Remarques sur le style de Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 37

Remarques sur le style de Salammbô

« Ça s’achète cher, le style » remarquait Flaubert. La Varende dans son essai sur cet auteur constate que nous avons trop pris l’habitude par suite des exercices scolaires d’étudier séparément la forme et les idées. Nous irons plus loin : le commentaire de texte, ou même l’étude littéraire sont devenus des exercices ambitieux dans lesquels un aristarque prétentieux étale ses idées personnelles à propos d’idées exprimées par l’écrivain se permettant de trancher souverainement et de substituer ses préférences à la réalité que constitue le texte lui-même. Autrement dit le dogmatisme éclectique se substitue au dogmatisme classique sans que pour autant nous avancions dans la connaissance en profondeur de l’auteur. Nous n’avons pas à solliciter les œuvres de Flaubert pour leur faire dire après coup ce que nous voulons bien y trouver, nous ne devons pas introduire nos préjugés critiques dans l’analyse de ce que nous considérons comme l’essentiel, c’est-à-dire le style. La forme et le fonds : dichotomie qui servit et qui sert de pense-bête à un enseignement coupé de la pâte vivante, pont-aux-ânes de la réflexion incapable de s’évader de moules stéréotypés. La forme en fait est la seule réalité, puisqu’elle sert à communiquer les idées ; de plus les idées les plus sublimes, coulées dans le moule du Code Civil, ou du rapport administratif perdent de leur efficience. D’ailleurs pour Flaubert, le style, est l’âme de l’œuvre. Tout son effort a porté sur le choix des mots justes, sur la syntaxe, sur le rythme des phrases et les images. Antoine Albalat a pu à juste titre le qualifier de « Christ de la littérature » en raison de ce dévouement sans précédent aux exigences de l’expression. Sans prétendre épuiser le sujet, nous avons l’intention de signaler des directions de recherche à propos du style de Salammbô. De son vivant, Flaubert fut critiqué à propos de ses scrupules ; les Goncourt n’hésitent pas à ranger ses considérations parmi celles des alexandrins ; Tourgueneff, selon Zola ne comprend pas davantage les scrupules de son ami. Mais pour Flaubert, il existe un art de la prose aussi exigeant que celui de la poésie et qui repose sur des lois musicales ; celles-ci lui assurent sa force et sa beauté. Selon Maupassant, Flaubert « croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité ». Chaque sentiment, chaque idée à exprimer n’ont qu’une manière de l’être, et pour parvenir à cette correction l’auteur devra longtemps tâtonner. Pour lui, la Correction rend la pensée « invulnérable et indestructible » (1). Ainsi s’expliquent les diverses retouches qu’il a fait subir à ce roman.

I – LE VOCABULAIRE :

1. – Généralités :

Sainte-Beuve déplorait à propos de Salammbô « le manque d’un lexique final » qui expliquerait les mots de civilisation. M. Jean Klein a essayé de répondre à cette question dans ses Remarques sur le Vocabulaire archéologique dans Salammbô (2).

Il étudie deux aspects du vocabulaire utilisé par Flaubert, sous l’angle de la couleur locale et du vocabulaire descriptif. Mais l’auteur lui-même avait écarté cette exigence : « Je n’ai pas employé un seul mot sans le faire suivre de son explication » (3). De fait, lorsqu’il utilise des vocables n’évoquant rien pour un lecteur moderne, il commente le terme dans une proposition apposée. Certes, il arrive à Flaubert d’utiliser des mots rares : ainsi dans le chapitre V consacré à Tanit, il mentionne les phénicoptères ; mais le lecteur un peu averti peut identifier le flamant. Dans le chapitre VI, intitulé « Hannon », il évoque « un petit caleçon de byssus, qui formait par ses plis transversaux, comme les deux valves d’une coquille appliquée sur les hanches ». Le byssus, appelé encore bysse est une étoffe végétale estimée des anciens ; le mot désigne aussi un faisceau de fils soyeux qui sert à des mollusques lamellibranches d’organe de fixation, et qui a été utilisée comme matière textile sous le nom « de soie de mer ». On saisit ici l’intention de Flaubert : il estime qu’un certain nombre de vocables relèvent d’un fonds commun de culture et qu’ils n’ont pas besoin de justification, c’est-à-dire de définition. Aussi parsème t-il sans remords son roman de mots qui peuvent dépayser un lecteur du XXe siècle, coupé de cette culture classique, et qui a pris involontairement des distances par rapport au miracle — ou au piège selon les appellations contrôlées — de la formation gréco-latine.

