Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 34, page 11
Les adjectifs-clefs de Madame Bovary (II)
La couleur
[Les exemples tirés de Madame Bovary sont pris des Éditions Garnier Frères de 1961.
Vous pouvez rechercher les passages cités dans l’édition numérisée de Madame Bovary]
Dans son article, « Flaubert Coloriste », Pierre Monnier affirme que la correspondance de Flaubert trahit, des pages de jeunesse aux dernières lettres, un tempérament de coloriste dans la primitive et véritable acception du mot : « J’aime les couleurs avant tout. » « Toutes les couleurs sont belles, il s’agit de les peindre. » « Je rêve de tous les tintamarres de la couleur. » (14)
Pourtant, si Flaubert s’intéresse à toutes les couleurs — ce qui se voit par une fréquence d’emploi de couleur qui est plus élevée (15) et par une gamme de couleurs qui est plus étendue et plus variée que chez les écrivains qui l’ont précédé (voir table III) — celles qui sont les plus caractéristiques du texte : noir, pâle et blanc ne sont pas celles d’un coloriste. Elles représentent plutôt un manque de couleur et paraissent froides et ternes Même avec les adjectifs plus colorés, Flaubert, fidèle à son idée de rendre un ton couleur de moisissure, parvient à développer le ton morne et sombre du roman.
Les couleurs représentatives de moisissure et de pourriture sont apparentes dans plusieurs des patterns sémantiques formés par les adjectifs de couleur. Ces patterns aident à la création d’une atmosphère dans laquelle une certaine décadence ou dégénérescence imprègne l’air tandis que d’autres patterns soutiennent ce ton triste et oppressif décrit dans la première partie.
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TABLE III
Adjectifs de couleur
Madame Bovary |
Le Père Goriot |
Le Rouge et le Noir |
||
Fréquence normale |
Fréq. rel |
Fréq. Abs. |
Fréq. Abs |
|
noir | 24 | 81 | 15 | 41 |
pâle | 8 | 36 | 7 | 22 |
blême | 9 | 3 | 2 | 0 |
blafard | — | 2 | 2 | 0 |
blanc | 25 | 72 | 34 | 22 |
blanchâtre | — | 7 | 0 | 0 |
blanchi | — | 1 | 0 | 1 |
vert | 7 | 31 | 8 | 6 |
verdâtre | — | 2 | 1 | 1 |
Vert-pomme | — | 1 | 0 | 0 |
jaune | 4 | 22 | 9 | 1 |
jaunâtre | — | 1 | 0 | 0 |
jauni | — | 0 | 0 | 1 |
bleu | 14 | 47 | 9 | 8 |
bleuâtre | 1 | 4 | 1 | 2 |
Bleu-barbeau | — | 0 | 2 | 0 |
rouge | 15 | 40 | 12 | 11 |
rougeaud | — | 1 | 0 | 0 |
rougi | — | 2 | 0 | 0 |
rougissant | — | 0 | 0 | 2 |
brun | 3 | 15 | 2 | 0 |
bruni | — | 1 | 0 | 0 |
gris | 7 | 17 | 5 | 3 |
grisonnant | — | 1 | 0 | 1 |
rose | — | 13 | 4 | 1 |
blond | 5 | 12 | 3 | 4 |
doré | — | 6 | 6 | 10 |
rosé | — | 3 | 2 | 0 |
châtain | — | 2 | 0 | 1 |
vermeil | — | 2 | 0 | 0 |
violet | — | 2 | 0 | 2 |
argenté | — | 1 | 1 | 0 |
cerise | — | 1 | 0 | 0 |
cramoisi | — | 1 | 0 | 2 |
fauve | — | 1 | 2 | 0 |
grenat | — | 1 | 0 | 0 |
pourpre | 11 | 1 | 0 | 1 |
roussâtre | — | 1 | 1 | 2 |
prunelle | — | 1 | 0 | 0 |
roux | 14 | 0 | 1 | 0 |
TOTAL | 147 | 435 | 129 | 144 |
Naaman a écrit que, dans les œuvres de Flaubert « le noir… symbolise le clergé, la distinction et le deuil… » (p. 349). Nul doute que le noir a toujours été un symbole de la mort et du deuil, et le clergé, en effet s’habille de noir, bien qu’il y ait peu d’allusion à ce fait dans Madame Bovary ; cependant, si l’adjectif noir, comme symbole de distinction, parait dans le texte, son emploi est toujours ironique, caractérisant l’individu comme prétentieux. Les personnages du roman qui portent le noir s’efforcent de paraître distingués, quoique leur provincialisme, tel que le décrit Flaubert, les empêche d’acquérir une véritable distinction.
