté. Il donne des répétitions à la pension Lévy et à la pension Deshayes tout en poursuivant ses études, « affairé, dormant peu », et les visions de l’amphithéâtre le rendent sceptique, de déiste qu’il était encore. En 1841, méditant sur « l’homme », il écrit :
« Où va-t-il ? D’où vient-il ? — nul ne le sait …mystère ! »
Dès l’année précédente il avait attaqué le pouvoir pontifical :
« Frappe l’apôtre enflé d’un encens adultère
Qui rougit de la crèche et qui règne au Calvaire. »
Désormais, il estime que la croix opprime le monde, il écrit contre les prêtres et
les jésuites, et rien dans son œuvre ne témoigne d’une quelconque croyance.
Voilà ce que nous trouvons dans les premiers recueils, restés inédits, de Bouilhet : Les Feuilles mortes, les Voix du Siècle. Oh ! je passe sur beaucoup de lieux communs, une amourette manquée, des désirs de suicide, des odes aux cendres de Napoléon, enfin l’attirail, le tout-venant de la poésie du temps. Ce qui importe, c’est une maturation brusque qui oppose secrètement Bouilhet à son milieu ; et qui ne donne pas à Bouilhet tout à fait la même voix que ses grands aînés romantiques. Certes, ce n’est pas l’idée de la mission du poète qui fait Bouilhet différent d’eux. Mais c’est une amertume plus grande et qui se traduit très tôt par un mouvement contraire à l’idée même de mission : un mouvement vers l’Antiquité classique. Le poème Neala, genre antique, est de 1842 ; Tullia, de 1845. Dès cette époque combattent en Bouilhet le désir de l’engagement et celui du repli, par dégoût, vers une époque lointaine et idéalisée. Pourquoi ce repli ? C’est qu’il n’est pas soutenu par l’évangélisme vague de ses aînés, et c’est qu’il est meilleur latiniste que beaucoup d’entre eux, élevés dans les collèges un peu négligés de l’Empire où le bruit du tambour couvrait les déclinaisons. Bref, il appartient à cette génération des Louis Ménard, des Bouville, des Leconte de Lisle, qui, après avoir nourri des espérances politiques, se replieront dans l’évocation du passé non par indifférence, mais par amertume. N’est-il pas remarquable de constater chez un jeune provincial, à l’écart de tout milieu littéraire, la prémonition de ce qui fera le Parnasse ?
Bouilhet ne se révolte pas seulement en paroles : il prend la tête d’une petite rébellion des internes de l’Hôtel-Dieu de Rouen, qui demandaient du vin au repas et la permission de découcher les nuits qu’ils n’étaient point de garde. Le 23 août 1843, pour ces motifs, l’administration le révoqua ainsi que trois de ses camarades, et il prit le parti de vivre de répétitions de latin, se fixant à l’hôtel des Trois Maures, rue Beauvoisine. On devine quelle dut être la déception de la mère de Bouilhet, à laquelle, d’ailleurs, l’évolution intellectuelle de son fils n’avait pas pu échapper tout à fait : personne n’y était moins préparé qu’elle, autour de petits poèmes pieux ou sentimentaux qu’elle eut le bon goût de ne pas éditer, et le mauvais goût de copier dans un petit cahier blanc sous le titre Les Fugitives de Clarisse.
Le jeune homme qui se lie avec Flaubert en 1846, après la mort du père de Flaubert (« mort du père Flaubert ma liaison avec Gustave ») n’est donc pas le premier venu : il s’est déjà exercé à la poésie, il a des intuitions originales. Et, comme Flaubert, il souffre d’un grand vide sentimental : ses amis se sont éloignés de lui, Félix Peillon pour étudier à Paris, Pascal Mulot pour gagner sa vie en d’obscures affaires à Rouen. Un cercle littéraire s’est désagrégé ; un autre se reforme entre Flaubert, Maxime du Camp et Bouilhet. Celui-ci travaille huit heures par jour à ses répétitions ; il écrit le soir, et, chaque samedi, il se rend à Croisset. Quand il le peut, il voyage en Normandie avec les deux amis ; en 1847, ils entreprennent une tragédie parodique intitulée Jenner et la vaccine, où les souvenirs du carabin doivent tenir leur place. La même année, il entreprend Melaenis, conte romain, qu’il mettra trois ans à finir, cependant que Flaubert commence la Tentation de saint Antoine. On le voit, les deux amis travaillent parallèlement, collaborent, se critiquent mais gardent leur autonomie. Et dans son fort intéressant cahier d’Impressions philosophiques, Bouilhet formule cette définition de la poésie qui fait bien pressentir le Parnasse : « Du choc des deux littératures, classique et romantique, une troisième va jaillir — qui devra à l’une et à l’autre, et qui pourtant sera elle … loin de repousser la science, comme incompatible avec elle, elle s’associera avec toutes ses découvertes ». Le Parnasse, ai-je dit, mais un Parnasse cette fois scientifique, dont Bouilhet sera le promoteur avec les Fossiles.
