Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 36 – Page 4
Flaubert et la presse – I
Articles journaux
« Ne pouvoir s’en passer mais tonner contre ».
Dictionnaire des idées reçues
Manuscrit a. (1)
Dès la Restauration, mais surtout à partir de la Monarchie de Juillet, la presse a connu en France un immense essor, qui correspond au développement de l’opinion publique. Malgré les contraintes légales qui lui sont imposées sous le Second Empire, elle est devenue une force : le tirage des feuilles politiques augmente, la presse « apolitique », quotidiens d’information, petite presse, etc., connaît un développement jusqu’alors inhabituel. Il y a aussi les revues, plus « sérieuses », qui dédaignent l’actualité au jour le jour, et se consacrent à la littérature, aux arts, aux problèmes de politique générale. Il n’est pas étonnant que le milieu de la presse devienne un creuset des opinions en vogue, et, ouvert qu’il est aux nouveautés, confère à ses membres le prestige et la puissance. Il est bon de remarquer que parler de la presse signifie essentiellement parler de la presse parisienne. Paris est sous le Second Empire le centre de toute vie politique et intellectuelle. L’essor de la presse de province suit de très loin celui de la presse parisienne ; les milieux « à la page » de province sont abonnés aux journaux de Paris, qui font la loi.
Dans ces conditions, que représente donc le journalisme pour le grand public ? Tout jeune homme pauvre et ambitieux qui arrive à Paris est fasciné par la carrière que lui offre le journalisme. Lucien de Rubempré n’est pas une exception. Entrer dans le milieu de la presse, c’est se donner, certes, des chances d’« arriver ». Mais le but est d’abord autre, plus immédiat et plus matériel à la fois. Le jeune homme qui arrive démuni dans la grande ville a besoin de gagner sa vie. Avant de s’élever dans la hiérarchie, il lui faut subsister. Le journalisme, carrière ouverte, ne lui offre d’abord que des expédients : les premiers articles sont des besognes sans gloire, nouvelles à la main, articles payés à la ligne, relégués dans les dernières pages… Travail ingrat, mais qui assure le pain et laisse assez de liberté pour des entreprises plus hautes. C’est ce que fait Zola après quelques années difficiles de Paris. Il peut bien écrire :
« La question d’argent m’a un peu décidé dans tout ceci (…), je me fais environ 200 F par an avec ma plume … Mais je considère aussi (2) le journalisme comme un levier si puissant que je ne suis pas fâché du tout de pouvoir me produire à jour fixe devant un nombre considérable de lecteurs », (lettre à Valabrègue, 6 février 1865 (3).
Il reste que l’appoint financier n’est pas négligeable et que Zola doit d’abord vivre de sa plume.
Mais une fois le gagne-pain trouvé, on peut utiliser le « levier » qu’est la presse, et négliger les tracas qu’elle apporte, les compromissions ou les contraintes qu’elle impose. On ne peut pas maudire ce qui vous fait vivre. En 1843, quand sa gloire était assurée, Balzac a pu écrire un pamphlet, brillant contre la presse parisienne Même alors ses formules mordantes, ses axiomes, ses démonstrations impitoyables sont plus le prétexte à paradoxes, à traits d’esprit, que l’expression désabusée d’une rancœur contre la presse.
Journalisme « gagne-pain », journalisme « levier » aussi. On peut en effet espérer, à longue échéance, se faire un nom, devenir puissant, régner sur les foules. C’est pour un jeune homme dépourvu d’appuis, une chance qui lui est offerte de s’élever, par sa propre valeur, dans la hiérarchie sociale et, parti de rien, de conquérir une « position » à Paris. Quelle tentation pour un batailleur, pour un homme d’action ! Un Rochefort, un Vallès sont « fils de leurs œuvres ».
Même si l’on ne se fait pas un nom comme journaliste — il faut pour cela un goût de l’actualité, de la bataille au jour le jour que n’ont pas tous les ambitieux — on peut à tout le moins trouver des appuis en faisant ses débuts dans la presse, connaître les arbitres de la mode, se donner ainsi les chances d’atteindre le but souhaité. Un nom dans les lettres par exemple : Vie de garnison des lettres (4) ; c’est ainsi que les Goncourt nomment la presse de leur temps, Balzac dans la première moitié du siècle, Zola dans la seconde moitié, ont commencé leur vie d’écrivains en journalistes.