L’habit noir, porté par toute personne d’importance, représente la quintessence de la distinction. Il est intéressant de noter la définition qu’en donne Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues :
« Il faut dire frac, excepté dans le proverbe « l’habit ne fait pas le moine », auquel cas il faut dire froc. En province est le dernier terme de la cérémonie et du dérangement. »
Par exemple, les dignitaires officiels aux Comices Agricoles, qui sont représentatifs des bureaucrates bourgeois, sont vêtus de noir :
« intérieurement effarouchée… par les messieurs en habit noir… elle [la vieille domestique] demeurait tout immobile,… » (p. 141)
Et Homais, ce petit bourgeois si pompeux et méprisable, porte aussi l’habit noir :
« Il avait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor et, par extraordinaire, un chapeau — un chapeau bas de forme, » (p. 124)
« le pharmacien s’éloigna… emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basque de son habit noir… ». (p. 126)
Flaubert décrit, avec une douce ironie, Charles et M. Rouault, tous deux habillés en noir :
« c’était une surprise sentimentale qu’il [Charles] réservait à sa femme, une attention fine, son portrait en habit noir. » (p. 109)
[Au mariage d’Emma] « Le père Rouault… les parements de son habit noir lui couvrant les mains jusqu’aux ongles, donnait le bras à Mme Bovary mère. » (p. 26)
Le comble de l’ironie, une indication, sans aucun doute, des sentiments de Flaubert concernant le bourgeois qui porte l’habit noir, peut se voir dans sa description de l’instrument du joueur d’orgue de barbarie :
« Sur l’orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens, en jaquette, singes en habit noir [italiques ajoutés] tournaient, tournaient… » (p. 61)
Outre cette association avec la prétention, le noir, même de nos jours et surtout en province, est aussi la couleur préférée des gens âgés, de ceux qui, au déclin de leur vie, se sont plus ou moins retirés du monde. Par exemple, le beau-père du marquis de la Vaubeyssard « portait une petite queue enroulée d’un ruban noir » (p. 46). Et Emma et Léon, durant leur promenade en coche à travers les rues de Rouen, passent « derrière l’hôpital, ou des vieillards en veste noire se promènent au soleil. » (p. 228) La première femme de Charles, qui était plus âgée que lui, le paraît non seulement par ses actions et ses traits, mais par sa tenue : « elle portait en toute saison un petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates » (p.18).
Enfin, le noir, comme nous le savons tous, est associé aussi avec la mort et le deuil, et ainsi son emploi peut donner à la description un ton sombre et mélancolique :
« Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire… » (p. 115)
« Des massifs d’ombre, çà et là, se bombaient dans l’obscurité, et parfois, frissonnant tous d’un seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient, comme d’immenses vagues noires qui se fussent avancées pour les recouvrir. » (p. 158)
Il va de soi que l’adjectif « noir » n’évoque pas une atmosphère lugubre toutes les fois qu’il paraît. L’auteur l’emploie simplement pour décrire la couleur des yeux d’Emma (pp. 78, 121), de ses cheveux (p. 15), des poutres (p. 66), etc. Cependant, les patterns sémantiques principaux de noir sont associés avec la prétention, la stérilité de la vieillesse, et la mélancolie de la nuit complète.
