Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37 – Page 31
Flaubert et les Dumas
Flaubert, à l’âge de dix ans, enthousiasmé de romantisme, eut une admiration sans bornes pour deux écrivains : Victor Hugo et Alexandre Dumas. C’étaient à l’époque ceux qui remuaient le plus les foules et dont les directeurs de journaux se disputaient la collaboration.
Dumas surtout, créateur des romans fleuves paraissant chaque jour par épisode terminé des mots « à suivre », fut l’écrivain, sinon le plus talentueux, du moins le plus recherché et le plus payé. II eut une influence certaine sur Gustave Flaubert qui, lui aussi, médita d’écrire des drames historiques, et Antony, le héros de la pièce d’Alexandre Dumas jouée à la Porte Saint-Martin en 1831, type des plus caractéristiques des personnages romantiques, tels que la génération de 1830 se représentait, restait comme une obsession ou tout au moins comme un symbole de sa jeunesse. « … On portait un poignard dans sa poche comme Antony », dira Flaubert dans sa préface aux Dernières Chansons de Louis Bouilhet, et quand il traduira une partie de son passé dans I’Éducation Sentimentale, il ne pourra s’empêcher d’écrire lorsque Mme Arnoux donnait de bons conseils à Frédéric : « …Travaillez ! Mariez-vous ; il répondait par des sourires amers, car, au lieu d’exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l’Antony, le maudit… ».
Pour Flaubert, quand il allait à Trouville, il y avait peut-être aussi comme un ressouvenir de Dumas, le découvreur de cette plage normande, ressouvenir qui se ravivait dans les terres de Saint-Gatien–des–Bois, au chalet des Rouges–Fontaines où Guttinguer, l’ami de son père, reçut tant d’écrivains romantiques.
Le 27 mars 1846, Alexandre Dumas et Lola Montès venaient à Rouen pour témoigner aux Assises, événement dans la ville qui fit accourir la foule au Palais et où leur présence donna plus d’émotions que le malheureux disputant son existence dans le box des accusés. Lui, Flaubert, encore inconnu, pleurait sa sœur, écrivant romantiquement à Maxime Du Camp : « … On lui a mis sa robe de noce, avec des bouquets de roses, d’immortelles et de violettes… ». Peut-être, ce jour-là, si les circonstances l’avaient voulu, les deux hommes eussent pu se rencontrer.
Si Flaubert, dans sa correspondance, parle pas ou peu de Dumas, ce dernier, dans ses mémoires, ne mentionne non plus Flaubert. Il est vrai que vingt ans les séparent, pourtant, quand l’auteur des Trois Mousquetaires, au printemps 1860, fit construire une petite goélette, il la nomma « L’Emma » ; intention ou hasard ?
En 1868, Dumas revenait à Rouen, puis allait au Havre, où la ville avait organisé une exposition maritime. Il y fit une conférence et c’est dans cette ville, le 10 août, qu’il apprit la mort de son amie, l’actrice Adah Menken. Flaubert était à Saint-Gratien, chez la princesse Mathilde, et ne rentra que le 11 août à Croisset. Par un renversement des situations, le destin empêcha encore les deux hommes de se rencontrer. Il est vrai de dire qu’ils ne se sont jamais recherchés intentionnellement. La différence d’âge, comme nous l’avons dit, l’évolution artistique de Flaubert, la vie intime et tout autre de Dumas près de Christine de Suède, la duchesse de Guise et Mlle Mars, s’y opposaient.
Pour Alexandre Dumas fils, ce fut bien différent. Les deux hommes, sensiblement du même âge, se rencontrèrent pour la première fois dans les salons de la princesse Mathilde, où se pressaient alors Sainte-Beuve, Théophile Gautier, le peintre Giraud, Claudius Popelin, Renan, Victorien Sardou et Mérimée. Flaubert et Dumas furent certainement les amis, parmi les artistes, les plus sincères et les plus dévoués à la princesse. Ils n’abandonnèrent pas, aux plus mauvais jours de la guerre de 1870-71, celle qu’ils nommaient « Notre-Dame des Arts ». Elle se réfugia d’abord à Puys chez Dumas, puis à Bruxelles.
