Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37 – Page 42
Flaubert et la place des adverbes
Une étudiante suédoise, Jah Hansèn de l’Université de Göteborg, préparant une thèse sur les adverbes de proposition dans le français contemporain, a eu la gentillesse de nous faire connaître un article d’un de ses compatriotes, M. Osten Södergärd, paru en français, dans une revue de son pays Neuphilogische Mitteilungen (p 61-62 ; année 1960-61) fort intéressant pour les études flaubertiennes. Nous pensons lui faire plaisir ainsi qu’à son auteur, en le reproduisant dans notre revue. Il témoigne, que dans ce pays aimé de beaucoup de Français, les auteurs et notre langue y connaissent un intérêt marqué.
A. D.
Quand la discussion porte sur le chapitre de l’ordre des mots, on entend, d’une façon générale, la place des éléments majeurs de la phrase : le sujet, le verbe et le complément. Toutefois, en dehors de ces parties du discours, l’adverbe mérite également l’attention.
En ce qui concerne la position des adverbes, on sait que, généralement, elle est conforme à leurs fonctions. C’est ainsi qu’un adverbe en tant que complément d’adjectif précède immédiatement celui-ci. Comme complément d’un verbe, il y a plus de nuances : (1) la place de l’adverbe est après le verbe simple, mais dans les temps composés, l’adverbe peut être placé avant ou après le participe. Quant à l’adverbe de proposition, il est détaché du reste de la phrase, souvent mis au début (2).
Dans cette petite analyse de style, nous allons montrer comment Flaubert, dans l’Éducation sentimentale, (3) révèle une manière bien à lui de placer les adverbes : il les rejette en effet tous vers la fin de la phrase. C’est une méthode qui a été mise en système et dont nous allons par la suite établir le relevé (4).
Or, parmi ces adverbes rejetés vers la fin, on trouve, chose extraordinaire, diverses fonctions représentées. En tant que complément d’un adjectif, l’adverbe est placé à la fin : « Il arriva jusqu’à désirer être malade, gravement » .(p. 168). Comme complément d’un verbe, l’adverbe se trouve également à la fin : « Et Sénécal tendit sa main, bravement » (p. 161). Même en sa qualité d’adverbe de proposition, on trouvera que l’adverbe est placé en fin de phrase : « le banquier était un brave homme, décidément » (p. 220).
Parmi ces adverbes figurent également diverses catégories sémantiques. Qu’on ait affaire à un adverbe de qualité : lentement, de quantité : médiocrement, ou de relation : inutilement, ils ont tous ceci en commun qu’ils sont rejetés vers la fin de la phrase.
Les adverbes qu’on trouve à cette place finale dans l’Éducation sentimentale peuvent être de formations différentes : avec ou sans l’aide de -ment.
L’adverbe est placé à la fin de la phrase de deux façons différentes : Il peut être isolé ou non par une virgule.
Dans la première catégorie — l’adverbe étant isolé par une virgule — on trouve un certain nombre d’adverbes formés autrement qu’avec -ment :
Cependant : — « Il aurait voulu servir Rosanette, cependant ». (p. 293).
Plus tard : — « La jeune fille ne s’en trouverait que mieux, plus tard ». (p. 75).
Il en est de même des adverbes suivants : maintenant, peut-être, pourtant, quelquefois, toujours, avec acharnement, avec ravissement, par discrétion, pendant longtemps.
Une longue série d’adverbes, formés à l’aide de -ment, sont ainsi déplacés.
Certainement : « Le parti conservateur, d’ici peu, prendrait sa revanche, certainement. » (p. 222).
Curieusement : « Elle l’observait de loin, curieusement. » (p. 252).
Humblement : « Le harpiste s’approche d’eux, humblement. » (p. 8).
Infailliblement : « Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma qu’il le trouverait chez Bouttenvilain, infailliblement. » (p. 81).
Injustement : « Cécile m’aurait dépouillée, injustement. » (p. 277).
Inutilement : « et les marchands d’habits, au milieu des rues interrogeaient de l’œil chaque fenêtre, inutilement. » (p. 50).
Lentement : « Frédéric descendit l’escalier, lentement. » (p. 122).
