Deux lettres inédites de Flaubert à Michelet

Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 33

 

Deux lettres inédites de Flaubert à Michelet

La correspondance de Flaubert contient quatre lettres à Michelet. La première du 13 novembre 1867 sur Louis XVI, une autre de 1868 sur la Montagne, une de février 1869 sur la Terreur et dans un autre volume, une, probablement de 1865, sur la Bible. Dans le fonds Michelet, à la bibliothèque historique de la ville de Paris, il s’y trouve deux autres lettres qui paraissent inédites.

I

Tome XXXVI Fo 167.

Mon cher Maître,

J’ai reçu votre cadeau, avant-hier, et (comme les précédents), je l’ai dévoré de suite, tout d’une haleine.

Éblouissement et enchantement

Telle est ma première impression.

On vous retrouve là, entièrement, avec toutes vos grâces et toute votre force.

J’admire (plus qu’un autre, et en homme de métier) cet art qui se dissimule sous une simplicité apparente, ce relief des images jaillissant par un mot, quantité d’horizons qui se déploient entre les paragraphes, ce don de faire vivre enfin, qui est la marque des élus, en fait de style, votre secret à vous, votre qualité suprême. Comme tout cela est clair, substantiel, amusant.

Jusqu’à présent, ie n’avais pas saisi les rapports intimes entre l’Espagne et la France, la différence essentielle de l’Angleterre, ni la physionomie de Dubois, qui est chez vous, toute neuve, il me semble, ni dans quelle mesure le Régent était un drôle et sa fille une drôlesse.

Quant au système de Law, voilà la première fois que je le comprends — ce qui n’est pas de votre part un médiocre tour de force.

Quelle charmante chose que le tableau de Paris pendant le système, avec tout ce que vous dites des cafés, des enlèvements, etc. !

Manon Lescaut, enfin, je la trouve analysée jusque dans ses entrailles. Ce jugement-là est à mettre par-dessus tous les autres et les dépasse. On n’a plus à y revenir À tout ce que vous touchez, vous laissez une empreinte ineffaçable.

Je suis obsédé par votre peste de Marseille, comme par le souvenir d’un cauchemar. Vous avez atteint là, ô maître, au dernier terme du pathétique. Aucune description classique de la peste ne m’avait causé un tel frisson. Non seulement on la voit, mais on la sent. Des tableaux entiers, toute une vie, tout un monde en deux lignes « sans soucis d’odorat, dans sa chambrette obscure, la jolie femme au teint jaune » — et quelle psychologie que celle-là, p. 318-319, « des groupes d’amies, des sœurs, etc. ».

Et à travers toutes ces merveilles d’intuition, de reproductions et de langage, l’idée principale, le substratum, le but (la révolution qui vient ne se perd pas de vue une minute. Tout se rattache à cela dans votre livre. C’est comme l’épine dorsale de ce colloque.

Donnez-nous en d’autres, cher Monsieur. Croyez bien que je vous admire autant que je vous aime et acceptez, je vous prie, deux fortes poignées de main que je vous envoie.
Votre tout dévoué,

Gustave Flaubert.

Seriez-vous assez bon pour présenter tous mes respects à Mme Michelet ?

Croisset, mardi ( ?).

 

II

Tome XXXVI f° 169.

Croisset, 26 janvier (1861 ?).

Comment vous remercier. Monsieur et cher Maître, de l’envoi de votre livre ? Comment vous dire l’enchantement où cette lecture m’a plongé ?

Mais laissez-moi d’abord un peu parler de vous. C’est un besoin que j’ai depuis longtemps, et puisque l’occasion se présente, j’en profite.

Il y a des génies que l’on admire et que cependant, on n’aime pas. Et d’autres qui plaisent sans qu’on les considère. Mais on chérit ceux qui nous prennent à la fois par tous les bouts, et qui nous semblent créés pour notre tempérament. On les hume, ceux-là, on les nourrit, ils nous servent à vivre.

Au collège, je dévorais votre histoire romaine, les premiers volumes de l’histoire de France, les mémoires de Luther, l’introduction, tout ce qui sortait de votre plume avait un plaisir presque sensuel, tant il était vif et profond. Ces pages (que je retenais par cœur involontairement) me versaient à flots tout ce que je demandais ailleurs, vainement : poésie et réalité, couleurs et relief, faits et rêveries. Ce n’étaient pas des livres pour moi. Mais tout un monde.

Combien de fois depuis, et en des lieux différents, me suis-je déclamé (seul et pour me faire plaisir avec le style),

« J’aurais voulu voir cette pâte de César…

« Là, le tigre aux bords du fleuve y épie l’hippopotame, etc. ».

certaines expressions même m’obsédaient comme « grasses dans la sécurité du péché », etc.