Il faut tout d’abord qu’il passe par l’action politique et le dégoût de cette action : car là encore, il est tout différent de Flaubert qui méprise systématiquement la politique. En 1848, le voici candidat à la députation, à Rouen ; j’ai trouvé sa profession de foi aux électeurs à la bibliothèque de Chantilly, et elle ne manque pas de sel pour nous, cette proclamation de celui qui se disait « candidat spécial de l’enseignement », demandait la liberté de l’enseignement, la revalorisation de la profession et, naturellement, l’expulsion des Jésuites. Mais Bouilhet se désiste au moment des élections, comme on le voit aux Archives départementales : effarouchement peut-être des journées de juin, de la répression si dure à Rouen, comme à Paris où Du Camp avait été blessé du côté des forces de l’ordre. Toujours est-il que désormais, il se refuse à toute action politique, à toute poésie politique aussi. Réaction bien parnassienne, qu’il exprime nettement dans une lettre à Louise Colet : « Vous êtes trop républicaine — j’ai le droit de vous le dire — l’ayant été autant que vous, vous vous êtes trouvée jeune, dans un monde que j’ai aimé, et que je renie de toutes les forces de mon âme ». Dans les lettres de Bouilhet, pas plus que dans celles de Flaubert, l’on ne trouve d’allusions — sauf brèves et dédaigneuses — au coup d’Etat de 1851 ni au régime du Second Empire. Revenu de la politique, il fonde une institution. Elle est annoncée, non sans un certain sens de la réclame, par le Mémorial de Rouen du 17 avril 1849 :
« Il vient de se créer à Rouen une institution que, dans l’intérêt des familles, nous croyons devoir signaler. Quatre des anciens élèves les plus distingués de notre collège, devenus depuis des professeurs habiles, se sont entendus pour former une institution préparatoire au baccalauréat-ès-lettres. Depuis longues années, le monopole de ce genre d’institution était resté à Paris, nous voyons avec plaisir qu’il arrive enfin à notre département. Par là, les familles éviteront des frais de déplacement, de séjour à Paris pour leurs enfants, dont elles sont ainsi forcées de se séparer, non sans de grands inconvénients.
Les professeurs sont MM. Bouilhet, Emonin, Vieillot et Vincent. Ils se sont partagé les diverses parties du programme universitaire, et prennent l’engagement d’amener les élèves au point de subir heureusement les épreuves, dans l’intervalle d’une session à l’autre. Le siège de l’institution est fixé dans la pension de M. Carel, et les conditions présentent toutes les garanties possibles et même les avantages de prix très modestes.
Rouen a été privé de sa commission de baccalauréat, et l’on ne prévoit pas malheureusement l’époque où cette injustice sera réparée ; mais les élèves, en suivant les cours que nous annonçons, auront au moins l’avantage de se trouver tout prêts pour les époques des sessions. Nous souhaitons donc à cette entreprise tout le succès qu’elle mérite et dont ses fondateurs sont dignes. »
Bouilhet fait pour des contingences politiques : il en souffre pourtant dans son œuvre, car Melaenis, fruit du travail de trois ans, Melaenis revue et appréciée par Flaubert, paraît presque inaperçue dans la Revue de Paris : on est à la veille du Coup d’Etat. Ce poème est pourtant typique. Aucun peut-être ne marque mieux le passage entre romantisme et Parnasse : romantique la strophe de six vers à rimes triplées, romantique l’argument de mélodrame qui nous fait passer de la cour de l’empereur Commode aux bouges de Suburre, romantique enfin le contraste incessant du bouffon au sérieux. Mais quand Sainte-Beuve accusa Bouilhet, dans un article qui mit Flaubert en fureur, d’avoir « ramassé les bouts de cigare d’Alfred de Musset », il passait à côté de la véritable originalité de l’œuvre : chacune des descriptions, taverne, fête, scène de magie, est une reconstitution colorée et authentique ; Delacroix en fut un lecteur enthousiaste. Et, introduit par Louise Colet dans le monde littéraire parisien, Bouilhet prit figure d’initiateur et de maître ; un inconnu lui fut présenté en 1853 et devint son ami : il s’appelait Leconte de Lisle. Deschamps, Vacquerie, Hugo, Musset, Vigny apprécièrent le poète. En 1852, il publiait Les Rois du Monde, où il montrait la mort victorieuse de toute grandeur ; en 1854, Les Fossiles, œuvre décidément puissante par la conception : c’est le De Natura Rerum de Bouilhet, qui d’ailleurs imita Lucrèce en maints endroits et ne s’en cacha point. Il y reconstitue l’histoire entière de notre planète, depuis l’union de ses atomes jusqu’à la race plus parfaite qui succédera aux hommes et sera elle-même dépassée par d’autres. Si la description des monstres paléontologiques est pénible, car Bouilhet, héritier en cela du 18e siècle, se refuse à les nommer de leurs noms scientifiques et se livre à de véritables jongleries de métaphores, il y a au contraire de la noblesse et un véritable souffle épique dans son évocation de l’être qui viendra après les hommes.
