Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 18
À la recherche de la bourgeoisie rouennaise
du XIXe siècle
Qu’est-ce qu’un bourgeois ?
Rarement notion aussi communément admise comme une réalité s’est révélée aussi rebelle à la définition, et le chercheur qui depuis plusieurs années creuse la question, défriche les nombreuses études sur la bourgeoisie et considère leurs conclusions contradictoires ne peut qu’avouer son embarras.
Que n’a-t-on dit, en effet, sur le bourgeois : depuis l’éloge jusqu’au réquisitoire (1), il est un des grands thèmes de notre littérature, et des milliers d’ouvrages parlent de lui, dans le genre satirique ou dramatique, scientifique ou romanesque ; ajoutons-y la caricature, et les célèbres dessins de Daumier. Chacun a sur lui une opinion définitive, mais le malheur veut que ce soit rarement la même…
Tout le problème vient de ce qu’à la différence des « ordres » de l’Ancien Régime, noblesse et clergé particulièrement, la classe sociale qu’est la bourgeoisie n’a pas d’existence officielle ou juridique ; aux yeux de l’État du XIXe siècle, il y a des « électeurs », des « propriétaires », des « patentés », mais jamais de « bourgeois ».
Dans ces conditions, toutes les interprétations sont possibles, à commencer par la négation pure et simple des classes sociales : « Il n’y a plus de classes chez nous, déclare ainsi Garnier-Pagès, apostrophant Guizot à la Chambre en 1847, c’est là une de vos plus détestables théories d’être venu dire : il y a des classes différentes, il y a la bourgeoisie et le peuple… Il n’y a plus en France que des citoyens » (2).
Sans aller jusque-là, et pour s’en tenir à quelques exemples, comment les hommes du siècle dernier ont-ils essayé de définir le bourgeois ?
Pour l’homme du peuple d’abord, les bourgeois, ce sont évidemment les riches, les « gros », catégorie tout à la fois vague et redoutable, qui pourra s’incarner plus précisément, selon l’expérience vécue, dans la silhouette haïe de l’ « exploiteur » : ainsi ces fabricants de rouennerie dont l’ouvrier tisserand Noiret, vers 1830, dresse un portrait particulièrement odieux (3) ; ou encore celui que la mythologie populaire a surnommé « Monsieur Vautour », le propriétaire impitoyable, escorté de son acolyte l’huissier, exécuteur menaçant d’un code mystérieux que nul n’est censé ignorer…
Mais parfois aussi, le bourgeois prendra le visage moins antipathique et plus respecté, sinon aimé, du « Monsieur » dont les grands airs s’accompagnent d’un certain sens social et du sentiment, très paternaliste d’ailleurs, d’avoir certains devoirs envers ses gens : on pense à ces industriels des petites vallées normandes qui règnent alors sans grande contestation sur des populations passées directement, sans déracinement ni changement de mentalité, du travail de la terre à celui de l’usine, et restées politiquement comme socialement très soumises à l’influence de ces notables (4) qui les encadrent bien souvent par tout un réseau d’institutions plus ou moins charitables ou philanthropiques ; aux yeux de ces ouvriers ruraux, nombreux alors dans la région, l’industriel local, presque toujours aussi grand propriétaire et maire de la commune, apparaît, en lieu et place des anciens nobles, comme une sorte de seigneur naturel du pays ; entre ses ouvriers et lui se perpétuent des rapports sociaux hérités de l’Ancien Régime. C’est pourtant aussi un bourgeois.
Restant dans la conception populaire, il est encore très instructif de chercher le sens de certaines expressions courantes : que signifient « vivre bourgeoisement », une maison « habitée bourgeoisement », un costume bourgeois, ou même la « cuisine bourgeoise » ?
Au fond, tout ceci forme une notion complexe, définie à la fois et à des degrés variables, selon les cas, par l’argent (s’il est des bourgeois « pauvres », ce n’est que par rapport à leur milieu et au train de vie qu’il suppose), une certaine façon de s’habiller (en un temps où l’ouvrier portait la blouse), un certain type de logement et de plus en plus certains quartiers, enfin une certaine catégorie de professions, y compris et en premier lieu celle de rentier.
C’est là une vue extérieure de la bourgeoisie, et par là même un peu superficielle, puisque fondée sur l’apparence d’un mode de vie ; elle n’est pas négligeable pour autant.
