Une déclaration politique de Bouilhet en 1848

Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 14

 

Une déclaration politique de Bouilhet en 1848

 

Le fonds Lovenjoul de la bibliothèque de Chantilly conserve dans les papiers et correspondances de Flaubert légués par sa nièce, une curieuse profession de foi de Bouilhet, pour les élections d’avril 1848. Bouilhet était alors professeur dans une des institutions de Rouen. Il est curieux qu’aucun des trois quotidiens rouennais dont bénéficiait alors la ville, n’en ait soufflé mot. Ce qui est surprenant, c’est que l’on en retrouve une trace inattendue sur les listes imprimées comme feuilles d’addition des suffrages, préparées en vue du dépouillement et seulement sur les feuilles des cinq premières sections de la ville et non sur la sixième. Son nom fut barré et remplacé par celui de Vaulabelle, homme de lettres, qui d’ailleurs n’obtint aucun suffrage.

Il ne faut pas oublier que ces élections précipitées à la suite des journées de février, où fut utilisé pour la première fois le suffrage universel, comme toute nouveauté, montrent bien des erreurs pratiques. Il n’était pas nécessaire de faire acte de candidature et aucun délai nécessaire avant le scrutin pour se présenter. La Seine-Inférieure, à raison d’un député par 40.000 habitants, avait droit à 19 députés, élus par l’ensemble du département. À la vérité, il y eut deux grandes listes, l’une du Comité national républicain dont la tête de liste fut Lamartine, suivie de Senard, le futur avocat de Flaubert qui fut pratiquement soutenue par les trois quotidiens rouennais et une autre du Comité national démocratique, en réalité radicale et socialiste, dont la tête de liste fut Frédéric Deschamps, commissaire provisoire de la république dans le département. Il avait été choisi par Ledru-Rollin et sa liste devait obtenir le tiers des voix de la première. Il y eut une troisième liste, sans doute d’origine havraise, qui reprit une partie des candidats de la première liste, et en ajouta d’autres. Sur la liste des dépouillements cinquante candidats obtinrent des suffrages dont Alphonse Karr. Les candidatures individuelles étaient fort risquées. Surtout, que la loi permettait des bulletins manuscrits et des bulletins imprimés et ce pour la première fois. Il semble bien que la plupart des communes reçurent des bulletins imprimés des trois comités, suivant la région rouennaise et havraise. En tout cas, pour l’ensemble du département, le candidat le plus favorisé, Lamartine, obtint 141.029 voix et le moins, Alphonse Karr, 5.867 voix. Bouilhet n’obtint aucune voix, même de ses amis rouennais, ce qui laisse supposer qu’il avait abandonné quelques jours auparavant, toute idée de candidature.

La profession de foi que nous publions, et dont la bibliothèque de Rouen possède une photocopie, grâce à Mme Bancquart, est adressée au Comité de l’Enseignement. Mais il y eut en fait deux comités, dont les archives, s’ils en eurent sont complètement disparues. Le premier, sans doute le plus important, fut créé à la fin de mars. Il tint ses séances dans l’amphithéâtre de physique, près de la fontaine Sainte-Marie. Son président fut Dainez, proviseur du lycée, et que Flaubert avait connu comme professeur. Il avait eu de nombreux ennuis d’administration durant la monarchie de juillet et sa nomination avait un sens de réparation. Ce comité avait des professeurs et des instituteurs, aussi bien de l’enseignement public que libre. Il s’en forma un autre, par mécontentement, le 18 avril, à cinq jours des élections, qui fut créé pour soutenir la liste démocratique de Deschamps. Il tint ses séances dans le cabinet doré de l’hôtel de ville. Le premier, par déduction, devait avoir une préférence pour la liste de Bouilhet ? C’est possible. Un autre fait qui a son importance, la liste du Comité national républicain était en fait bloquée : aucun nom ne fut changé. Donc la candidature de Bouilhet s’avérait mauvaise, quant aux résultats.

Pour obtenir des suffrages, il eût été nécessaire, que Bouilhet eût des bulletins imprimés, ne fût-ce qu’à son nom ; mais à ses frais, ce qui aurait été onéreux pour ses maigres finances. Toutefois, il semble bien que cette profession de foi fut écrite pour la réunion du 15 avril du premier comité. Y fut-elle lue et soutenue, c’est bien douteux, car c’est vraisemblablement, ce jour-là, un jeudi, qu’on dut y parler des élections et des candidats ? Ce texte me paraît avoir été composé par Bouilhet entre le 1er et le 15 avril.