Par sa définition même, « pâle » évoque une existence terne et dépourvue d’intérêt. Bien que ce terme n’indique pas en lui-même une couleur, quand il caractérise une personne, il a, d’habitude, le sens de blanc — d’une blancheur maladive. Des deux patterns principaux, celui qui caractérise le teint d’un visage comprend 40 % des exemples :
« [Hippolyte] était là geignant sous ses grosses couvertures, pâle, la barbe longue… » (p. 167)
« ses genoux chancelèrent, il [Justin] devint pâle ». (p. 120)
« Bovary [Charles] devint pâle à s’évanouir ». (p. 167)
Dans l’autre pattern, pâle modifie une couleur, e.g., « Elle [Emma] avait une robe de safran pâle… » (p. 47). Cependant, dans la plupart des cas la couleur n’est pas mentionnée, bien que sous-entendue :
« Cette lueur d’incendie qui empourprai t son ciel pâle, se couvrit de plus d’ombre et s’effaça par degrés » (p. 116)
« Il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l’encre » (p. 190)
Ou bien, il n’y a qu’une vague indication de couleur :
« Les cristaux à facettes,… se renvoyaient des rayons pâles. » (p. 45)
« Sa capote qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau » (p. 127)
« Des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramides au pied des statues pâles… » (p. 183)
Ou bien, elle n’est pas mentionnée et il n’y a aucune indication de couleur :
« Léon trouva dans sa chambre un tapis de velours et de laine avec feuillages sur fond pâle. » (p. 153)
« La maison… dont les deux girouettes à queue-d’aronde se découpaient en noir sur le crépuscule pâle. » (p. 153)
En général, quel que soit le nom que pâle caractérise, son effet est d’établir un ton qui correspond à ce que Flaubert qualifie de « ce rare idéal des existences pâles » (Madame Bovary, p. 36) ; en d’autres termes un ton terne et sans attrait.
* *
L’adjectif « brun » est associé avec tout ce qui est rustique ou qui manque d’attrait. Il modifie des filets de pêche, des jarres, des tuiles, du crachat et de la fumée :
« Ils arrivèrent un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent. » (p. 183)
« Au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes pleines de groseilles égrenées,… elle [Emma] aperçut tous les Homais » (p. 229)
« Basse et couverte de tuiles brunes, elle [la maison] avait en dehors, sous la lucarne de son grenier, un chapelet d’oignons suspendu » (p. 86)
« Tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument » (p. 61)
« Les cheminées des usines poussaient d’immenses panaches bruns » (p. 244)
L’effet général du pattern contribue à créer encore une atmosphère terne qui manque, de beaucoup, de l’éclat typique d’une existence raffinée.
L’adjectif « blanc » a deux patterns sémantiques qui sont diamétralement opposés. L’un symbolise la mort et la décomposition, l’autre, la pureté et l’innocence de la jeunesse. Ce pattern-ci est surtout évoqué par Emma quand, ennuyée de son existence, elle se rappelle avec nostalgie sa jeunesse :
« Elle se rappelait les jours de distribution des prix, où elle montait sur l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux, en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille… » (p. 42)
« A ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pensions… Elle aurait voulu, comme autrefois, être encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs… ». (p. 103)
Comme tel, ce rappel du passé est une autre façon pour Emma de se retirer de la vie. Au lieu de créer une atmosphère jeune, gaie et vibrante, l’effet final du pattern est tout à fait contraire.
C’est également en juxtaposant les deux patterns, d’une part, celui de pureté et d’innocence, d’autre part celui de la mort et de décomposition en cours ou imminente, que ce dernier, par contraste, ressort davantage. Les deux exemples suivants illustrent ce point :
[Flaubert décrit l’influence de la littérature romantique sur Emma.] « Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui… passaient leurs jours,… à regarder venir de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. » (p. 35)
« Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne ; … quelque bribe de fleur… allait, avant de tomber, s’accrocher aux crins mal peignés de la vieille jument blanche, immobile à la porte. » (p. 31-32)
Le chevalier est le héros des rêves d’Emma, la plume blanche, sans aucun doute, symbolise la pureté, et le cheval noir, la distinction princière. En réalité, on voit qu’à la place du héros, elle doit se contenter de Charles sur une vieille jument blanche aux crins mal peignés.