Le journalisme est donc une tentation pour les hommes qui ont de hautes ambitions et dont la position sociale et financière n’est pas assurée. Et, plus tard, aucun d’entre eux ne renie l’école de ses débuts.
Mais qu’en est-il de ceux qui, même s’ils sont provinciaux, ont déjà, par leur milieu familial, un nom et une position sociale ? de ceux qui n’ont pas besoin d’assurer leur subsistance avant de consacrer leur vie à l’idéal qu’ils se sont assigné ? Gustave Flaubert est de ceux-là. Sa carrière littéraire paraît assez exceptionnelle dans la seconde moitié du XIXe siècle : le seul génie de l’écrivain semble lui assurer le succès. Bien plus, ce qu’on connaît de l’attitude de Flaubert à l’égard de la presse, force de son temps, possibilité pour d’autres écrivains de se faire connaître, c’est une haine et une violence sans égales — Mais on ne peut oublier que ses rentes — si limitées que soient les possibilités qu’elles lui donnent — permettent à Flaubert de vivre sans se soucier du lendemain. Il sent obscurément qu’il est privilégié. Ses rages, ses refus même le prouvent :
« Ne me conte plus des lieux communs comme celui-ci : que c’est l’argent qui m’a empêché d’être heureux ; que si j’avais travaillé, j’aurais été mieux. » (Lettre à Louise Colet, 11 août 1846) (5).
Il se refuse à admettre que son indépendance à l’égard des problèmes matériels — indépendance qu’il élève à la hauteur d’un principe — lui évite parfois de situer la difficulté de vivre à son véritable niveau. Il lui arrive d’avoir conscience de ses privilèges :
« Je suis tranquillement à me chauffer les pieds à un grand feu dans une robe de soie, et en ce qu’on peut appeler (à la rigueur) un château, tandis que tant de braves gens qui me valent et plus, sont à tirer le diable par la queue avec leurs pauvres mains d’anges ! » (6).
Mais cette intuition est éphémère, et surtout elle reste générale et ne tempère pas ses jugements. Lorsqu’il vitupère la sottise des petits journaux, il ne pense pas aux conditions de vie difficiles des apprentis journalistes. Il juge la presse, pense-t-il, en toute indépendance et peut discerner les qualités et — surtout — les défauts de la production journalistique.
Le détachement de Flaubert à l’égard de la presse, l’expression violente de ses haines s’expliquent mieux d’un homme qui ne fait pas partie de la machine et juge ses faiblesses de l’extérieur. De même, si l’ambition lui paraît odieuse, s’il refuse la consécration de Paris pour travailler dans la solitude de Croisset, on ne peut oublier qu’il est fils du Docteur Flaubert, qu’il a un nom illustre à Rouen, qu’il y fait d’emblée partie de l’« aristocratie intellectuelle » (7). Il arrive à Paris en « fils de famille » : plusieurs salons parisiens lui sont ouverts ; dans l’atelier de Pradier, il rencontre des célébrités (Hugo, en particulier). Longtemps avant que sa première œuvre soit publiée, on parle de lui, son nom n’est pas inconnu dans les milieux littéraires parisiens. Est-ce à dire que lorsqu’on a expliqué certains des motifs qui le poussent à mépriser la presse, on a tout dit de ses rapports avec elle ? La rejette-t-il au néant de l’inutilité ? L’attitude de Flaubert est plus complexe. Il semble qu’il n’ait pu rester entièrement insensible à la fascination que la presse exerce sur beaucoup de ses contemporains. Il a pu être tenté, lui aussi, de se servir de l’influence qu’a la presse sur l’opinion. Moyen de former le goût du public — même si on paraît le dédaigner — moyen à tout le moins de faire connaître des talents encore ignorés.
Malgré son détachement motivé, Flaubert ne peut se tenir à l’écart des grands courants de son époque. Il est influencé par la presse malgré lui, quand un Zola, au contraire, y voit tout de suite une des forces maîtresses du siècle.
