Flaubert et le Monument de George Sand

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37  – Page 39

 

Flaubert et le Monument de George Sand

(avec des lettres inédites)

George Sand n’était pas encore dans la tombe que deux propositions de loi étaient déposées sur le bureau de la Chambre des députés. L’une, de Henri de Lacretelle, était ainsi conçue : « Art. 1er – La statue de George Sand sera élevée, aux frais du gouvernement de la République, dans le jardin du Luxembourg, à Paris. Art. 2 – Un crédit de 50.000 f. est ouvert à cette occasion à M. le Ministre des Beaux-Arts ». L’autre émanait d’Ernest Dréolle et de Pierre-Albert de Dalmas : « Art. unique – Il est ouvert au ministère de l’instruction publique (section des beaux-arts) un crédit extraordinaire de 25.000 francs pour la mise au concours et l’exécution d’une statue de George Sand, qui sera placée au palais de Versailles ». (10 juin 1876).

Ces vœux furent renvoyés à la 3e commission, qui n’eut à se prononcer que sur le second, celui de Lacretelle ayant été retiré, le 17 juin, sur demande de la famille. Du rapporteur, Jules Duvaux, naguère opposant à l’Empire et nettement « à gauche », ce qui n’était pas le cas de Dréolle et de Dalmas, on aurait pu attendre un avis favorable ou un refus poli. Il conclut cependant au rejet de la proposition avec un motif qui dut faire rugir Flaubert, lui qui écrivait, justement le 17 juin, à Mlle Leroyer de Chantepie : « Elle restera une des illustrations de la France et une gloire unique ». Voici l’incongruité de ce Duvaux, ancien élève de l’École Normale supérieure, agrégé des lettres, et qui sera ministre de l’instruction publique de la Troisième : « Ce serait créer un fâcheux précédent et excéder de beaucoup ce que la France doit à Mme George Sand ». Textuel !…

Qui donc aujourd’hui se souvient de Duvaux ? Même une plaque sur le coin d’une rue nous paraît excéder de beaucoup ce que la France doit à M. Duvaux…

Puisqu’il ne fallait pas compter sur le gouvernement, un Comité se constitua. On trouvera les noms de ses membres dans une lettre adressée en février 1877 à la Société des Gens de Lettres.

Paris, 21 février 1877.

Monsieur le Délégué,

Le Comité qui a pris l’initiative d’élever une statue ou un buste à Madame George Sand, à Paris, dans le jardin du Luxembourg, a l’honneur de vous demander de bien vouloir l’autoriser à faire figurer « la Société des Gens de Lettres » dans la liste du dit comité.

Les adhérents de ce comité d’Initiative dont la liste sera close après votre adhésion sont : MM. Edmond Adam, sénateur ; Louis Blanc ; Charles Buloz ; Duquesnel, de l’Odéon ; Flaubert ; de Girardin ; A. Hébrard, du Temps ; Henri de Lacretelle, député ; Calmann -Lévy ; Perrin, du Théâtre français ; A. Maquet ; Renan ; Schérer, sénateur ; Edmond Plauchut.

Pour l’étranger : MM. Alfiéri ; Thennisson [sic] ; Yvan Tourguéneff.

Dans l’espoir que la demande que j’ai l’honneur de vous adresser recevra à la Société des Gens de Lettres un accueil [sic] favorable, veuillez agréer. Monsieur le Délégué, l’assurance de ma parfaite et cordiale considération.

Pour le Comité d’Initiative

Le Secrétaire,

Edmond Plauchut

11, bd des Italiens.

Ce document, qui figure encore aux archives de la Société des Gens de Lettres, porte au coin gauche une mention qui laisse supposer que la requête reçut l’accueil espéré : « Souscription (statue de G. Sand) partic[ipation] de la Société. C[omi]té 26 février ».