La couleur de « la vieille jument blanche » ne représente plus la pureté et l’innocence de la jeunesse. Elle est devenue un symbole de vieillesse, de dégénérescence et de mort prochaine :
« Le curé [de plâtre]… avait perdu le pied droit, et même le plâtre, s’écaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure. » (p. 60)
« [Rodolphe] la vit avec son vêtement blanc, peu à peu s’évanouir dans l’ombre comme un fantôme… » (p. 187)
« Les fœtus du pharmacien, comme des paquets d’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux. » (p. 68)
Le jaune de Flaubert n’est pas un jaune vif ou gai, mais plutôt une couleur kaki — un brun jaunâtre. C’est le jaune des eaux sales et stagnantes :
« Et la route, entre ses deux longs fossés pleins d’eau jaune, allait continuellement se rétrécissant vers l’horizon » (p. 243)
ou bien, un jaune poussiéreux, fané :
« Les boutons d’oranger étaient jaunes de poussière » (p. 64)
« Des ravenelles avaient poussé, et,… Madame Bovary, tout en passant, faisait s’égrener en poussière jaune un peu de leurs fleurs flétries. » (p. 89)
La couleur d’un nid et des macules jaunes n’est pas une couleur d’un jaune au vif éclat. Le premier consiste d’habitude, d’herbe sèche, de ficelle sale, de boue, etc…, tandis que la dernière, une tache sur la peau, se rapproche davantage du brun que du jaune :
« Des hirondelles… rentraient vite dans leurs nids jaunes sous les tuiles du larmier » (p. 104)
« La peau de l’abbé Bournisien était semé de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante. » (p. 104)
Quand jaune paraît dans un contexte sans indication précise de nuance, on est tenté d’interpréter sa coloration particulière à la lumière du pattern établi précédemment. Ainsi, dans la phrase : « Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes… » (p. 241), il paraît raisonnable de supposer que les rideaux sont d’un jaune plutôt fade — un jaune associé à une existence stagnante, salie, flétrie, et par conséquent que l’atmosphère créée par un tel décor sera déprimante.
Le pattern sémantique principal de rouge implique la rusticité et le manque de raffinement. Naaman a aussi noté que dans les premières œuvres de Flaubert, cet adjectif indique la pauvreté (p. 349). Ceci confirme la définition précédente, d’autant plus qu’un paysan, surtout sans raffinement, est d’habitude au niveau le plus bas de l’échelle économique. Le pattern donne l’impression de rusticité en caractérisant comme rouge, soit la peau de l’individu, soit ses cheveux ou ses vêtements :
« Quoiqu’il [Charles] ne fût pas large des épaules, son habit-veste… laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges… » (p. 3)
[La citation suivante se rapporte à l’abbé Bournisien]. « … elles [les taches] devenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge. » (p. 104)
« Sa chevelure rouge était entremêlée de brins de paille, et il [Hippolyte] boitait de la jambe gauche. » (p. 79)
« De l’eau sale coulait en s’éparpillant sur l’herbe, et il y avait tout autour plusieurs guenilles indistinctes, des bas de tricot, une camisole d’indienne rouge… » (p. 86)
Flaubert n’a pas créé de pattern sémantique discernable avec l’adjectif « vert ». Il prend un sens différent dans presque toutes les deux phrases.