Traiter des rapports de Flaubert avec la presse de son temps est un sujet vaste qu’il nous faut délimiter. Il comporterait, en effet, une étude des réactions qu’ont suscitées, dans la presse, les œuvres de Flaubert, en particulier, au moment de leur publication. Il ne s’agit pas ici de faire un catalogue des articles critiques consacrés au Normand (8). Il y sera fait allusion seulement dans la mesure où le jugement de la presse sur Flaubert a pu avoir une influence sur sa propre attitude.
Nous nous attacherons essentiellement au jugement que Flaubert porte sur la presse de son temps dans ses lettres et, indirectement, dans les œuvres littéraires qu’il a situées au XIXe siècle. Là encore, une étude qui se voudrait exhaustive serait fort longue ! Nous avons évité de faire une examen détaillé des épisodes les plus connus de la vie de Flaubert : ainsi la parution et surtout le procès de Madame Bovary.
Ce qu’on retient, en général, de l’attitude de Flaubert à l’égard de la presse, c’est la virulence de ses haines. Ainsi, dans son histoire de la presse sous le Second Empire, M. Bellet parle d’un jugement féroce sur la presse « Regardez ceci, c’est admirable ; de la première ligne à la dernière, c’est bête, bête… » et le déclare « digne de Flaubert » (9). C’est, en effet, l’aspect le plus apparent de son attitude mais nous avons essayé de dépasser ce point de vue peu nuancé, et de montrer la complexité de l’attitude de Flaubert, ses ambiguïtés et ses contradictions sur un point jugé souvent secondaire et qui pourrait être pourtant l’une des clefs de ses œuvres, et également de son tempérament.
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L’ensemble de l’étude est réparti ainsi : Flaubert et la presse – La haine de Flaubert pour les journaux – Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presse – La critique journalistique – L’influence directe de la presse sur Flaubert – Information et documentation – L’intérêt de Flaubert pour l’actualité – Publication et vie sociale 1 – Publication et vie sociale 2 – L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraire – Les personnages romanesques et la presse – La presse dans L’Éducation sentimentale – Conclusion
(1) Dans son édition diplomatique des trois manuscrits de Rouen, Mme Léa Caminiti (Dictionnaire des idées reçues, Nizet Paris 1966) appelle manuscrit a le manuscrit de 40 pages conservé à la bibliothèque de Rouen sous la cote ms. g 227 (f° 20-59) Il est entièrement écrit de la main de Flaubert et doit être considéré comme antérieur aux deux autres manuscrits retrouvés.
(2) C’est moi qui souligne.
(3) Zola, Œuvres complètes, t. 48, Correspondance p. 265, Bernouard, Paris 1927.
(4) Cité par M. Bellet in Presse et Journalisme sous le Second Empire, p. 5.
(5) Corresp. éd. Conard, tome I, p. 241.
(6) Lettre à Louise Colet, 26 septembre 1853 – C. III, p. 351.
(7) Cf au moment du procès de Mme Bovary, la lettre qu’il écrit à son frère Achille (3 janvier 1857). Corresp. IV, p. 141. « On avait cru s’attaquer à un pauvre bougre (…) Il faut qu’on sache au Ministère de l’Intérieur que nous sommes à Rouen ce qui s’appelle une famille, c’est-à-dire que nous avons des racines profondes dans le pays. »
(8) Il a été fait souvent des études des articles critiques consacrés à l’œuvre de Flaubert. On peut, par exemple, consulter les préfaces critiques à ses œuvres :
Ainsi, pour Madame Bovary, l’introduction de René Dumesnil in Madame Bovary, Belles-Lettres, Paris 1945.
Pour l’Éducation Sentimentale, l’introduction du même critique également aux Belles-Lettres (1942).
et les ouvrages généraux sur Flaubert, en particulier autour de Flaubert de René Descharmes et René Dumesnil, Mercure de France, Paris 1912 (chap. I et chap. Ill du premier volume).
(9) Jugement proféré par un ami de Ludovic Halévy. Ludovic Halévy Carnets 2 octobre 1863. Cité par M. R. Bellet Presse et Journalisme sous le Second Empire.