Le 14 mars 1871. Flaubert et Dumas entreprirent ensemble le voyage de Belgique pour saluer la Princesse et l’encourager dans son exil. Il est curieux de voir Flaubert se mettre du côté de celui qui souffre, s’opposant à Napoléon III avec Victor Hugo, à qui il sert de boîte aux lettres, avec la princesse Mathilde, craignant les contrecoups du 4 septembre. La République, d’ailleurs, lui permettra de revenir et les deux hommes, fidèles à leur amitié, après 1871, continueront de se rendre à Saint-Gratien où se plaît à peindre la Princesse. Dans son tableau, Lucien Doucet nous la représente penchée sur ses aquarelles et on a du mal à voir dans ce visage sévère celle que le prince Demidoff attachait par les cheveux au pied du lit quand elle ne se montrait pas soumise à sa fantaisie d’ivrogne lubrique, ce russe qui fut aussi l’amant qui entretenait Juliette Drouet, avant le grand amour de Victor Hugo.
Sûrement, Flaubert et Dumas fils eurent une certaine estime l’un pour l’autre, venue de leur mutuelle affection pour la princesse Mathilde, de leur semblable désolation devant les désastres de la guerre. « … J’ai appris que Dumas est dans le même état que moi… », écrira Flaubert (1), de leur assiduité près de Jeanne de Tourbey que, vraisemblablement, Dumas eut l’idée de nommer : « La Dame aux Violettes » en opposition avec « La Dame aux Camélias ». Elle recevait dans son salon de la rue Vendôme tous les intellectuels et célébrités, littérateurs, philosophes, musiciens, artistes, journalistes, mais on la soupçonne, de nos jours, d’avoir été un agent de renseignements de Napoléon III. Elle pouvait connaître dans ce milieu enclin à l’opposition, si l’on y fomentait des troubles.
Alexandre Dumas fils offrit à Flaubert son théâtre complet, paru en 1862, avec la dédicace : « À mon grand ami Flaubert. Bon souvenir », et fut de ceux qui s’employèrent à faire triompher « le Candidat ». « … Vous eussiez été peiné — écrivait Raoul Duval — comme nous tous ; nous avions beau applaudir : la princesse Mathilde, Dumas, Goncourt, Zola, Daudet… ».
Mais le comportement, le caractère et la perception de l’art des deux écrivains étaient trop différents pour qu’ils puissent vraiment se comprendre et avoir entre eux cette grande harmonie qui lia Flaubert à Lepoitevin, à Louis Bouilhet, à Tourgueniev et même à Maxime Du Camp et Laporte.
Dumas, qui déjeunait volontiers avec le jeune Maupassant, disait qu’il regrettait de ne l’avoir pas formé. « Si j’avais eu en main une telle valeur, j’en aurais fait un moraliste… ». Flaubert avait essayé d’en faire un artiste. « … Flaubert — disait Dumas — un géant qui abat une forêt pour fabriquer une boîte…, la boîte est parfaite mais elle a vraiment coûté trop cher… » (2).
De l’autre côté, le besoin d’épater et de paraître de celui qui se voudra prédicateur laïque et national, réformateur des mœurs pour les autres et non pour lui, étonnera Flaubert qui, fuyant la gloire, ne pensait qu’à l’art pour l’art.
« … Le sieur Dumas, dira–t-il, vise à la députation… Alexandre Dumas émaille les journaux de ses réflexions philosophiques… Notre ami Dumas rêve la gloire de Lacordaire ou plutôt de Ravignan ! Empêcher de retrousser les cotillons est devenu chez lui une idée fixe… » (3).
Toutes les excentricités de Dumas fils dépassaient Flaubert, qui ne pouvait s’empêcher de l’exprimer à Mme Brainne. « … La mère Pérot m’a dit qu’elle trouvait Alexandre Dumas absolument fou. Il a commencé devant elle une phrase par ces mots : « Moi et Jésus-Christ… » (4). Mais le comble fut de savoir que Dumas avait refusé de faire partie de la commission de la statue de George Sand parce que l’auteur de La Mare au Diable et de Mauprat ne lui avait point laissé par testament un tableau de Delacroix qu’il convoitait.