Voulant aller plus loin, de nombreux penseurs du XIXe siècle, philosophes, économistes, sociologues avant la lettre, se sont interrogés sur le problème et ont tenté de définir la bourgeoisie. Pour Marx, qui envisage la société sous l’angle des rapports de production, le bourgeois est précisément le détenteur des moyens de production : propriétaire du sol, des usines, des capitaux, il est le profiteur de la révolution industrielle du XIXe siècle, mais il en est aussi le promoteur ; et avant de condamner cette classe, Marx insiste sur son rôle historique. Sa définition correspond plus particulièrement à la grande bourgeoisie, celle des industriels ou des banquiers.
À côté de cette conception économique, le XIXe siècle nous a aussi donné des définitions « intellectuelles » du bourgeois qui, soit dit en passant, sont presque toujours le fait de bourgeois intellectuels. Le nom de Flaubert vient tout de suite à l’esprit.
Dans sa légende dorée, Flaubert apparaît comme l’anti-bourgeois ; que n’a-t-il pas dit, en effet, contre cette classe qu’il accable de son mépris. Mais qu’entend-il par « bourgeois » ?
« J’appelle bourgeois, dit-il, tout ce qui pense bassement ». Ainsi donc, c’est tout différent, la bourgeoisie est pour lui synonyme de vulgarité et de bêtise ; on retrouve là tout le mépris distingué des jeunes aristocrates romantiques pour le « philistin », l’être prosaïque qui ne pense que par « idées reçues », l’être inculte et grossier, mais qui gagne de l’argent. Flaubert ravale ainsi l’adversaire au niveau médiocre du petit bourgeois sans goût ni éducation, en un mot bien connu, le bourgeois de Flaubert, c’est l’ « épicier ».
Sartre, dans une étude sans complaisance pour le grand Rouennais, a montré combien cette attitude était ambiguë (5) ; car Flaubert, ce fils de riche notable, lui-même qualifié dans les pièces administratives de « propriétaire vivant de son revenu », est-il autre chose qu’un bourgeois ? Dès lors, quand il accable et ridiculise cette catégorie, c’est pour lui une manière indirecte de s’en distinguer et presque de se disculper : puisque le bourgeois est par définition bête et médiocre, qu’est-ce qu’un génie comme Flaubert peut bien avoir de commun avec lui ?
L’argument, on le voit, laisse à désirer, et pourtant la définition flaubertienne aura, jusqu’à nos jours, le plus grand succès.
Bornons-nous à ces quelques exemples : voilà déjà des images bien différentes du bourgeois. Comment donc attribuer au même personnage les doigts crochus de Monsieur Vautour et la bedaine de Joseph Prudhomme, la sottise pontifiante de Monsieur Homais et la redoutable efficacité du grand capitaliste ?
En fait, à juxtaposer ainsi des opinions contradictoires, on reprend la démarche intellectuelle de ces deux héros flaubertiens, Bouvard et Pécuchet ; et tout comme eux, après avoir constaté la complexité des choses et le désaccord entre les auteurs, ne serait-on pas tenté, pris par le scepticisme, de dire : « à qui se fier ? » et de conclure que tout cela « pourrait bien être une blague » ?
Une catégorie sociale très diversifiée
L’erreur est de considérer « le » bourgeois ou « la » bourgeoisie comme un être ou un groupe immuable et homogène, alors que cette catégorie sociale a toujours été très diversifiée et qu’elle a beaucoup évolué. Dans le temps quelle différence entre le révolutionnaire libéral de 1830 et le notable conservateur de 1848 ou 71 ! Ce sont pourtant tous deux des bourgeois, bien mieux, c’est souvent le même homme, avec simplement quelques années de plus, et parfois aussi quelques millions. On pense à Monsieur Thiers ; citons plutôt Henry Barbet, qui mène avec son frère la révolution de juillet à Rouen, veut armer le peuple et prend la tête d’une municipalité provisoire, avant de devenir, très vite, le type même du grand notable, riche propriétaire et manufacturier, maire, conseiller général et député conservateur.
Il y a autant de diversité dans l’espace ; le bourgeois n’a pas le même visage à Paris, Rouen ou Le Havre, d’où la nécessité d’études locales. Et dans une même ville, que de stratifications : petite bourgeoisie besogneuse d’employés et de boutiquiers, bonne bourgeoisie solidement assise, riches parvenus, etc.
Entre tous ces sous-groupes existent de fortes divergences d’intérêt. Ainsi la grande bourgeoisie s’efforce-t-elle d’empêcher la venue au pouvoir des « couches nouvelles », mais elle-même, est-elle si unie ? Il suffit d’entendre le richissime manufacturier normand Pouyer-Quertier, qui se pose en porte-parole de l’industrie textile, dénoncer les menées des grandes banques et des monopoles ferroviaires.