« Ne les méprise pas ! Les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés :
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras, comme nous, des bras désespérés.
*
Ne les méprise pas ! Tu connaîtras toi-même
Sous ce soleil plus large étalé dans tes cieux
Ce qu’il faut de douleur pour crier un blasphème
Et ce qu’il faut d’amour pour pardonner aux dieux !
Tu n’es pas le dernier ! D’autres viennent encore
Qui te succéderont dans l’immense avenir ! !
Toujours, sur les tombeaux, se lèvera l’aurore,
Jusqu’au temps inconnu qui ne doit pas finir.
Et quand tu tomberas sous le poids des années
L’être renouvelé par l’implacable loi
Prêt à partir lui-même au vent des destinées
Se dressera plus fort et plus brillant que toi ! »
Oui, Bouilhet eut le sens du passager, de l’angoisse cosmique, et en cela fut un précurseur plus grand que Sully-Prudhomme, inspiré lui aussi par la science quelques années plus tard : il présage ce sentiment fin de siècle qu’un Barrès, un France, un Wells ont exprimé. Les uns s’inspirant de Darwin, Bouilhet croit en Cuvier : n’importe, si les accents sont les mêmes. Et tout aussi bien que son contemporain Louis Ménard, Bouilhet sut dire le crépuscule des Dieux — que connaîtrait, disait-il, le Christ lui-même :
« Tu connaîtras aussi, ployé sous l’anathème,
La désaffection des peuples et des rois,
Si pauvre et si proche que tu n’auras plus même
Pour t’y coucher en paix, la largeur de ta croix.
Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une tombe
Ta porte n’ouvre plus sur ce vaste Avenir. »
Songeons qu’au temps où Louis Bouilhet écrivait ces vers, Flaubert était un inconnu, qui avait en 1851 renoncé à poursuivre sa première Tentation de Saint-Antoine sur l’avis de Du Camp et de Bouilhet, et qui, depuis cette année-là peinait sur Madame Bovary dont il lisait chaque semaine de nouvelles pages à Bouilhet : tout nous prouve que Flaubert le considérait comme un grand écrivain et qu’il tenait le plus grand compte de ses remarques. J’ai dit ailleurs quelle amitié les liait, amitié plus forte que la liaison entre Flaubert et Louise Colet : cette femme sensible, un peu grasse à notre goût, mais sculpturale au goût des contemporains ; elle était poète. C’est Louise qui lança Bouilhet, c’est Bouilhet qui corrigea avec Flaubert, à Croisset, les poèmes de la Muse, la Paysanne, la Servante, l’Acropole d’Athènes ; c’est chez Louise que Bouilhet connut Edma des Genettes qui allait être un temps sa maîtresse. Louise enfin chercha un logement pour Bouilhet lorsqu’il s’installa à Paris en 1853. Mais la rupture entre Louise et Flaubert fut aussi rupture entre Louise et Bouilhet « Du moment que ton avenir est en jeu, avait écrit Bouilhet à Flaubert, je saute par-dessus les convenances, je ne veux pas qu’on touche à ça ». Et Flaubert de son côté n’hésita pas à laisser en plan Madame Bovary pour aller surveiller en 1856, à l’Odéon, les répétitions du drame que Bouilhet avait enfin fait recevoir : Madame de Montarcy, qui fut un triomphe. 78 représentations, une délégation de Rouennais venus applaudir leur compatriote. Ce drame ne vaut pas le diable, disons-le : c’est du mauvais Hugo, tout comme Hélène Peyron et Faustine qui suivirent.
