Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 5
Un tableau inédit du Château des Cœurs
La Bibliothèque Nationale a récemment acquis un manuscrit du Château des Cœurs. Ce manuscrit, répertorié sous la cote : Nouvelles acquisitions françaises, 15810, provient de la vente Jean-Victor Pellerin, qui eut lieu à l’Hôtel Drouot les lundi 5 et mardi 6 mai 1969.
Le catalogue de la vente en donne, à la page 102, la description suivante : « Manuscrit de 156 pages, numérotées par Flaubert de 1 à 156, sur papier de Rives, grand format 30 x 20. Complet, avec d’innombrables ratures, corrections, ajouts. Cette pièce écrite avec la collaboration de Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy parut en dix tableaux dans La Vie Moderne, en 1880, l’année même de la mort de Flaubert.
Nous avons ici onze tableaux. Les pages 72 à 88 du manuscrit occupent un tableau inédit, de la main de Flaubert : Les Pays de l’Innocence ; les publications en volume qui suivent la pré-originale de La Vie Moderne (Lemerre, 1885, Quantin même année, Louis Conard, 1911) ne donnent à leur tour, avec très peu de variantes, que dix tableaux.
D’après le premier plan et les ébauches de la pièce — qui figuraient dans la succession de la nièce Caroline — contenus dans des chemises, avec les indications de Flaubert répartissant le travail entre ses collaborateurs « pour Bouilhet » ou « développements divers par d’Osmoy », on trouve trace d’un douzième et même d’un treizième tableau. Mais Flaubert note à leur sujet : À développer en narration seulement.
Il y eut, bien entendu, divers remaniements et refontes du Château des Cœurs. Quoi qu’il en soit, le présent manuscrit est bien complet avec ses onze tableaux, le onzième étant le dernier et terminant la pièce » (sic !).
L’existence de ce manuscrit « complet » pose évidemment le problème, délicat, de la genèse du Château des Cœurs.
En effet, bien que la pièce ait été élaborée en collaboration, la première constatation que l’on fait, lorsqu’on consulte le manuscrit, est que celui-ci a été d’un bout à l’autre exclusivement écrit de la main de Flaubert. Je n’ai pas relevé la moindre trace d’une autre écriture, au long des 156 pages. Par conséquent, les diverses éditions imprimées du Château des Cœurs ont été, depuis 1880, établies sur un autre manuscrit, et ce, pour des raisons assurément obscures. Pourquoi ce sixième tableau qui se trouve situé en plein centre de la pièce, n’existe-t-il pas dans l’autre manuscrit ? Il apparaît plausible que Flaubert ne l’a pas rédigé « a posteriori », après avoir « terminé » la pièce, les liaisons entre le tableau précédent et le tableau suivant apparaissant très naturelles et, en tout état de cause, ne présentant pas trace d’un travail « surajouté ».
Ces problèmes de genèse sont donc à étudier de très près, ce que, personnellement je me propose de faire dans le cadre d’un étude, actuellement en préparation, sur Flaubert et le Théâtre.
Quoi qu’il en soit, ce sixième tableau, Le Pays de l’Innocence, situé entre l’Île de la Toilette — tentation et satire de l’existence « factice » des « civilisés » — et le Royaume du Pot-au-Feu, grosse charge contre la petite bourgeoisie — s’insère très naturellement dans l’économie de la pièce. Il fait pendant au tableau précédent, soulignant, par un contraste saisissant, le passage « d’un extrême à l’autre » et annonce le tableau suivant, qui ramène le lecteur (ou plutôt le spectateur, hélas, très éventuel…) à la médiocrité de la vie « bourgeoise ». D’autre part, ce tableau apparaît comme l’un des plus vivants et surtout l’un des mieux rédigés de la pièce. Critique — une de plus ! — du Flaubert de la maturité contre l’une des illusions « romantiques » les plus répandues (la croyance au bonheur d’une existence « primitive »), charge satirique contre le thème, des bergeries artificielles, Le Pays de l’Innocence offre au lecteur quelques pages qui révèlent combien Flaubert a dû « se forcer » pour devenir un écrivain « réaliste ». Le fait que les couplets « lyriques » de ce tableau aient été rédigés au courant de la plume — ce qui est si rare chez lui ! — en dit long sur cette contrainte qu’il s’est imposée, d’aller à contre-courant de la nature profonde de son génie, qui le poussait à rédiger dans I’« enthousiasme » — au sens grec du terme — de véritables poèmes en prose.
C’est pour ces diverses raisons que j’ai pensé qu’il était naturel que les lecteurs des Amis de Flaubert eussent la primeur de cet intéressant inédit. J’ajoute seulement que je donne ici un texte très fidèle : je me suis seulement permis de ne pas transcrire les abréviations, courantes dans les manuscrits de Flaubert (pr = pour ; prtant = pourtant ; qques = quelques). J’ai d’autre part modifié — ou plus exactement complété assez souvent la ponctuation, dont l’absence, la plupart du temps, rendait tel passage assez obscur ; mais, en revanche, j’ai transcrit, telles quelles, certaines fautes d’orthographe. Enfin, j’ai, en notes, esquissé un rapide commentaire, à propos de certains passages qui m’ont paru dignes d’être ainsi soulignés.
Jean-Louis Douchin (Nantes)