Sources et documents
La bourgeoisie apparaît donc comme un milieu diversifié qui ne se laisse pas si facilement enfermer dans des catégories abstraites. Pour l’étudier, il s’agira moins de collectionner des opinions plus ou moins fondées, plus ou moins adaptées au cadre choisi — en l’occurrence Rouen au XIXe siècle — que de trouver des sources, des documents qui feront parler, malgré eux, ces bourgeois dont les descendants, quand on les retrouve, sont rarement loquaces sur le sujet.
Il y a, bien sûr, les archives privées ; les documents qu’elles contiennent, souvenirs, correspondance, etc., permettent un contact vivant avec leurs auteurs et recréent l’atmosphère de l’époque. Mais il faut bien l’avouer, la méfiance s’ajoute souvent aux destructions pour rendre la plupart de ces fonds inaccessibles ; les archives de Pouyer-Quertier ont brûlé, mais celles d’Henry Barbet ?
À défaut, on se tournera vers des sources indirectes, qui atteignent la bourgeoisie sous un certain angle, malheureusement partiel.
Ainsi, par exemple, les recensements nominatifs du siècle dernier indiquent, à côté des noms, adresses et professions, le nombre de domestiques ; voilà un indice, parmi bien d’autres, qui distinguera la bourgeoisie ; nul doute que celui qui dispose d’un cocher, sans parler du valet ou de la femme de chambre, soit un bourgeois, mais à partir de combien de domestiques le sera-t-on, où fixer le seuil en un temps où la domesticité était très répandue ?
Il faut trouver autre chose. Pour l’historien d’aujourd’hui, les sources essentielles de l’étude de la bourgeoisie sont constituées par les documents notariés et fiscaux.
L’intérêt des minutes notariales est connu ; elles permettent de rencontrer nos bourgeois à deux moments décisifs de leur carrière : le mariage, grâce au contrat qui est de règle à l’époque, et le décès, grâce aux inventaires et partages de successions. Malheureusement, le délai légal de 125 ans en interdit la consultation pour la majeure partie du XIXe siècle.
Restent les documents fiscaux : grâce à eux, on atteindra la bourgeoisie sous l’angle fondamental, celui de l’argent.
Ce sont d’abord les listes censitaires.
Jusqu’à la Révolution de 1848, qui instaura le suffrage universel, l’exercice du droit de vote resta lié à la possession d’une certaine fortune révélée par le paiement de l’impôt ou cens.
La base du cens datait de la Révolution : c’étaient les contributions foncière, mobilière, des portes et fenêtres et la patente ; elles subsisteront, à peu près inchangées, jusqu’en 1914, date à laquelle on les surnommera les « quatre vieilles ».
De 1815 à 1848, un régime électoral censitaire bien précis règne en France : pour voter, il faut payer au moins 300 F d’impôt, chiffre abaissé à 200 F après l’avènement de Louis-Philippe. L’administration dresse donc pour cela des listes d’électeurs, avec nom, profession et cens détaillé ; voilà un bon moyen de découvrir les bourgeois à travers les plus gros contribuables. Quelques chiffres : Rouen comptait, en 1820, 1.047 électeurs ; grâce à l’abaissement du cens, il y en aura 2.743 en 1847, chiffre bien faible en apparence, et pourtant, avec un électeur pour 36 habitants, un des plus élevés de France. À la différence de ce que l’on croit souvent, ces électeurs rouennais n’étaient pas tous, et de loin, de grands bourgeois (il y avait peu de nobles en ville) ; la patente et une large diffusion de l’immeuble, donc de l’impôt foncier, donnaient le droit de vote à une foule de boutiquiers, la plupart payant de 2 à 500 F de cens ; au-dessus s’esquissait une haute bourgeoisie payant 2-3.000 F, et parfois beaucoup plus : un électeur de 1820 est inscrit pour 18.000 F, chiffre énorme pour l’époque. Des bourgeois donc, mais pas tous les bourgeois ; en l’absence de tout impôt sur les traitements et revenus mobiliers, les fonctionnaires, avocats, ou médecins atteignaient difficilement le seuil électoral s’ils n’étaient en même temps propriétaires fonciers.
C’est ainsi que le docteur Pouchet, fort célèbre plus tard pour sa querelle avec Pasteur, sur la génération spontanée, n’atteignait pas les 200 F. Et si le docteur Achille Flaubert, frère de Gustave, le dépassait, c’était uniquement pour des biens fonciers de Croisset ; sans eux, il n’eût pas été électeur, son traitement de chirurgien n’étant pas imposé.
Le cens donnera donc une idée de la bourgeoisie rouennaise par le biais de ses contributions, mais ces quelques exemples montrent les limites d’une source qui, de toutes manières, s’arrête à 1848.
