Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37 – Page 34
L’enterrement du Père de Gustave Flaubert
À plus d’un siècle d’intervalle, certains faits qui paraissent avoir profondément ému l’ensemble des Rouennais d’alors, surprennent beaucoup ceux d’aujourd’hui. Comme partout, une sorte d’indifférence, de durcissement d’esprit et de cœur semblent prévaloir maintenant à l’égard d’événements locaux et ne retenir l’attention que le temps d’une émission régionale de télévision ou de la durée d’un quotidien. Phénomène collectif sans doute dû à notre forme de civilisation industrielle autant et même plus que de son corollaire la société de consommation, qui oblige à l’exécution rapide de tous nos actes quotidiens, à une course effrénée et jamais atteinte vers plus de productivité, si bien que vivant dans la même ville, y retrouvant un cadre guère différent, malgré les destructions de la dernière guerre, chacun de nous peut se demander si les journaux d’autrefois nous rapportant certaines émotions collectives exprimaient véritablement la vérité. C’est le sentiment que l’on retire de la lecture des articles parus dans les trois quotidiens rouennais nous rapportant la mort et l’enterrement du père du futur romancier.
Gustave Flaubert avait alors vingt–quatre ans. Il avait dû abandonner ses études de droit à Paris et il continuait de se soigner des premières attaques d’épilepsie, survenues deux ans auparavant, et qui furent, comme on s’en doute, l’un des événements marquants et déterminants de sa vie, autant que la mort rapide et inattendue de son père, survenue le 15 janvier 1846. On s’en aperçoit dans sa correspondance, car aussitôt cette disparition, il se considère comme un vieux : sa jeunesse, moralement, lui semble terminée.
Deux quotidiens sur les trois, le Courrier de Rouen paraissant depuis deux mois seulement, paraissent vraiment accablés et semblent interpréter, plus que créer, l’opinion de la ville et de la rue, à l’annonce de cette mort. Il est vrai que les journaux d’alors étaient essentiellement rouennais, les nouvelles parisiennes étaient secondaires et quelques rédacteurs qui en assuraient la publication étaient plus fréquemment dans la rue, à la quête des nouvelles que ceux d’aujourd’hui circulant en automobile, devant s’ingénier à des trajets en zone bleue et se plier à l’alternative des feux rouges et verts. Le Journal de Rouen du 16 janvier 1846 écrit : « Les deux départements de la Seine–Inférieure et de l’Eure et la ville de Rouen en particulier viennent d’éprouver une perte immense. Le docteur Flaubert, père, chirurgien en chef de l’Hôtel–Dieu de Rouen, est mort hier après une longue et désolante maladie, à l’âge de soixante et un ans ». Il faut dire que les annonces de décès étaient rares alors et même exceptionnelles. Longtemps, ils furent des « articles communiqués » après l’enterrement, par la famille et surtout des amis, écrits dans un style fortement romantique et éploré qui prête aujourd’hui au sourire. Le Journal de Rouen était le plus ancien, celui qui avait le plus fort tirage avec 3.000 exemplaires,
d’esprit le plus avancé, plutôt voltairien, assez saint-simonien, dans la tendance de la famille Flaubert. L’autre, le Mémorial de Rouen, quotidien orléaniste et gouvernemental, exprima le même jour une opinion analogue : « La ville de Rouen vient de faire une perte irréparable, M. Flaubert, chirurgien en chef de l’Hôtel–Dieu de Rouen, est mort hier à onze heures. M. Flaubert était regardé à juste titre, comme l’un des chirurgiens des plus illustres de la France. Son nom suffit à son éloge et il est bien peu de familles dans nos contrées qui ne lui doivent un tribut de reconnaissance. Ce n’est pas dans la classe pauvre qu’il laisse le moins de regrets et le souvenir des moins précieux ». Même opinion de part et d’autre, alors que sur les questions politiques, comme tous les journaux d’opinion, ils avaient l’habitude de s’entredéchirer sans ménagements. Cependant, le Journal de Rouen lui consacre un article beaucoup plus complet : « Accoutumé à se dévouer entièrement à ses malades, à ne jamais compter avec ses forces et avec sa santé, il a, dans les premiers moments de sa maladie qui vient de nous l’enlever, montré pour ses souffrances personnelles cette insouciance qui ne lui était que trop habituelle, cette foi dans la nature, dont il avait si souvent reconnu la souveraine puissance. Mais rien n’a pu les soustraire à la fatale destinée, ni les soins tendres, assidus et intelligents d’une famille admirable de respect et d’amour pour son chef, ni les conseils éclairés et dévoués de ses confrères ». Il est probable que cet article non signé est de la plume de Beuzeville qui devait devenir au début du second empire, son rédacteur en chef. Ce Rouennais d’origine était un ancien potier d’étain, poète à ses heures de loisir, et qui, avec beaucoup de persévérance, était parvenu à devenir rédacteur et « localier » dans ce journal. Il ajoutait : « Les regrets qu’il laisse dans toute notre population survivront longtemps à l’affliction que cette mort prématurée a répandue dans les esprits. On peut dire sans exagération que sa mort est un deuil public. Conseiller débonnaire, ami généreux et sage, protecteur bienveillant des classes inférieures, il laisse dans la mémoire du peuple un de ces bons souvenirs que rien n’efface et que le temps grandit encore. On consentait avec plaisir et avec une entière sécurité à aller à l’Hôtel–Dieu si on devait être traité par lui. Humanité, indulgence, facilité de caractère, philosophie douce et pratique, largeur de vues, expérience immense, sagacité