Par exemple, Flaubert parle d’une odeur verte, d’un jour vert, de carrés verts formés par l’herbe qui pousse autour des pierres tombales, de bocaux verts, et même d’un écuyer vert :
« L’odeur chaude des cataplasmes se mêlait dans sa tête à la verte odeur de la rosée. » (p. 13)
« Dans l’avenue, un jour vert, rabattu par le feuillage, éclairait la mousse rase. » (p. 43)
« Un dallage continu, où l’herbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers. » (p. 67)
« Mais une jeune femme s’avança en jetant une bourse à un écuyer vert ». (p. 208)
Les expressions « cordons verts » et la pluie tombant « sur les feuilles vertes » paraissent deux fois dans le texte :
« Des vases suspendus, qui… laissaient retomber de leurs bords, de longs cordons verts entrelacés. »(p. 51)
« …de cadres très larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. » (p. 39)
« La pluie tomba ; elle crépitait sur les feuilles vertes. » (p. 113)
« …ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes » (p. 211)
Il n’y a rien d’étrange à ce que ce mot « cordon » paraisse deux fois, car c’est la fréquence qu’il aurait normalement dans un texte de cette longueur. Cependant, il est curieux que les trois mots : « long cordon vert » soient employés deux fois comme une expression fixe dans un texte. D’habitude, on ne mentionne pas le cordon qui retient le cadre. Pourquoi Flaubert s’y est-il arrêté ? Pourquoi précise-t-il que le cordon est long et vert ? Et quelle est la signification de la pluie tombant « sur les feuilles vertes ? » Si un pattern sémantique basé sur une valeur symbolique de vert était visible, il éclaircirait, sans doute, ces questions.
De tous les adjectifs de couleur dans Madame Bovary, « gris » paraît être le moins caractéristique, avec l’écart réduit le plus bas des neuf couleurs. Néanmoins, Naaman soutient que :
« Si Gustave Flaubert a « la pensée », quand il écrit un roman, « de rendre une coloration, une nuance », ce n’est pas seulement par pur symbole, mais surtout parce qu’il perçoit une couleur dominante dans le pays où se déroule l’action : Madame Bovary, par exemple, évoque en lui : « la grise existence qui l’entoure en province »… (p. 408)
Le passage que je viens de citer est extrait du Journal des frères Goncourt (t. I., p. 367). A ma connaissance on ne reconnaît pas que Flaubert lui-même ait associé la couleur grise avec l’histoire. Le gris n’est pas la couleur dominante du roman, à moins que cette couleur ne soit prise dans le sens figuré du terme. En tout cas, il ne serait pas impossible de caractériser le ton du roman comme gris, même avec un écart réduit peu élevé, si ce n’était pas pour le fait que son pattern sémantique ne donne pas une impression de monotonie ou de fadeur.
L’adjectif gris apparaît, dans la plupart des exemples, comme une couleur neutre, c’est à dire, qu’il n’a pas de pattern sémantique qui soit associé avec des choses agréables ou désagréables. Il forme le fond de nombreux paysages. C’est le gris diffus, brumeux des montagnes vues de loin, des tertres et des vallées distants, etc… :
« Au bout de l’horizon… on a devant soi,… les escarpements de la côte Saint-Jean, rayés du haut en bas de longues traînées inégales ; ce sont… ces tons de brique tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne. » (p. 65)
« La plate campagne s’étalait à perte de vue, et les bouquets d’arbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés, des taches d’un violet noir sur cette grande surface grise qui se perdait à l’horizon dans le ton morne du ciel. » (pp. 1213)
« Un grand rayon de soleil… tremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches sur un fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent. »(p. 36)
Même quand le paysage n’est pas distant, le gris semble toujours doux et diffus. C’est le gris doux d’une nuit d’été ou d’un bouquet d’arbres :
« La terre était grise, comme par une nuit d’été. » (p. 79)
« Les vieux saules ébranchés miraient dans l’eau leur écorce grise » (p. 88)
« Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs ; et des nappes violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. » (p. 148)
La moitié de la totalité des cas où « gris » paraît suivent ce pattern. Pour l’autre moitié, le gris caractérise les vêtements, et on présentera ces patterns dans la partie traitant de la signification de la couleur dans les vêtements. Limitant, donc, nos observations au gris des descriptions de paysages, on peut voir qu’à l’exception du premier exemple, les autres couleurs de passage ne forment pas un contraste violent avec la couleur grise, mais plutôt se fondent avec elle. Les couleurs sont diffuses, affaiblies, et rendues brumeuses par l’éloignement, l’obscurité de la nuit, les ombres, et les réflexions à la surface de l’eau ondulante. Ceci crée non pas la sensation d’une existence grise et monotone, mais plutôt d’une atmosphère douce et qui prête à la rêverie.