Peut-être est-ce au succès de ce détestable théâtre que nous devons imputer l’arrêt presque total de la production poétique de Bouilhet, au moment où il parvenait enfin avec les Fossiles, à une poésie vraie. Peut-être, mais ce n’est pas sûr. Il y a quelque chose de noué, d’arrêté au départ chez Bouilhet. Trop superstitieux d’une forme classique en un temps de renouvellement, dira-t-on. Mais cette explication ne suffit pas non plus, et il faut songer à la sinistre prédiction de Flaubert écrivant à Louise Colet en 1846 que la gêne empêcherait le poète Bouilhet d’être lui-même. Gêne matérielle, qui ne cessa qu’en 1867, deux ans avant sa mort, quand il fut nommé conservateur de la bibliothèque de Rouen ; gêne morale qui l’empêche de s’acclimater à Paris, à ses salons, aux petitesses littéraires, au point qu’il s’installe à Mantes en 1857 ; gêne psychologique enfin : Bouilhet fait scandale à Cany avec Melaenis qu’on juge indécente, il vit maritalement avec Léonie Leparfait, autre source de scandale. Et de ce scandale, il souffre : sa mère le juge perdu, et la famille Beaumont-Luxembourg proclame qu’elle a entretenu un ingrat. C’est à cause de toutes ces gênes que Bouilhet ne réussit point à se réaliser comme artiste : on ne peut s’empêcher de penser à un projet de drame qu’on lit dans un de ses premiers cahiers, vers 1839 : il mettait en scène un serf du Moyen-Age, fort et courageux, brûlant de combattre, mais ne parvenant jamais à surmonter son esclavage. C’est peut-être son portrait que Bouilhet a fait là.
Il n’en reste pas moins qu’il a ouvert des voies ; l’une d’elles, même, est demeurée infrayée jusqu’à ce jour : c’est celle de la poésie chinoise, c’est à dire reprenant à la Chine ce qu’elle peut nous donner profondément, par sa civilisation, son art. D’où vint à Bouilhet cet amour de la Chine ? Une tradition de la famille Gautier veut que ce soit le bon Théo, aux multiples savoirs, qui l’ait inspiré à Bouilhet quand Flaubert lui présenta son ami en 1848. Il est certain que la première pièce chinoise de Bouilhet, Tou-Tsong, date de cette année-là. Puis ce sont quatre cahiers entiers couverts de caractères chinois, des notes prises dans les ouvrages du sinologue Rémusat ; d’autres poèmes et un Conte Chinois que Bouilhet poursuivit depuis 1851 jusqu’en janvier 1863, restituant milieux et légendes avec délicatesse. Comme tout cela est plus senti, plus travaillé que les chinoiseries de Judith Gautier ! Pourtant, une fois de plus, cela ne forme pas un ensemble. Les intuitions de Bouilhet ne se réalisent jamais tout à fait. Il n’en reste pas moins qu’elles sont intéressantes, prophétiques quelquefois. A cause de sa personnalité, il nous a semblé bon de l’évoquer. En retrait sans doute par rapport à la grande figure de Flaubert : mais, en retrait, il voulut l’être au point de décliner systématiquement les honneurs, refusant par exemple, à son ami Jean Clogenson qui l’en pressait, de faire partie de l’Académie de Rouen. Rendons-lui pourtant sa place, qui n’est pas nulle. Flaubert le savait : il édita les Poésies posthumes de son ami et il eut à son sujet une mémorable altercation avec le Conseil Municipal de Rouen. Lequel d’ailleurs devait autoriser l’érection d’un buste du poète surmontant une fontaine. Ce buste se trouve encore à l’angle de la Bibliothèque, vers la rue Thiers. Mais ce n’est pas là, je crois, qu’on évoque le mieux Bouilhet. L’image finale que je voudrais donner de lui, c’est celle qu’il donne dans une lettre à Louise Colet : « Nous nous trempons toute la journée dans ces conversations saines qui développent et fortifient — puis la nuit, depuis qu’il fait beau — nous allons voir trembler la lune sur la Seine. Nous avons de grandes chemises nubiennes, nous sommes blancs comme des fantômes, et calmes comme des Dieux ».
M.Cl. Bancquart
Croisset (mai 1968)