L’autre source fiscale, bien plus riche, mais aussi plus austère et plus difficile à utiliser, est constituée par les déclarations de mutation par décès faites à l’Enregistrement (6).
Toute personne non indigente qui meurt dans la ville doit faire l’objet d’une déclaration ; en fait, dans la ville bourgeoise opulente qu’est Rouen au XIXe siècle, la proportion des déclarations de succession ne dépasse pas 30 % des défunts majeurs, sans compter donc l’énorme mortalité infantile ni les autres défunts mineurs qui, en général, n’avaient aucun bien à déclarer. Autrement dit, 70 % au moins des adultes meurent, à Rouen, dans un dénuement total ou au moins suffisant pour que leurs héritiers puissent dissimuler le peu qu’ils laissent. Encore les 25 ou 30 % de défunts avec déclaration ne sont-ils pas tous des bourgeois : un tiers environ sont des domestiques, des ouvriers, de tout petits employés. Même en tenant compte d’une mortalité bien plus forte dans les couches populaires, on voit que la bourgeoisie rouennaise forme une catégorie tout à la fois dominante et très minoritaire.
La famille de Flaubert
L’apport de l’Enregistrement est considérable : chaque année, on a une moyenne de 1.000 déclarations donnant chacune une foule de détails sur le défunt et sa fortune. Bien sûr, la fraude existe, mais on peut la considérer comme une constante, et ce qui importe est moins de connaître le montant exact d’une fortune que de pouvoir comparer des groupes ou des périodes. Or, les déclarations de successions combinent les avantages de la monographie individuelle et de l’étude statistique, puisqu’elles fournissent beaucoup de détails sur chaque cas, et qu’il y a un grand nombre de cas. Grâce à l’Enregistrement, on pourra dresser une sorte de pyramide des fortunes rouennaises déclarées en telle année, sur laquelle on situera facilement telle personne connue.
Voici, par exemple, Achille, Cléophas Flaubert, père de l’écrivain ; comme il est mort en 1846, nous pouvons citer sa déclaration de succession, qui est du 4 juillet.
Elle nous apprend que le défunt était l’époux d’Anne, Justine Fleuriot, qu’il était docteur en médecine, chirurgien-chef à l’Hôtel-Dieu et chevalier de la Légion d’Honneur ; son domicile était 33, rue Lecat. Il laisse trois enfants : Achille qui lui succède à l’Hôtel-Dieu ; Gustave, « propriétaire vivant de son revenu », et Caroline, épouse Hamard. On nous précise encore qu’il s’était marié en 1812, et que les apports des futurs s’élevaient à 15.000 F.
Suit l’inventaire de la fortune, qui atteint 215.029 F pour les valeurs mobilières. La déclaration ne concerne que les biens à Rouen, mais l’on sait par la liste électorale censitaire de 1846, que le docteur payait pour près de 2 000 F d’impôt foncier, en Normandie, et surtout dans l’Aube ; c’était donc avant tout un grand propriétaire, et sa fortune totale devait avoisiner le demi-million.
Ces chiffres n’ont d’intérêt que si l’on peut les reporter à la pyramide générale des fortunes déclarées en 1846 (cf. figure) ; on voit alors que le docteur était l’un des plus riches Rouennais, et la comparaison avec les apports au mariage, fort modestes, donne une idée de son ascension.
Au cours d’un siècle, l’individu s’inscrit dans l’histoire d’une famille : il faut donc envisager certaines généalogies bourgeoises. En combinant l’apport des sources fiscales (dans les limites autorisées), des documents privés et de quelques publications antérieures, il est possible d’esquisser quelques types de familles bourgeoises rouennaises du XIXe siècle.
Types de familles bourgeoises rouennaises du XIXe siècle.
Retenons-en deux essentiellement : ils ont en commun la richesse, mais la bourgeoisie ne se limite pas à cela ; c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante ; il faut aussi l’ « éducation », beaucoup plus que l’instruction proprement dite ; la « distinction », et cela s’acquiert souvent moins vite que la fortune. À la « bonne » bourgeoisie ancienne, assise, reconnue, s’opposent les parvenus, les « nouveaux riches ».
Un bon exemple de la première catégorie est fourni par la famille Curmer (7)
Tableau généalogique n° 1 :
Exemple de vieille bourgeoisie rouennaise : la famille Curmer
Jean Charles Curmer(mort après 1743) officier du bailliage de Pont-Audemer3 enfants dontJean Claude Curmer |
négociant ; épouse la fille de Barthélémy Huré,
syndic de la chambre de Commerce de Normandie.