*
Beaucoup de ce que Flaubert a écrit dans Madame Bovary implique une critique de presque tous les aspects de la vie bourgeoise provinciale et de l’existence paysanne. Il est ainsi difficile de trouver un adjectif qui décrive une scène totalement heureuse. Le bleu paraît s’associer le mieux aux moments les plus agréables du roman. D’habitude, c’est la couleur qui est associée avec Emma durant ses moments les plus heureux :
[Au bal à la Vaubyessard] « A trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle… » (p. 48)
« Elle [Emma] voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu. » (p. 57)
« Son grand œil bleu [à Léon], levé vers les nuages, parut à Emma plus limpide et plus beau que ces lacs des montagnes où le ciel se mire. » (p. 95)
Pendant les moments les plus heureux le soleil brille et le ciel est bleu :
« C’était par un beau matin d’été… une compagnie d’oiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons à trèfles. » (p. 222)
« Ce n’était pas la première fois qu’ils [Emma et Léon] apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, qu’ils entendaient l’eau couler et la brise soufflant dans le feuillage. » (p. 238)
Pourtant, l’emploi de l’adjectif « bleu » par Flaubert n’a pas toujours une association heureuse. Si l’argent qui permet à Emma de payer ses dettes — une circonstance heureuse — arrive roulé dans du papier bleu :
« Elle rêvait comment se tirer de là quand la cuisinière entrant déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu… » (p. 177)
par contre, le tilbury qui emmène Rodolphe est aussi bleu :
« Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse. » (p. 193)
Cependant, de tels exemples sont plutôt des exceptions.
Il est intéressant de noter que la bouteille contenant l’arsenic qu’Emma prend à la fin du roman est « une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune, qui contient une poudre blanche… » (p. 231). Les deux couleurs jaune et blanche, symbolisent la mort, et le bleu est la couleur vers laquelle Emma est attirée.
Couleur et vêtements.
Il est évident, d’après une étude des adjectifs-clefs, que Flaubert associe aussi la couleur aux traits de la personnalité. Selon Pierre Monnier :
« Flaubert nous a laissé ses idées sur le costume (Cor. 1853). Il écrit qu’il faut étudier quelle couleur convient à telle personne, dans telle circonstance donnée, « il y a là un rapport de tons et de lignes qu’il faut saisir. » (Op. cit. p. 401)
L’exemple classique de ce rapport est la description de la casquette de Charles. Cependant, il faut se demander si Flaubert n’a pas poussé l’effet un peu trop loin. Charles n’était certainement pas un génie, pourtant, il n’était pas non plus un imbécile, comme le passage nous le laisserait entendre : « … une de ces pauvres choses [la casquette], enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. » (p. 4). La description initiale de Charles est plus nuancée et plus représentative de sa personnalité :
« Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements des poignets rouges… Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. » (p. 3)
Ce n’est pas le portrait d’un imbécile, mais d’un campagnard gauche — une caractérisation plus précise de Charles.
Les couleurs associées à Charles sont les couleurs ternes : le noir et le jaunâtre de la citation précédente, et le brun et le noir des exemples suivants :
« Puis il descendait [du cheval] pour s’essuyer les pieds sur l’herbe et passait ses gants noirs avant d’entrer. » (p. 16)
« Charles, avec ses pantoufles de lisière et sa vieille redingote brune qui lui servait de robe de chambre, restait les deux mains dans ses poches et ne parlait pas non plus. » (p. 235)
Les couleurs ternes de Charles semblent d’autant plus ternes quand on les compare à celles de Léon qui portait « un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert… » (p. 222). Et tandis, que Charles se contentait de « ses pantoufles de lisière », Léon préférait « des pantoufles de velours bleu » (p. 110).
Rodolphe aussi avait une garde-robe plus colorée. Quand Emma le vit la première fois, il était « vêtu d’une redingote de velours vert… » (p. 119). Une autre fois, Rodolphe, habillé pour séduire, « avait mis de longues bottes molles… avec son grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. » (p. 147).