Devenu homme, mon admiration s’est solidifiée. Je vous ai suivi d’œuvre en œuvre, de volume en volume, dans le Peuple, la Révolution, l’Insecte, l’Amour, la Femme, etc., et je suis resté de plus en plus béant devant cette sympathie immense qui va toujours en se développant, cet art inouï d’illuminer avec un mot toute une époque, ce sens merveilleux du vrai qui embrasse les choses et les hommes et qui les pénètre jusqu’à la dernière fibre.

C’est ce don-là, monsieur, parmi tous les autres, qui fait de vous un Maître, et un grand Maître. Il ne sera plus permis d’écrire sur quoi que ce soit sans auparavant, l’aimer. Vous avez inventé dans la critique la tendresse, chose féconde.

Je suis né dans un hôpital et j’y ai vécu un quart de siècle, cela m’a peut-être servi à vous suivre en beaucoup d’endroits plus que littérairement ? Et pour employer une expression du peuple, que vous comprendrez, je vous aime encore parce que vous êtes un brave. Vous avez la Bonté (la quatrième des grâces) et en même temps, plus que personne, l’invincible séduction des Forts, ce charme sans nom qui est un excès de la puissance.

Puis voilà que vous descendez dans la nature elle-même et que le battement de votre cœur vibre presque dans les éléments. Quel admirable livre que la Mer ! D’abord, je l’ai lu tout d’une haleine, puis je l’ai relu deux fois et je le garde sur ma table pour longtemps.

C’est une œuvre splendide d’un bout à l’autre, qui a l’air simple et qui est sublime. Quelle description que celle de la tempête d’octobre 1859. Quel chapitre que celui de la mer de lait avec cette phrase écrite à la fin « de ses caresses assidues avec… la tendresse visible du sein de la femme… ». Vous nous donnez des rêveries immenses avec l’atome, la fleur de sang, les faiseurs de monde, il faudrait tout citer ! Vous faites aimer les phoques. On se trouve ému et on a de la reconnaissance pour vous. Quelle merveille d’art et de sentiment que votre page sur les perles (196-197), les mers polaires, la Baleine ! « l’homme et l’ours fuyaient, épouvantés de leurs soupirs ».

On dirait que vous avez fait le tour du monde sur l’aile des condors. Et que vous revenez d’un voyage dans les forêts sous-marines. On entend le murmure des grèves. C’est comme si l’eau salée vous cinglait à la figure. Partout, on se sent porté sur une grande houle.

Et ce qui n’est pas magnifique est d’une plaisance profonde, comme ce petit roman de la dame aux bains de mer si fin et si vrai ! Le tableau des idiots sur le paquebot d’Honfleur m’a redonné une impression personnelle. Car moi aussi ces gens-là m’ont fait souffrir. Ils m’ont chassé de Trouville où pendant dix ans de suite, j’allais passer les automnes là-bas, pieds nus sur le sable, en sauvage. Mais dans un coin de votre livre, j’ai retrouvé les soleils de mon adolescence.

N’importe, même dans un jour de défaillance à un de ces lugubres moments où les bras vous tombent de fatigue, quand on se sent impuissant, triste, usé, nébuleux comme le brouillard et froid comme les glaçons qui craquent — on bénit la vie, cependant s’il vous arrive une sympathie comme la vôtre, un livre comme la Mer. Alors tout s’oublie. Et de ce havre de plaisir, il reste peut-être une forme nouvelle, une énergie plus longue.

Permettez-moi donc. Monsieur, de serrer cordialement, avec un frémissement d’orgueil, votre loyale main qui est si habile.

Et de me dire (sans formule épistolaire) tout à vous.
Gustave Flaubert.

Je me suis occupé de M. Noël. Un de mes amis doit parler pour lui à un directeur d’assurances. Si j’ai quelque bonne nouvelle, j’aurai le plaisir de vous la transmettre.

Michelet avait l’habitude de souligner à l’encre rouge quelques mots-clés des lettres qu’il recevait. Ils sont en gras ici. De plus, sur le haut de la première page de la seconde lettre, Michelet a écrit : « Sur mes travaux et sur la mer, une belle et glorieuse lettre de Flaubert ». On n’est pas surpris que Flaubert, toujours sensible au lyrisme, ait été enthousiasmé par Michelet et il lui exprime toute son admiration pour les émotions qu’il lui a données, enfant ou homme, Flaubert aimait la mer et les plages, celle de Trouville lui demeurait très chère.

A. D.