10 enfants dont
Jean Baptiste Curmer
(1724-1796) manufacturier à Darnétal
7 enfants dont
Jean Baptiste Curmer
(1759-1841)
manufacturier ; épouse Sophie Binet,
fille d’un riche marchand de drap rouennais ;
ruiné sous la Révolution.
1 enfant,
Jean Baptiste Claude Curmer
(1782-1870)
négociant puis propriétaire ;
épouse Victorine Bourgeois,
fille d’un négociant en cotons ;
maire en 1815, député en 1837, conseiller général.
2 filles,
Adrienne
épouse un agent de change
parisien ;
(sans enfants)
Blanche
épouse un propriétaire
et conseiller général ;
2 filles, (épouses de
manufacturiers rouennais)
Les Curmer étaient originaires de Pont-Audemer ; aussi loin qu’on les retrouve, soit fin XVIIe, ce sont déjà des bourgeois, officiers ou négociants ; installés à Rouen, ils ne se marient que dans leur milieu, avec les filles de gros marchands de drap ou de négociants en coton. Ils incarnent assez bien cette classe riche et entreprenante qui se lance, au XVIIIe siècle, dans l’industrie textile et en tire, au moins jusqu’au traité de commerce de 1786, un énorme profit. Mais, à la veille de 89, leur ascension sociale est bloquée, leur fortune ne suffit pas à leur donner accès aux premiers postes de la ville ; aussi, comme beaucoup d’autres, les Curmer vont tenter de se faire anoblir en achetant, en 1787, une charge de « conseiller secrétaire du roi auprès du Parlement de Normandie ». C’était un peu tard : la Révolution arrive, qui balaie la noblesse et ruine leur manufacture.
Le dernier descendant masculin de la famille, Jean-Baptiste, Claude Curmer, saura rétablir sa fortune ; dédaignant volontairement une noblesse à laquelle il pouvait au moins prétendre, il incarne assez bien la vieille bourgeoisie rouennaise du XIXe siècle, riche, considérée, fière d’elle-même ; grand propriétaire foncier (8), mais ne méprisant nullement l’activité commerciale (il a fait du négoce sous l’Empire et continue ensuite de commanditer plusieurs affaires), il estime encore avoir un rôle à jouer dans la vie publique : maire de Rouen pendant les Cent Jours, opposant libéral modéré sous la Restauration, c’est au temps de Louis-Philippe que s’épanouit sa carrière de notable ; il est alors conseiller général, député, adjoint au maire et officier de la Garde Nationale.
Ses deux filles, richement dotées, font de « beaux » mariages : d’une part, un agent de change parisien, de l’autre un riche propriétaire, ancien négociant, originaire du Havre. Quant à ses petites-filles et seules héritières, elles épouseront d’importants manufacturiers rouennais. La fortune du ménage Curmer s’élevait, d’après un inventaire de 1863, à plus d’un million ; chiffre considérable, mais très inférieur aux fortunes des riches parvenus du textile, dont on va maintenant parler.
Le coton a été le grand facteur de l’ascension bourgeoise à Rouen au XIXe siècle ; il a permis de constituer très rapidement de grosses fortunes, trop rapidement même, car la véritable promotion sociale ne pouvait suivre au même rythme ; et même dans cette ville où, au dire de bien des contemporains, on avait tendance à juger un homme au poids de ses écus, cela ne pouvait manquer de susciter les critiques. Aux yeux des vieilles familles comme les Curmer, et non sans une pointe de jalousie, ces nouveaux bourgeois n’étaient que des parvenus.
Tableau généalogique n°2 :
Exemple de parvenus : la famille Pouyer-Quertier
C’est devenu une habitude, au simple mot de « parvenu », de songer à Pouyer-Quertier ; mérite-t-il vraiment ce qualificatif, que d’autres, mieux disposés à son égard, remplacent par celui de « self made man » ?
Les Ancêtres de Pouyer-Quertier
À coup sûr, les origines de sa famille sont très modestes (cf. tableau généalogique n° 2) : dans leur village cauchois d’Étoutteville, les Pouyer n’étaient que des cultivateurs-artisans (9), comme il y en avait tant dans la région au XVIIIe siècle ; lors de son mariage avec une « tisserande », le grand-père ne savait même pas signer.
