Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 35
Le Peintre et le Poète
« Pour des choses qui n’ont pas de mots, le regard suffit ». Flaubert n’a t-il pas raison ? Assurément. Il ne s’embarrasse pas de lyrisme comme Chateaubriand. Il voit, il découvre et soudain la phrase lui apparaît telle une matière brute, bientôt modelée par sa vision. Chez lui le rythme demeure essentiel mais la mélodie n’intervient pas au niveau de la sensibilité comme chez l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe, mais bien après lorsque la phrase a été construite selon son rythme et sa chute. Il n’écrit pas pour les yeux sans regard mais pour l’oreille, pour la musicalité. N’oublions pas le gueuloir de Croisset. L’harmonie toute en vigueur exigera de sa part un long travail jusqu’à l’exacte résonance des mots. Relevons à cet égard dans l’enfance d’Emma ce passage typiquement évocateur : « Elle frémissait en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures qui se levait à demi-plié et retombait… » ; « J’ai toutes mes chutes de phrases » dira-t-il plus tard à propos de son travail. Certes ! l’harmonie est parfaite, mais n’a-t-elle pas obligé l’auteur à maintenir un équilibre esthétique entre l’ouïe et le regard ? Quand nous lisons cette phrase, nous percevons le froissement du papier de soie et nous le voyons retomber sous l’haleine d’Emma. Une sorte de complicité s’inscrit entre ce que nous voyons en la lisant et ce que nous entendons au-delà de l’écriture. La chute de la phrase se confond avec celle du léger papier. Quelle réussite et quelle unité ! Prêtons pour un instant cette phrase au grand lyrique de Combourg. La phrase aura une sonorité toute différente, plus langoureuse, moins visuelle, d’une mélodie plus sûre mais moins efficace. Il va l’étirer comme un symbole, y donner sa pleine musicalité qui ne suffit pas. Dans la phrase de Chateaubriand le souffle est long, d’une respiration onduleuse, d’un lyrisme qu’il doit tout entier à son enfance passée au bord de l’océan qu’il vénère comme un dieu. Influence très significative où l’on retrouve dans sa prose toutes les nuances de la mer, l’éternel recommencement. Il va user de symboles, d’images abstraites d’une sensibilité presque irritante. Flaubert, lui, regarde comme le peintre. Chez lui, la description est avant tout une projection. Il nous apprend à regarder la vie pour en saisir toute la peinture jusqu’au frémissement de l’âme. Rappelons-nous l’entrée de Charles Bovary en classe et la description de sa casquette, ce pitoyable couvre-chef qui va se transformer par le regard de l’auteur en une multitude de comparaisons amusantes. On y découvre une sensation parfaite tendant à prouver au regard qu’il ne doit pas être un simple coup d’œil mais une recherche vers l’unité descriptive.
Chez Chateaubriand, ce regard ne s’amplifie pas, ne s’attarde pas. Il demeure suspendu pour laisser place à des métamorphoses onduleuses comme sa pensée.
« On eût dit que l’âme de la solitude soupirait dans toute l’étendue du désert ».
C’est l’expression même d’un grand poète. Flaubert ne le fut jamais. Et tant mieux ! Pourquoi ? Précisément parce qu’il nous donne à regarder avec notre cœur d’homme. Son émotion restera toujours un appel vers la vérité figurative. Il ne transpose rien qui ne soit réel et fidèlement ressenti. « Les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes qui s’allongeaient toujours sur la tête mobile des épis ». Normands, nous le connaissons ce souffle doux et long comme un soupir qui s’exhale.
Écoutons Chateaubriand : « Bientôt la lune répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie qu’elle aime raconter aux vieux chênes ». Mélodie innée ? Certes ! Mais l’oreille n’appelle aucune réminiscence et quant à moi je ne vois rien. Je ressens néanmoins cette musique intérieure attachée au poète.
« C’était avec un hébétement stupide que je voyais le suif couler autour du flambeau de cuivre et la flammèche noire s’allonger dans la flamme ». Ici, dans cette phrase-même, ne reconnaît-on pas Flaubert ? La recherche constante d’un regard émerveillé. Pas de lyrisme. Pas de transport mais une émotion simple. Nous voyons le suif couler et la flammèche s’allonger.
« Tes regards se croisent avec ceux des étoiles et se mêlent à leurs rayons ». Voilà du Chateaubriand, pur, mélodieux comme la mer qui brasille. Pourtant il ne regarde pas la mer, ni le ciel étoilé car ces paysages divers sont entrés de plein gré en lui, dès son enfance, et rejailliront sous l’étonnante poussée d’une passion démesurée comme le fut sa prose. Flaubert, lui, exécute chaque jour un travail de perfection sur un matériau passionnel, celui de l’authenticité. Flaubert et Chateaubriand : une alliance de stylistes incomparables. L’un tendu vers la recherche émotionnelle, vers l’indicible mais la perceptible musique des êtres et des choses, l’autre soucieux de l’incommensurable et impalpable unité du monde.
François Creignou (Groupe des Jeunes Poètes Rouennais)