Sa lecture reflète bien les idées voltairiennes de Bouilhet, l’idée d’un enseignement libéré du contrôle des églises : il est donc en avance de près de quarante ans sur les lois scolaires de Jules Ferry. Il se montre aussi un partisan de la liberté de l’enseignement. De plus, Bouilhet parle en connaisseur, il sait les difficultés des membres de l’enseignement. À divers titres, et en raison du centenaire de sa mort cette année, la publication de cette profession de foi du meilleur ami de Flaubert, après Alfred Le Poittevin, paraissait opportune dans notre bulletin.

André Dubuc.

Aux citoyens Électeurs,

(J’extrais de ma profession de foi ce qui concerne ma qualité de candidat spécial de l’enseignement).

Citoyens,

Si j’étais appelé à l’honneur de représenter le comité central Républicain de l’Enseignement, je poursuivrais avant tout, et à quelque risque que ce soit, le but d’une éducation générale, pour tous les citoyens. Nul, plus que moi, n’est pénétré de cette première nécessité, la mère de toutes. Sous une République plus que sous tout autre gouvernement, l’intérêt intellectuel et moral doit avoir sa place large et obligatoire.

Assurez l’existence du corps, mais soutenez l’intelligence, mais protégez les idées. C’est la première nourriture ; vous le savez tous.

Voilà pour l’enfant, pour celui qui reçoit. Maintenant, occupons-nous de celui qui donne l’enseignement ; de l’homme d’abnégation qui consacre sa vie à l’avenir du peuple.

II y a trois catégories

1° L’éducation primaire — l’instituteur qui reçoit l’enfant à ses premières années — fonction sainte qui ébauche l’homme à un âge où toutes les impres­sions sont durables.

2° L’éducation secondaire — les professeurs — l’Université.

3° Le maître d’étude.

Or, il est évident pour tous que tout le régime qui vient de tomber, ces fonctions honorables ont été entourées d’une sorte de dédain stupide, ou de méfiance réactionnaire. L’instituteur, messieurs, on en a voulu faire de nouveau un chantre au lutrin — un bedeau de paroisse — il s’est vu de tous côtés débordé, écrasé par la concurrence des congrégations ; il a été réduit à une existence précaire désespérante — si l’homme de bien, l’homme énergique désespérait jamais !

II faut que cet état change – il y a urgence – il y a moralité.

Le professeur a eu, lui aussi, ses victimes, ses martyrs : vous n’avez pas oublié les façons cavalières du dernier ministre, ce Louis XIV pédant, qui entrait dans l’université, éperons au pied et cravache en main (1). Vous n’avez pas oublié la concurrence illégale des séminaires, ces destitutions, ces promotions également scandaleuses dans les collèges comme dans les écoles supérieures. Toutes les catégories de l’instruction ont eu la fraternité du malheur ! Unis­sons-nous donc, pour sortir de cette position indigne – notre cause est la même à tous – pour que l’éducation soit efficace, puissante ; il faut faire respecter les citoyens qui la propagent.

Nous arrivons aux maîtres d’étude – et nous demandons, en conscience, si leur position est tolérable ; s’ils ne sacrifient pas aussi leur avenir, leur santé, leur vie ?

On me répondra : le maître d’étude peut passer des examens et monter à un degré supérieur… Est-ce possible à tous ? Ont-ils le temps ? Ont-ils les moyens pécuniaires ?

Voici, je crois la question : pouvez-vous vous passer des maîtres d’étude ? – Non, donc je veux des dispositions qui leur assurent une position tenable – tout homme utile a droit à la protection.

Nous avons passé en revue l’état actuel des différents membres de l’instruc­tion ; il faut maintenant aborder les moyens, dire ce que nous ne voulons pas, faire entrevoir ce que nous désirons, ce que nous voudrons, quand nous serons éclairés par la discussion, et le texte de la nouvelle loi, si longtemps promise, toujours en vain. J’ai souvent réfléchi à un système d’instruction publique, j’ai vu, j’ai consulté.

Il y a deux systèmes

1° Le gouvernement prend l’éducation, devient dès lors gratuite, obligatoire pour tous, la même pour tous. Au premier degré, l’éducation primaire.

2° La liberté de l’instruction est proclamée. Tout père de famille est maître de son fils. Tout citoyen peut répandre l’instruction avec les diplômes exigés, la surveillance de l’état et le critérium des examens.

Tels sont les deux systèmes ; pour mes opinions intimes, le choix n’est pas douteux ; le but de l’éducation étant avant tout de former des citoyens  à la hauteur des idées modernes, plus cette éducation sera    sous la main du  gouver­nement plus elle m’offrira de garanties solides.