Mais entre cet humble ancêtre et le futur ministre des Finances, il y a eu le père, Augustin, Florentin Pouyer, qui fait la transition et a été le premier artisan de l’ascension familiale : lorsqu’il épouse, en 1819, la fille du maire de son village, Euphrasie Quertier, ce qui est déjà le signe d’une certaine prospérité, on le qualifie de « laboureur-fabricant » ; bientôt, il abandonne la terre et se consacre au métier de marchand-fabricant, distribuant les filés aux tisserands ruraux et ramassant le produit fini — la rouennerie — pour la vendre à la Halle de Rouen. Enfin, il passe de cette activité encore surtout commerciale à l’industrie proprement dite. En 1847, il paie un cens de 1.110 F et est qualifié de « filateur » ; à sa mort, il laissera une grosse fortune. Peut-on dire, après cela, que le fils, Augustin, Thomas Pouyer-Quertier, est un « self made man » ? S’il en a eu l’audace et l’esprit d’entreprise, il n’est pas parti de rien : il a fait des études secondaires, et il a pu bénéficier de l’expérience et des capitaux de son père.
S’il a pourtant quelque chose du parvenu, c’est qu’il a visé trop haut, au gré de ses contemporains : resté sagement dans sa ville et dans son milieu, il eût été le parfait bourgeois rouennais, car ici, au XIXe siècle, c’étaient plutôt les vieilles familles qui constituaient l’exception ; dans le cadre local, il ne faisait pas plus « nouveau riche » qu’un autre. Ce qu’on lui reproche, finalement, c’est d’avoir voulu sortir de ce cadre, de ce milieu, et cherché à s’intégrer à la haute société, à l’aristocratie. C’est seulement par rapport à ce « grand monde » qu’il fait figure de parvenu et que son attitude prête à sourire. N’est-il pas curieux, en effet, de voir ce bourgeois-conquérant retrouver devant la noblesse les sentiments déférents et admiratifs des paysans cauchois ses ancêtres, et singer de plus en plus la haute société monarchiste ?
Le couronnement de sa carrière sera de faire de ses deux filles — non sans d’énormes dots ou prêts à fonds perdus — une comtesse et une marquise. Quelle gloire de voir sur les faire-parts le petit-fils d’un laboureur-siamoisier d’Étoutteville voisiner avec les grands noms de l’armorial, le prince de la Moskowa, le marquis de Dreux-Brézé… (10). Voilà qui éclaire étrangement la destinée du personnage : le « self made man » s’efface devant le bourgeois-gentilhomme ; pour un peu, on l’eût pris pour Rockefeller, mais ce n’était que Monsieur Jourdain (11).
Exemple de véritables parvenus : la famille Dutuit
Les véritables parvenus, on les trouvera ailleurs, avec la famille Dutuit, éteinte, précisons-le, famille originale qui semble sortir d’un roman de Balzac et mérite bien qu’on entre dans l’anecdote (12). Sans doute l’exemple est-il trop outrancier pour être typique ; cependant, par son grossissement caricatural, il éclaire bien le mécanisme de l’ascension bourgeoise à Rouen au XIXe siècle, et les limites du facteur économique dans une définition du bourgeois.
À l’origine de cette famille (cf. tableau généalogique n° 3), c’est-à-dire pas bien haut vers 1760, on trouve un certain Jacques Duclos, badestamier à Rouen, sur l’Eau-de-Robec, simple ouvrier, semble-t-il qui parvient à se mettre à son compte. Dans des circonstances obscures, il quitte la région et sa famille pour aller refaire sa vie à Marseille ; là-bas, il s’installe comme fabricant et d’une union peu régulière naît une fille qui épousera, en 1804, un autre Rouennais émigré, Pierre, Étienne Dutuit, enrichi dans le commerce, mais également d’origine modeste. Mariage et association commerciale tout à la fois ; bientôt, on les retrouve à Rouen comme fabricants. Mais Pierre Dutuit, homme ambitieux et entreprenant, a compris qu’il y avait mieux à faire, et davantage à gagner : tandis que Duclos se retire à Paris, il se lance dans l’industrie de la filature du coton. Le moment est favorable ; profitant de certains atouts naturels et à l’abri d’une protection douanière qui ne se démentira guère avant 1860, la région rouennaise s’équipe rapidement et va alimenter pour l’essentiel la consommation nationale.
Dutuit s’installe à Maromme, puis en 1821, à Charleval, sur l’Andelle.
Sa fortune s’accroît très vite : à la mort de sa femme, en 1817, le ménage possédait 672 000 F, chiffre déjà considérable. En 1820, il paie 2.288 F de cens, et en 1847, 3.477 F, surtout en impôt foncier ; entre les deux, on mesure l’importance de l’investissement immobilier, placement sûr, mais aussi source de considération sociale.
