L’opinion de Jules Troubat sur Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 37

 

L’opinion de Jules Troubat sur Flaubert

Un collectionneur rouennais, le docteur Jean, membre de notre société, a eu la bonne fortune de découvrir au fond d’un tiroir une lettre de Jules Troubat qui donnait alors des chroniques dans le Temps. Elle est adressée à un Rouennais, J.Ch. Lefebvre, clerc d’avoué, qui sous le pseudonyme de Félix Clérembray, a écrit plusieurs ouvrages historiques et littéraires notamment Flaubertisme et Bovarysme. À sa mort, il a légué ses papiers à la Bibliothèque municipale de Rouen.

Jules Troubat fut le dernier secrétaire de Sainte-Beuve, l’un de ses exécuteurs testamentaires. Il a donné des livres sur Proudhon et sur Sainte-Beuve. Il succéda chez Sainte-Beuve à un Rouennais, Jules Levallois, qui, enfant, passait ses vacances dans la région de Ry.

Cette lettre écrite deux ans avant sa mort est intéressante. Elle signale notamment que le père de Flaubert avait connu Madame de Staël et que les différences de pensée entre Sainte-Beuve et Flaubert étaient surtout sociales.

A.D.

Paris, 23 avril 1912.

17, rue de Rennes.

Vous m’avez envoyé, Monsieur, un très intéressant recueil de causeries sur l’auteur de Madame Bovary, et je vous remercie de m’avoir fait lire votre Flaubertisme et Bovarysme. Comme vous l’avez vu par mon article du Temps, qui m’a valu de votre part cette aimable marque d’attention, j’ai été lié autant que ma situation de secrétaire de Sainte-Beuve me permettait de l’être, avec votre illustre compatriote, que j’aimais beaucoup, malgré sa philosophie paradoxale, et qui n’était pas du tout celle que nous pratiquions chez Sainte-Beuve. On n’y jouait pas à l’inhumanité. Au contraire, on y était térentien au pied de la lettre. Chacun est comme il est, et il faut prendre les hommes comme ils sont, surtout quand ils sont de grands types de l’espèce. Je comprends ce que Homais, tel que l’a dépeint Flaubert, peut avoir de ridicule et de grotesque, mais les anti-Homais, si, « un confrère les avait fait peindre » ou dépeindre, ne présenteraient-ils pas aussi des côtés typiques d’étroitesse, d’ignorance et d’intolérance ? Je prendrais le type de Veuillot comme anti-Homais : il est odieux à force de fanatisme, dans un sens contraire à celui du Homais de Flaubert. C’est vous dire que je suis resté voltairien et que je trouve encore Béranger un grand poète, malgré tous les sarcasmes romantiques et néo-religieux des catholiques de la dernière heure. Flaubert une fois m’a traité de chrétien « et plus chrétien que je ne croyais » parce que j’avais pris parti pour Paris contre Versailles dans un moment où l’on massacrait tout un vaillant peuple, dont on n’avait pas su tirer parti contre les allemands envahisseurs. Flaubert ne comprenait pas mon inhumanité et en cela même il se montrait bourgeois, ce qu’il ne voulait pas être. Mais ça a été un maître de la langue et un bon et excellent cœur, un grand cœur même. J’ai reçu ses confidences : il m’a raconté que son père avait été l’ami de Madame de Staël, laquelle se présentait chez lui de dos, devant la cheminée, pour faire oublier qu’elle n’était pas belle. Elle l’était dans le sens contraire. Voilà du naturalisme.

Sainte-Beuve, qui aimait beaucoup Flaubert, rendait hommage, dans son article, à la « sagesse » du tribunal qui avait acquitté Flaubert. Voilà ce qu’il voulait dire, dans un temps aussi peu favorable à la littérature que l’était celui où Madame Bovary et les Fleurs du Mal étaient poursuivies. C’est un hommage à la sagesse de Monsieur Prudhomme que Sainte-Beuve rendait là. N’y voyez rien de plus énigmatique. Mais veuillez vous reporter à l’année 1857. Quant à ses admonestations « tempérées », il se souvenait toujours d’avoir été le poète des « coteaux modérés » et le mouvement inauguré par Flaubert, à la suite de Balsac (sic), le tenait toujours un peu sur la réserve. On était moins pour les images que pour les idées de son temps, et encore aujourd’hui il y a des gens de son avis.

Quant à Weiss, c’est de la réaction pure…

Je vous écris à bâtons rompus et sans suite, comme les idées me viennent. Je vous ai lu un peu à la hâte, avide et curieux de mieux connaître Flaubert ; Je vais vous relire encore. Ma retraite de bibliothécaire m’en laisse le loisir. J’ai 75 ans, et ce n’est jamais sans mélancolie que je regarde quarante ans en arrière, où nous vivions tous, où le prince Napoléon donnait à dîner chez Sainte-Beuve, un vendredi Saint et où il désignait Flaubert pour l’un des convives. Ce jour-là, on se serait comporté en véritable Homais, si on l’avait fait exprès.

Ne me trouvez pas trop familier ; excusez-moi et veuillez me croire Monsieur, très heureux de ce qu’un article de moi a pu me valoir de votre part. Recevez-en la parfaite assurance.

Jules Troubat.

Avez-vous lu les Mémoires d’un critique, de Jules Levallois ? Il était aussi de Rouen et il y est beaucoup question de Flaubert et de Madame Bovary. Il soutint même des polémiques dans l’Opinion nationale, au sujet de Salammbô. Qu’il y a longtemps de tout cela ! »