Dans les exemples précédents, quelques couleurs suffisaient à faire ressortir la personnalité des personnages secondaires. Dans le cas d’Emma, la palette de Flaubert s’enrichit de couleurs au fur et à mesure qu’il écrit, en plus de sa personnalité, les différents états d’humeur qu’elle traverse. Si elle se souvient avec nostalgie des robes blanches de sa jeunesse (voir supra p. 30), lorsqu’elle est adulte, sa couleur favorite semble bien être le bleu, qui, nous l’avons constaté, caractérise ses moments heureux : « une jeune femme [Emma], en robe de mérinos bleu garnie de trois volants vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary… » (p. 14). Croyant trouver une vie meilleure à Yonville, l’état de dépression dans lequel se trouvait Emma a disparu, « Elle portait une petite cravate de soie bleue » (p. 79). S’étant remise de sa déception qui suivit la perte de Rodolphe, Emma s’est enfin décidée à accompagner Charles au théâtre à Rouen ; elle « portait une robe de soie bleue à quatre falbalas » (p. 205). Par contre, quand elle se sent déprimée, comme à Tostes, « toute l’amertume de l’existence lui semblait servie sur son assiette… » (p. 61), « elle portait des bas de coton gris… » (p. 62).
A Yonville « les mauvais jours de Tostes recommencèrent » (p. 116). Emma devient « pâle partout, blanche comme du linge » (p. 117). Dans cet état, elle ne porte plus de bleu, mais plutôt « une robe d’été à quatre volants de couleur jaune… » (p. 120), qui, comme nous l’avons vu, est, aux yeux de Flaubert, une couleur terne, sans éclat. Quand Rodolphe fait renaître l’intérêt d’Emma dans la vie, ses vêtements, une fois de plus, prennent des tons plus chauds ; elle porte « un chapeau vert » (p. 126) aux comices agricoles, et le jour où elle est séduite par Rodolphe, elle porte de nouveau du blanc : « [Rodolphe] marchant derrière elle, contemplait… la délicatesse de son bas blanc, qui semblait quelque chose de sa nudité » (p. 149). Ici, le blanc de « son bas blanc » est certainement un indice du désir d’Emma de retrouver l’idéal romantique de sa jeunesse. Il n’est pas impossible que le blanc symbolise aussi la fin tragique que son affaire lui réserve.
Conclusion.
Il paraît évident, d’après l’étude présentée ici, que les adjectifs-clefs de Madame Bovary établissent des patterns sémantiques dont les plus significatifs, du point de vue stylique et littéraire, sont basés sur la valeur symbolique ou figurée du mot. Ces patterns créent l’atmosphère où les personnages sont situés, ou bien décrivent les états affectifs des personnages eux-mêmes.
Le sens symbolique ou figuré que les adjectifs expriment s’ajoute à leur sens littéral et se fait sentir à un niveau autre que celui où l’histoire se déroule. Flaubert a disséminé ces adjectifs à travers le texte de façon telle qu’ils établissent un leitmotiv qui agit sur le subconscient du lecteur et ainsi crée une atmosphère lourde d’ennui et de vide d’une part, et de prétention et de dégénérescence de l’autre. C’est, aux yeux de Flaubert, l’atmosphère morne et oppressive de la vie de province de 1857.
Robert ALLEN,
Rutgers University
New-Jersey (U. S. A.).
(14) Op. cit.p.401.
(15) Georges Matoré, dans A propos de vocabulaire des couleurs, Annales de l’Université de Paris, XXVIII (1958), p. 140, donne les chiffres suivants, qui comprennent, outre des adjectifs, des substantifs et des verbes de couleur :
Princesse de Clèves 23
Manon Lescaut 20
Candide 22
Fortunio (conte court de Gautier) 170
Madame Bovary 620
Même en tenant compte du fait que Madame Bovary est un peu plus de deux fois plus long que les autres œuvres, le contraste reste frappant.