À sa mort, Pierre Dutuit laisse une fortune de plus de deux millions : il est alors un des plus riches Rouennais de son temps. Cette fortune un peu trop rapide sent son parvenu, et la vanité du nouveau riche éclate dans certains gestes ; ainsi, à la basilique de Bonsecours, construite à cette époque, cinq grands vitraux furent offerts par les notabilités : l’archevêque, le préfet, le premier président, le maire et… Dutuit, qui s’y fit représenter dans un décor gothique, debout, près de sa femme et de ses enfants à genoux, remerciant sans doute le ciel d’avoir récompensé dès ce bas monde les vertus commerciales de leur époux et père…
Ses trois héritiers allaient-ils acquérir le vernis et les manières qui les intégreraient à la bonne bourgeoisie ?
Restés tous trois célibataires, ils vivront ensemble dans leur hôtel, un de ces grands immeubles cossus dominant le port, gardant leur fortune indivise de peur d’en laisser quelque miette aux hommes de loi, et menant l’existence oisive de propriétaires-rentiers ; la filature, source de leur prospérité, est louée à un industriel ; sans doute y a-t-il là un souci de faire oublier l’origine de leur richesse, mais tout bien réfléchi, cette retraite allait s’avérer fort judicieuse devant la conjoncture désastreuse de la « crise cotonnière » des années 60.
De la fille, Héloise, il y a peu à dire, sinon qu’elle était plus remarquable par ses principes religieux que par un physique dont même l’appât d’une énorme dot ne put compenser les disgrâces.
Eugène, l’aîné, devait être le plus distingué, le plus « bourgeois » de la famille ; instruit, ayant le titre purement décoratif d’avocat, il s’intègre dans la bonne société locale, il est admis à l’Académie, il daigne s’intéresser à la vie municipale comme adjoint aux maires Barbet, puis Verdrel. Surtout, il fait figure de mécène et d’amateur d’art éclairé, collectionnant les estampes, les émaux, les antiques ; passionné d’art Renaissance, il offre de restaurer à ses frais le portail de Saint-Maclou dans son style préféré. Mais la vanité du parvenu subsiste en lui : il méprise quiconque n’a pas sa fortune, il estime que son argent lui doit apporter toutes les considérations ; c’est pourquoi il est ulcéré lorsque les Beaux-Arts refusent sa proposition, ou lorsque le préfet Leroy décline sa candidature aux élections : on le voit alors se venger en achetant deux chevaux luxueux, dans le seul but, deux fois par an, au retour des courses, de pouvoir dépasser à toute allure la voiture de ce même préfet…
Avec le dernier des Dutuit, Philippe Auguste, qui concentre en ses mains tout l’héritage familial passablement arrondi par le simple jeu du profit, se dessine une extraordinaire figure dont P. Chirol a brossé un tableau à la fois humoristique et féroce. « Affligé, écrit-il, d’une fortune dont l’opinion publique chuchotait, il s’était arrogé le droit absolu de toutes les originalités possibles en matière vestimentaire ou sociale. Nul n’eût osé formuler quelque critique contre ce vieillard si riche, et de ce fait dispensé des us et coutumes, même en ce qui relevait de la simple civilité ». Lignes très révélatrices de l’attitude de la bonne société rouennaise envers ce parvenu sans éducation qui méprise de se conformer aux bonnes manières bourgeoises.
Original, en effet, qui passe chaque année plusieurs mois à Rome, chez une personne qu’il n’a épousée que devant l’Église, négligeant de régulariser sa situation devant l’état civil français, et dont il a une fille ; il reste ainsi officiellement célibataire.
Le reste du temps, il vit dans l’un de ses deux châteaux, celui du Rouvray, au sud de Rouen, ou celui d’Éprémesnil, près du Havre, et de plus en plus dans son hôtel rouennais. Car, avec le temps, Dutuit devient un véritable Harpagon, d’une avarice sordide, considérant qu’un homme riche est celui qui peut vivre avec « le revenu de ses revenus »… Il ne le dépense probablement même pas : lorsqu’il va à Rome, il voyage en 3e classe, et emporte « un poulet froid » pour ne pas payer le wagon-restaurant. Dans son hôtel, il vit dans l’entresol, avec deux vieilles servantes, recevant les rares visiteurs sur une table de cuisine ; dans le reste de l’immeuble s’entassent les objets d’arts ; les regardait-il seulement ? P. Chirol lui refuse cette grâce : « Possesseur de merveilles qu’il laissait ignorées dans des caisses, il ne les appréciait que par le classement de ses factures acquittées… ». Le même raconte qu’il vit un jour un « petit vieillard trapu, clopinant et légèrement voûté, maladroitement drapé dans un pardessus lustré aux poches fatiguées, le chef coiffé d’un feutre défraîchi… » ; c’était Dutuit, et ce demi-mendiant possédait plus de 17 millions (13), des paquets de rentes françaises et étrangères, des centaines d’actions de la Banque de France, des immeubles à Rouen, à Paris, et plus de 20 fermes, sans oublier ses collections.