Mollement : « Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. » (p. 171).
Naturellement : « Nouvelles promesses de l’autre, nouvelles farces, naturellement. » (p. 298).
Personnellement : « Le jeune homme lui plaisait, personnellement. » (p. 180).
Les adverbes suivants se comportent de la même façon : absolument, adroitement, bravement, brusquement, continuellement, courtoisement, décidément, dévotement, doucement, éloquemment, gravement, impétueusement, impudemment, indirectement, irrévocablement, largement, mystérieusement, négligemment, perpétuellement, prestement, publiquement, régulièrement, solitairement, vaguement, violemment, vraiment.
Dans la deuxième catégorie, on trouve que Flaubert a placé un certain nombre d’adverbes, toujours en fin de phrase, mais sans virgule. Souvent, dans ces cas, la place finale est évidente, étant donné la structure de la phrase : l’adverbe est seul à suivre le verbe. Dans d’autres cas, en revanche, le verbe est accompagné d’un complément qui précède l’adverbe. Ces adverbes ne sont donc pas détachés du reste de la phrase, comme c’est le cas pour la première catégorie. C’est là quelque chose qui se produit dans les incises par exemple :
Brusquement : — Vous devriez les faire reconduire ! dit-il brusquement. » (p. 156).
Vivement : — Et Delphine, la femme de chambre, en train d’écrire dessus avec un charbon : « Armes données », lui dit vivement … » (p. 209).
Les adverbes suivants se trouvent dans la même situation : froidement, gravement, lentement, naïvement, sèchement, tranquillement, vigoureusement.
Pour un grand nombre d’adverbes, on relève le même procédé :
Abondamment : — Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment » (p. 275).
Amèrement : — Tous ricanèrent amèrement. » (p. 195).
Attentivement : — Rosanette écouta cette histoire attentivement. » (p. 236).
Doucement : — Il l’aida ensuite à faire quelques pas doucement. » (p. 187).
Extraordinairement : — Mme Arnoux (à force d’en entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. » (p. 181).
Médiocrement : — Il s’en inquiétait médiocrement. » (p. 232).
Parfaitement : — Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait la question parfaitement. » (p. 273).
Quotidiennement : — et Hussonet aurait laissé périr l’Art, sans les exhortations de l’Avocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. » (p. 114).
Scientifiquement : — Il serait temps de traiter la Politique scientifiquement. » (p. 131).
Voracement : — il lui baisa la main voracement. » (p. 183).
Il en est de même des cas suivants : avidement, brusquement, clairement, dédaigneusement, démesurément, dernièrement, éperdument, extraordinairement, fortement, franchement, fraternellement, froidement, généralement, immédiatement, indirectement, ineffablement, intérieurement, ironiquement, largement, longtemps, médiocrement, mortellement, prestement, rapidement, vertement, violemment, vivement.
Comme on vient de le voir, cet ordre des mots — la place finale de l’adverbe, souvent isolé par une virgule — est d’un effet de style délibérément recherché par le romancier. Divers groupes d’adverbes figurent à cette place. Quelles que puissent être leurs fonctions, ces adverbes obtiennent toujours la place finale dans la phrase. Il en est de même de ceux qui sont formés avec ou sans l’aide de –ment, ainsi que ceux qui appartiennent aux divers groupes sémantiques. Le résultat ainsi obtenu est partout le même. Tout comme le rejet rythmique du vers est destiné à mettre un mot en valeur, la place finale dans la phrase de Flaubert confère à l’adverbe un maximum d’emphase.
0sten Sodergard
(Upsal)
(1) Bailly, Linguistique, § 376.
(2) H. Nilsson-Ehle, Les adverbes en -ment compléments d’un verbe, § 8.
(3) G. Flaubert, l’Éducation sentimentale, Paris, 1946 (Bibliothèque de Lectures de Paris).
(4) Pour quelques exemples qui montrent cette place de l’adverbe dans d’autres romans Flaubert, voir A. Thibaudet, Gustave Flaubert, pp. 242-43 ; H. Guddorf, Der Stil Flauberts, p. 17 ; S. Ullmann, Style in French Novel, p. 146.