Mais – pour être logique – conséquent – il faut la liberté de l’enseigne­ment comme la liberté de la presse, comme la liberté des cultes. II ne faut pas nous exposer au reproche du monopole ou d’accaparement. II faut donner cette liberté qui nous sera rigoureusement réclamée. Mais il faut la donner de manière qu’elle ne dégénère pas en licence.

Voici mes conditions :

Pas de congrégations religieuses enseignantes, sous quelque habit, sous quelque nom qu’elles se cachent.

Éducation gratuite donnée, ou plutôt offerte à tous, par le gouvernement. Liberté d’enseignement, pour tout citoyen muni des diplômes et des garanties nécessaires, sous la surveillance sévère, incessante, du gouvernement ; les mêmes examens pour tous les élèves. Reste le prêtre isolé, qui se livre à l’éducation. À cet égard, voici ma réponse :

Je respecte, j’honore le prêtre. Je repousse toute congrégation et en parti­culier les Jésuites. Je les repousse au nom de la pensée, au nom du christianisme, dont ils sont une superfétation anormale, absurde aujourd’hui, mais néan­moins perfide et dangereuse encore. Je respecte le prêtre – le prêtre à l’autel – le prêtre dans sa fonction naturelle – le prêtre qui ne fait pas un drapeau de sa soutane et un prospectus de l’Évangile. Je souhaite, pour sa dignité, qu’il se maintienne dans son rôle, qu’il n’empiète pas sur l’instituteur, par une concurrence injuste que d’ailleurs nous ne souffrirons pas, dans les conditions du passé.

Non, jamais, s’il s’en rencontre parmi eux qui veuillent détourner à leur profit les résultats de notre belle révolution. S’ils s’en trouvent qui abandonnent Dieu pour des intérêts de boutique, nous leur dirons : puisque vous abdiquez, en partie, la haute impartialité que nous désirons en vous – puisque vous quittez le temple pour le comptoir – nous n’avons plus égard à l’habit que vous portez, nous ne voyons en vous qu’un citoyen ordinaire et l’État n’est plus obligé de vous subventionner, vous rentrez dans la loi de tous, il vous faut des diplômes, et pour vos élèves, la même surveillance du gouvernement, les mêmes examens à la fin des études.

Êtes-vous de bonne foi ? Tant mieux ! Nous ne vous reprocherons alors que de déserter notre mission première. Êtes-vous réactionnaire ? Cachez-vous des intentions mauvaises sous vos phrases libérales et vos adhésions enthousiastes ?…

Nous ne vous craignons pas, car nous aurons l’œil sur vous, car nous aurons la pierre de touche des examens, car l’air qu’on respire est si pur au dehors, que vos élèves vous échapperont le lendemain de votre sortie !

Nous vous laissons cette liberté pour ne pas donner lieu aux périodes sonores de vos défenseurs quand même, pour qu’on ne vienne pas nous jeter le père de famille en travers de notre route. Nous vous la donnons – pour être justes et larges – si vous êtes sincères, si vous êtes trompeurs, pour ne pas faire de vous des martyrs et couvrir votre exclusion d’une sorte de popularité.

Je me résume franchement :

Selon moi, l’enfant appartient à la patrie d’abord, au père ensuite ; consé­quemment, le but désirable serait de donner à la patrie la direction de l’ensei­gnement. Mais, je le répète – peut-être le mot liberté ne veut-il pas de restric­tion – peut-être pour être conséquent avec son programme, est-on amené au second système que je vous ai exposé.

Tout aujourd’hui est provisoire, rien n’est commencé que notre immortelle République – la discussion nous éclairera. Je n’ai pu jeter que des idées générales. Je n’avais pas le droit d’aborder encore la question des chiffres et l’organisation définitive. Mais je vous devais l’exposé sincère de mes opinions. J’accepte l’obligation de correspondre avec le comité central de l’enseignement. J’accepte ses conseils et ses instructions. J’attends de l’assemblée les idées qui me manqueraient. Je lui soumettrai les miennes avec la même franchise qu’aujourd’hui.

Je le déclare, en terminant, j’accepte cette mission comme un devoir. Je l’accepte, parce que j’y suis tout dévoué, mais je ne me consolerai jamais d’en priver un plus digne.
L. Bouilhet

(Candidat spécial de l’enseignement) au Comité central de Rouen.

(Sur le dos du 5e feuillet : M. Vieillot (2) (pour ton pays).

(1) Il s’agit du comte Narcisse Achille de Salvandy, né à Condom en 1795, décédé à Graveron (Eure), en 1856, député d’Évreux en 1823, ministre de l’Instruction publique de 1837 à 1839, puis de 1845 à la Révolution de 1848.

(2) Vieillot sera, en 1849, l’un des quatre professeurs de l’institution, avec Bouilhet, créée dans la pension Carel à Rouen.