* *
Il y a dans la vie des deux Dumas un personnage énigmatique, c’est la maîtresse du père et la mère du fils, Catherine Labay. Elle aurait créé un petit atelier de quelques ouvrières qu’elle dirigeait avec compétence place des Italiens et était la voisine de palier de Dumas père (5). On la dit sérieuse et sentimentale, un peu la madame Bonacieux des Trois Mousquetaires. C’est en 1822, l’homme a vingt ans, la femme se dit âgée de huit ans de plus et être née à Bruxelles. Elle dit aussi qu’elle s’est mariée à Rouen avec un homme à moitié fou qu’elle a abandonné. On ne sait rien de plus d’elle, car Dumas père l’a complètement oubliée dans ses mémoires et Dumas fils ne parle pas de sa mère dont il ne sait pas grand–chose d’ailleurs.
De tout ce qu’elle a dit sur elle, doit-on la croire ? Il est vrai que le 21 avril 1831, quand elle a voulu reconnaître Alexandre pour son fils, afin de ne pas avoir de complications, elle s’est déclarée célibataire, mais elle ne possède aucun papier d’identité. Comment est-elle venue de Belgique à Paris ? Son fils, le 23 octobre 1868, à la mairie de Neuilly–sur–Seine, fit la déclaration et l’on peut lire l’acte de décès : Labay, Marie Catherine Laure, sans profession, née à Bruxelles, Belgique, célibataire, âgée de soixante–quatorze ans, décédée hier à dix heures du soir en son domicile rue d’Orléans n° 1, fille de (les noms et prénoms de ses père et mère n’ont pu nous être donnés) sur la déclaration de Alexandre Dumas Davy de la Pailleterie… ».
Mais en fait, il semble qu’elle ne soit pas née en Belgique et que son origine brabançonne soit comme son mariage avec un demi–fou, une invention. En effet, elle ne figure sur aucun registre d’État–Civil de Bruxelles (6). À Rouen, aucun mariage n’a pu être découvert mais cependant on peut relever que le 7 janvier 1801 une nommée Catherine Louise Rosalie Labey, fille de Labey Catherine, revendeuse, naissait. Sa mère, veuve Cotel depuis 1795, ne pouvait faire état de son mariage avec un homme qui fut de vingt–six ans plus âgé qu’elle.
Y a-t-il une corrélation entre ces deux Catherine Labey ou Labay et en fait, la maîtresse de Dumas père et la mère de Dumas fils est-elle rouennaise ? Qui sait ? (7)
* *
Le 5 décembre 1870, il y a cent ans, décédait Alexandre Dumas père. Avant de fermer les yeux il murmura à son fils : « Je meurs trois mois trop tard ». C’est que l’auteur de plus de deux cent cinquante romans et pièces de théâtre se rendait compte qu’en cette France déchirée par la guerre, sa mort passerait inaperçue.
En 1902 de grandes fêtes marquèrent le centenaire de la naissance de Dumas, à Villers–Cotterets, sa ville natale, où on inaugurait sa statue. De nombreux écrivains s’étaient groupés autour du Ministre de l’Instruction Publique et le soir, dans le parc illuminé, se déroula une curée aux flambeaux. Dumas fils et Flaubert n’étaient plus mais la « Dame aux violettes » et « Notre–Dame des Arts » vivaient encore.
La gloire de Dumas n’est pas obscurcie et ses Trois Mousquetaires bataillent encore sur le petit écran de la télévision comme Le Chevalier de Maison-Rouge. Mais les dates s’estompent et c’est le grand inconvénient des chiffres.
Lucien Andrieu.
(1) Lettre à Caroline 23-1-1871.
(2) André Maurois : Les trois Dumas.
(3) Lettre à George Sand 19-10-1871.
(4) Lettre à Mme Brainne 15-3-1877.
(5) André Maurois : Les trois Dumas.
(6) M. W. Steven, et nous l’en remercions, a bien voulu faire pour nous des recherches aux Archives de l’hôtel de ville de Bruxelles.
(7) On se doit néanmoins de noter qu’à Rouen, le 7 novembre 1808, une nommée Labbé Marie Catherine, couturière, née à Troyes le 10 mars 1781, épousait Jean–Pierre Chapelle, âgé de 33 ans de plus qu’elle.