éprouvée, adresse rare et patiente, telles étaient quelques unes des principales qualités de notre regretté concitoyen. La science chirurgicale perd en lui son principal représentant dans nos contrées. Ne craignons pas de dire que si les circonstances l’avaient placé à Paris, il eût été souvent préféré à ces célébrités contemporaines qui étaient loin de le valoir sous les rapports de la douceur, de l’habileté dans les pansements, de la bonté du cœur et de l’égalité de caractère ». Déjà, on ne réussissait qu’à Paris, mais quelles célébrités parisiennes visaient le rédacteur rouennais ? Ce passage témoigne à quel point le docteur Flaubert était estimé dans le département, à une époque où la science ignorait les microbes et le chlorophorme, comme anesthésique. Entre le docteur Flaubert et le docteur Larivière de Madame Bovary, cet extrait confirme ce que l’on a toujours pensé sur ce sujet. Il ajoute encore : « Depuis trente ans, il était à la tête du service chirurgical de l’Hôtel–Dieu, et, il ne se passait pas de jour, qu’il n’employât quatre, cinq et même six heures à faire sa visite avec les plus grands soins et à donner des consultations qui attiraient une foule de malades de la ville, des environs et des départements voisins. Cette vie laborieuse au milieu de l’air vicié et quelquefois contagieux des salles et des amphithéâtres, ne suffisait pas à son zèle et à son amour pour la science et l’humanité. Pendant quinze ans, il a supporté à lui seul les fatigues de l’enseignement et bien des médecins qui exercent aujourd’hui avec distinction l’art de guérir dans notre ville et dans le département lui doivent leur première et plus solide instruction ». Longtemps, des médecins établis dans des bourgs aimèrent rappeler avoir été l’un de ses élèves, comme référence pour leurs savoir et compétence locales.
En ce début d’année, il paraissait fatigué de ses efforts pour satisfaire avec le même zèle une clientèle qui avait seulement confiance en lui, « aussi les traces d’une vieillesse prématurée se laissent, depuis quelques années, remarquer dans ses traits et sa démarche. Toutefois, il était suppléé avec beaucoup de distinction et de zèle par son fils aîné qui était adjoint à son service. Il semblait devoir recouvrer une nouvelle santé et ainsi prolonger parmi nous son existence si précieuse et si estimée. Mais de nouvelles fatigues, des veilles, des soucis sur la santé des siens ont détruit nos espérances et ne nous laissent de profonds et sincères regrets ». C’est à dessein que nous avons souligné ce membre de phrase, qui semble faire allusion d’une manière discrète aux soucis intimes que lui avaient causés les crises épileptiques de son fils cadet, et dont la rumeur chuchotée devait avoir été largement répandue dans la ville, malgré le silence discret que la famille s’efforçait d’observer, à cause du genre de maladie.
Les quotidiens du 18 janvier nous apportent des détails sur son inhumation : « Rarement notre ville a été témoin d’une solennité aussi importante. Les hommages officiels se bornaient à la présence d’un détachement de troupe de ligne chargé de rendre les honneurs militaires au défunt, en qualité de membre de la Légion d’Honneur », écrit le Journal de Rouen et de son côté le Mémorial de Rouen : « Jamais marques plus touchantes de regrets n’ont été données de la part, nous pouvons le dire, d’une ville entière à la mémoire d’un homme de bien, de science et de talent. L’affluence de toutes les classes de la population était immense à cette cérémonie. Les ouvriers du port avaient réclamé la faveur de porter le cercueil de la maison mortuaire jusqu’à l’église et ils ont été représentés par douze d’entre eux, pour remplir cette mission qui les honore comme elle honore le nom et le souvenir de celui qui en a été l’objet ». « Mais ce qui n’était point commandé, écrit de son côté le Journal de Rouen, ce qui était un témoignage spontané des regrets unanimes de la cité, c’était l’empressement de la foule qui ne venait point commandée par un rare spectacle, mais dire un dernier adieu à l’homme respectable, au praticien éclairé dont toute la vie a été consacrée au soulagement de ses semblables ».
L’église de la Madeleine, copie de celle de Paris, toute proche avait été tendue de noir, par les soins de ses anciens élèves, qui avaient fait venir de la capitale, les tentures nécessaires. Le deuil était conduit par ses deux fils et par son gendre Hamard, suivis aussitôt par les élèves de l’école de Médecine. Plusieurs discours furent prononcés, à la suite de la cérémonie religieuse, devant le parvis de l’église, par les docteurs Blanche, Grout, Couronné, Ballay, par un élève de l’école de Médecine et par un ouvrier du port. Le docteur Grout est le père du second mari qu’épousera la nièce Caroline du romancier, née quelques semaines après le décès de son grand–père. Sa naissance devait entraîner la mort de sa mère, atteinte d’une fièvre puerpérale, probablement déterminée par la présence prolongée dans l’appartement du docteur Flaubert, des microbes qui avaient causé sa disparition, à la suite d’un phlegmon à la jambe. Le docteur Blanche est également le père de celui qui, possédant une clinique à Neuilly, soignera Maupassant jusqu’à sa mort.
Ensuite, le cortège suivit les boulevards extérieurs pour atteindre le cimetière monumental sur les hauteurs de la ville dont il est dit que « les bas-côtés étaient couverts par la foule ». Trente quatre ans plus tard, ce fut le même itinéraire que devait suivre son fils Gustave, avec une affluence moindre sur les boulevards, mais suivi par l’élite de la littérature française.
A. Dubuc