Il utilise Vélarium (4) dans un sens élargi ; alors qu’au sens strict, le mot désigne la toile dont on couvrait les théâtres et les amphithéâtres romains, Flaubert entend par là un voile quelconque qui sert à protéger du soleil et que les Carthaginois tendaient dans les cours. On voit donc comment il procède : par extension du sens, sans se soucier nécessairement si le mot lui-même avait dans l’antiquité l’acception proposée à l’entendement du lecteur.

2. – Le vocabulaire militaire :

Toujours dans le chapitre intitulé Hannon sont nommées les machines de siège : carrobalistes, onagres, catapultes et scorpions. Le lecteur attentif trouvera des précisions sur ces appareils au chapitre treize, s’il n’est pas versé dans l’art de la poliorcétique — ou art de prendre les villes — d’après Elien le tacticien ou Polybe : « Elles (les machines) pouvaient se réduire à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes et les autres comme des arcs.

Les premières, les catapultes, se composaient d’un châssis carré, avec deux montants verticaux et une barre horizontale…

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué (suit une longue description technique).

Les catapultes s’appelaient également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds, et les balistes des scorpions, à cause d’un crochet dressé sur la tablette, et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir le ressort » (5). Carrobaliste est un mot spécifiquement latin, carroballista, simplement adapté en français suivant le procédé du « calque linguistique », avec toutefois la réduction orthographique à un l simple, alors que le modèle en comporte deux. Le mot latin, lui-même signifie « machine à lancer des projectiles, montée sur roues » il est formé de carrus « voiture » et de ballista « machine ». Notons que le simple « ballista » s’orthographiait aussi « balista »

Cette technique utilisée par Flaubert interdit une attitude passive de la part du lecteur et annonce déjà cette participation recherchée par les auteurs du « nouveau roman ».

Parmi les termes employés on n’en trouve pas qui soient utilisés pour la montre. Il y a bien couleur locale mais cette couleur locale n’a rien à voir avec la surcharge romantique. Il s’agit d’une couleur historique, sous le signe du relativisme. Car Flaubert a un sens aigu de la différence entre les civilisations des différences entre les diverses phases d’une même civilisation. Autrement dit le vocabulaire porte la marque de l’évolution. Flaubert évite le piège pseudo-historique, il ne prête pas des considérations d’un écrivain du XIXe siècle aux contemporains d’Hamilcar. La mode romantique sévit toujours en littérature, avec son cortège de bons (ou mauvais) sentiments, son goût des larmes et de la violence. Mais Flaubert rejette délibérément ce qui dans le roman n’est que « l’exposition de la personnalité de l’auteur ». Par suite, comme il l’écrit à Louise Colet, « il faut écrire froidement ». Ses déclarations à ce propos sont multiples. Il pense que la fonction de la littérature est d’éclairer l’homme « historique » et non plus l’homme qui serait le même sous tous les cieux, et de façon intemporelle. « L’histoire et l’histoire naturelle, voilà les deux muses de l’âge moderne ». Par suite « nous sommes avant tout dans un siècle historique, c’est-à-dire au sein même du relatif ».

3. – Rubriques diverses.

Le vocabulaire rare ou savant employé par Flaubert s’explique donc selon cette conception. Nous ne pouvons ici que suggérer des têtes de chapitre.

a). Plantes et parfums. Ainsi les mots se rapportant aux plantes exotiques ou aux substances qu’on en tire : Le galbanum dont se sert Hannon pour se faire masser est une sorte de résiné, à odeur balsamique ; le styrax dont la finalité est identique est une plante tropicale qui fournit le benjoin et la résine appelée elle-même styrax. On voit se profiler toute une série d’échanges commerciaux pour que ce précieux ingrédient parvienne aux masseurs du Suffète et entre dans la composition de la pâte. Mais outre l’arrière-plan économique on peut aussi deviner la mise en accusation d’une civilisation se permettant de telles folies tandis qu’aux portes de la ville se pressent les affamés et les « mangeurs de choses immondes ». Cette interprétation n’est pas une extrapolation car on trouve dans Salammbô même des passages révélateurs à cet égard (notamment l’incendie des Châteaux des Riches) (6). Il reste à étudier dans cette œuvre cet aspect de la lutte des classes, et plus généralement chez Flaubert la prise de conscience de cette notion (7). Il ne faut pas oublier que le Manifeste Communiste vient de paraître lorsque Flaubert a mis en chantier Madame Bovary.

Dans la même rubrique on peut ranger les nopals qui forment des haies dans la campagne carthaginoise. Ce sont des espèces de cactus dont les fruits sont les fameuses figues de Barbarie (p. 139).

La cardamome, qui entre dans la composition d’une boisson est une espèce d’amome des Indes, qui produit une huile volatile, ainsi que des graines au goût exquis (p. 141).