Le signataire — et secrétaire — est Edmond Plauchut, ami des dernières années, familier de Nohant, celui dont Flaubert, dans une lettre à Maurice Sand, disait au lendemain de la mort de George Sand : « Dites-lui que je l’aime pour l’avoir vu verser tant de larmes ». Il vénérait la disparue, mais bon vivant, quelque peu velléitaire, il semble qu’il ne se soit pas obstiné, qu’il n’ait pas fait preuve de la persévérance et de l’activité qui eussent entraîné le succès. Néanmoins le comité tint quelques séances : les billets de Flaubert, inédits jusqu’à ce jour, que nous allons donner ci-dessous, en sont la preuve. Les deux sont en copies à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (fonds Sand, carton G 5921 (4), et le premier a figuré dans une vente récente d’autographes, grâce à quoi nous avons pu contrôler l’exactitude de la copie :

St-Gratien, 29 août (1877)

Mon bon Plauchut,

Je ne sais p(ou)rquoi la lettre de Maurice vous a été renvoyée. Ma livrée (qui se compose de deux bonnes), a perdu la boule en l’adressant rue St-Honoré au lieu de : rue du Faubourg-St-Honoré ?

Merci de votre aimable souvenir, cher ami.

Quant à notre statue, je savais par Tourgueneff qu’il y avait un arrêt. Mais ne perdez pas courage. J’ose à ce propos me citer en exemple. À force d’entêtement, j’ai vaincu le conseil municipal de Rouen qui m’a enfin accordé une place p[ou]r le buste-fontaine de Bouilhet. La statue de George Sand me semble une œuvre moins difficile !

Il faudra nous y remettre l’hiver prochain.

Actuellement, il n’y a rien à faire, l’Ordre moral, la Récolte, le Turc, les Élections, etc., que sais-je ? Tout conspire contre nous. Mais patience ! Vous en viendrez à bout.

Si vous désirez en causer avec moi dès maintenant, venez un des jours de la semaine prochaine fg St-Honoré 240, vers 9 h. du matin, bien que je sois censé n’être plus à Paris, ma porte vous sera ouverte.

Tout à vous et au revoir mon cher ami.

Votre Gve FLAUBERT

(Adresse sur enveloppe 🙂 Monsieur E. Plauchut

11, boulevard des Italiens

Le cachet postal porte : Sannois à Paris, 29 août 1877.

Voici l’autre billet, dont nous n’avons qu’une copie.

Mon cher Plauchut,

Si l’on m’a attendu hier chez Hugo, c’est que je n’avais pas reçu (et je n ai pas encore reçu) votre lettre de convocation.

Où l’avez-vous donc adressée.

Tout à vous G. FLAUBERT

240, rue du Faubourg-SaintHonoré

Lundi matin.

II pourrait être du lundi 27 août. Ce qui s’accorderait avec le fait que, Plauchut ayant répondu le lendemain, Flaubert reprenait la plume le mercredi 29 pour expliquer le malentendu. Il faudrait pouvoir vérifier qu’il y eut une réunion du comité chez Victor Hugo le dimanche 26.

Quoi qu’en ait pensé Flaubert, Ia statue de George Sand ne fut pas une œuvre facile. Il fallut attendre 1904 pour que Paris érige enfin une statue à la plus grande romancière du XIXe siècle, dans ces jardins du Luxembourg où la jeune femme avait promené vers les années 1832 sa fille Solange. L’œuvre du statuaire Sicard un peu mièvre, mais qui ne manque pas de charme, s’élève juste en face des fenêtres du dernier appartement qu’ait occupé George Sand dans la capitale.

Paris avait été précédé par La Châtre, où un Comité plus actif s’était formé dès 1878. Lui aussi avait sollicité la Société des Gens de Lettres. Celle-ci répondit d abord qu’elle se réservait pour la souscription parisienne, mais, à la réflexion interrogea Plauchut sur ce premier projet, pour savoir où l’on en était. On lit dans l’Histoire de la Société des Gens de Lettres par Édouard Montagne, p. 307 : « M. Plauchut ayant déclaré, le 6 janvier 1879, que la souscription de Paris était suspendue pour longtemps, sinon pour toujours, le Comité décide qu’une somme de 100 francs sera de nouveau versée à La Châtre ».

Lorsque la Châtre inaugurera, le 10 août 1884, la statue due au ciseau d’Aimé Millet, Flaubert aura depuis longtemps rejoint sa vieille amie dans l’autre monde.

Georges Lubin.

Georges Lubin

Correspondance générale de George Sand. Éditions Garnier – 7 tomes parus de 1830 à 1847.