La mort, en 1902, de ce Crésus local, décédé officiellement en célibat sans héritiers connus, devait déclencher, pour le plus grand profit des hommes de loi, une version bien normande de la ruée vers l’or.
Qui donc, en effet, recueillerait ces millions que l’imagination populaire décuplait ? C’était devenu un mythe, Rouen parlait de la « fortune à Dutuit » comme d’autres de la « bourse à Rothschild », les nombreux homonymes du défunt se cherchaient une lointaine parenté avec lui et les héritiers présomptifs faisaient prime dans les combinaisons matrimoniales.
Cela dura 9 ans, 9 ans d’enquête généalogique entrecoupée de procès retentissants, dans la meilleure tradition de la chicane normande. L’affaire n’était pas simple, car Dutuit n’avait pas rédigé moins de 13 testaments et 6 codicilles, dont certains concernaient des étrangers, ou des collectivités ; 5.000 personnes étaient sur les rangs.
Finalement, tout se régla en 1911 : la ville de Paris recevait pour quelque 7 millions de legs, dont toutes les collections, qui seraient exposées au Petit Palais.
Rouen, coupable de n’avoir pas donné aux Dutuit la place qu’ils jugeaient la leur, n’avait rien ; juste quelques bribes aux hospices et au bureau de bienfaisance.
L’épouse romaine recevait l’honnête pourboire de 125.000 F ; mais sa fille, déboutée en justice, était exclue du partage.
Outre les légataires, la longue cohorte des héritiers au nième degré : P. Chirol en dénombre 1.350 ; après tant d’années d’espoir, ils reçurent chacun en tout et pour tout 3.500 F, à peu près de quoi payer les frais de justice et d’enquête généalogique.
Ainsi, le cycle était bouclé, la fortune des Dutuit, lentement amassée pendant plus d’un siècle et jalousement thésaurisée, rentrait enfin dans le circuit et retombait sur la ville, pulvérisée, sous la forme d’une pluie d’or. Les trois enfants de Pierre Dutuit avaient oublié que la bourgeoisie s’inscrit aussi dans la continuité de la famille.
Jean-Pierre Chaline,
Attaché de recherches C.N.R.S.
(1) Cf. parmi cent autres ouvrages, ces deux études au titre significatif : R. Johannet, « Éloge du bourgeois français » (1924), et à l’inverse Beau de Loménie, « Les responsabilités des dynasties bourgeoises ».
(2) Cité par A. Daumard, « La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848 », p. XI. Plus tard, Gambetta lui-même évitera le terme de classe : « C’est un mauvais mot que je n’emploie jamais » (discours d’Auxerre, en 1874).
(3) « Il n’est pas de moyen qu’ils n’utilisent pour écornifler… quelque parcelle du salaire de ceux qu’ils emploient… », écrit Ch. Noiret, dans les Mémoires d’un ouvrier rouennais (Rouen 1836), p. 8.
(4) Cf A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’ouest.
(5) J.P. Sartre : La conscience de classe chez Flaubert, dans les Temps Modernes, mai-juin 1966.
(6) La Direction de l’Enregistrement a bien voulu accorder l’autorisation de consulter ses archives du XIXe ; mais il va de soi que pour la période couverte par le délai légal de 100 ans, on ne donnera ici aucun détail nominatif. Les précisions que l’on trouvera plus loin proviennent d’archives privées ou de publications antérieures.
(7) Sources : archives privées de la famille Stackler, contenant des mémoires, généalogies, actes notariés, etc. ; et listes électorales censitaires.
(8) Il possède un château, plusieurs fermes, et paie plus de 2.000 F d’impôt foncier.
(9) Cf. A. Dubuc, qui a retrouvé les actes originaux ; communication au Congrès des Sociétés Savantes de Rennes. — Les élections au Corps législatif à Rouen en 1869.
(10) Cf. une curieuse collection de faire-parts prêtée par M. A. Dubuc.
(11) On pense que Maupassant s’en est servi comme modèle pour un personnage de Boule de Suif, le filateur Carré-Lamadon, nom double comme celui de Poyer-Quertier et qui dans la tempête de neige s’écrie : Il pleut du coton.
(12) On peut le faire grâce aux détails publiés par P. Chirol dans le Précis analytique des travaux de l’Académie (1945-50) ; la presse locale a également consacré divers articles à cette famille originale.
(13) P. Chirol donne des renseignements précis ; la presse s’est faite l’écho des divers procès et legs.