Le Iausonia désigne le henné, plante dont les feuilles sont utilisées par les femmes orientales pour se teindre les cheveux en rouge (p. 149). Comme on le verra, le rouge est la couleur dominante dans Salammbô.

Le myrobalan plus connu sous le nom de myrobolan est un fruit sec des Indes (P. 149).

Le bdellium est une sorte de palmier, que Pline décrit dans son Histoire Naturelle (12, 35) ; mais c’est aussi la gomme précieuse qu’on en extrait. Ce deuxième sens est confirmé par un passage de Plaute, dans sa pièce qui a pour titre Le Charançon (vers 101).

La filipendule est une espèce de spirée ; c’est-à-dire une rosacée aromatique, cultivée pour ses fleurs (p. 149).

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Après les plantes et leurs dérivés, nous pouvons signaler les parfums ; le chef-des-odeurs suaves en propose divers à son maître Hamilcar :

— Le métopion, qui est un arbre d’Afrique, et selon Pline, un aromate (p. 150).

— Le baccaris, ou baccar, plante qui servait à produire le parfum de même nom (p. 150).

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b). Les pierres :

On étudiera ensuite le vocabulaire des pierres précieuses. Cette catégorie est particulièrement bien représentée dans Salammbô et l’on devine Flaubert lecteur assidu des Lapidaires où se trouvaient consignées les propriétés des pierres précieuses. Les abaddirs sont des cailloux tombés de la lune ; seuls les gens supérieurs les honoraient à cause de leur sens symbolique « ils signifiaient les astres, le ciel, le feu » (p. 126).

La callaïs du mot grec qui s’écrit de même, est une pierre précieuse qui imite le saphir, mais qui offre une couleur vert-pâle (p. 148).

L’escarboucle (p. 148) au dire de Flaubert qui cite un ancien, est formée par l’urine de lynx, si du moins l’on veut bien croire Théophrate qui l’assure dans son Traité des Pierreries.

La glossopètre (p. 148) dont il est question ensuite serait aussi une pierre tombée de la lune. Pline cite cette pierre (37, 164).

La céraunie (p. 148) est une pierre couleur de l’éclair. C’est pourquoi on la disait engendrée par le tonnerre.

Les gagates (p. 152) doivent être des pierres de jais.

Ce bref aperçu donne une idée des richesses fabuleuses du Suffète Hamilcar. Les pays les plus lointains sont ainsi représentés dans ses coffres.

c). Les noms de mesure et les noms d’instruments de musique proviennent souvent de l’hébreu. Nous renvoyons pour les détails à l’étude déjà citée de Jean Klein.

Pour les monnaies, Flaubert juge superflu de donner l’équivalent : de même pour les noms de mesure et de mois, parce que le sens de la phrase l’indique (8).

d). Le nom des divinités pose le problème de la transcription phonétique. Flaubert évite de trop heurter le lecteur, en écartant les consonances inhabituelles dans le fonds de culture gréco-latine. Il écrit Moloch au lieu de Melech, Hannibal au lieu de Kartedda (9). En tout cas c’est l’aspect religieux qui marque nettement cette œuvre. La religion carthaginoise se caractérise par deux mots-clés : la superstition et la barbarie. Les carthaginois adoraient Moloch, Baal Hamon, Melqart, Eshmoûn.

Moloch est le dieu mâle, guerrier et dévorateur, qui, à l’origine, était le dieu des Ammonites.

Baal-Hamon dont le nom est associé sur les stèles à celui de Tanit, recevait des sacrifices de jeunes enfants quand la situation allait mal. Flaubert ne s’est pas trompé lorsqu’il a décrit le sacrifice destiné à apaiser le dieu, comme le prouve la découverte du tophet (10), dit de Salammbô au sud de la ville, avec des milliers d’urnes funéraires. Baal-Hamon est le correspondant du Saturne latin. Son épouse se nomme Tanit Pene-Ba’al, ou Tanit Face de Baal. C’est la déesse de la lune identifiée avec Juno Caelestis. Enfin Melqart « maître de la ville » était assimilé à Héraclès.

Flaubert note dans sa Correspondance (IV, 170) « Ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion ». Toute l’œuvre en définitive est le récit de la lutte entre Salammbô et Mâtho, lutte qui est sur le plan humain à l’image de la lutte entre Tanit et Moloch. Cette lutte de caractère épique, a pour enjeu le zaïmph, voile sacré, qui symbolise Carthage. Dans la célèbre lettre à Sainte-Beuve, Flaubert lui-même « Notez… que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre ».

Une étude sera aussi à faire sur le thème du Feu dans l’œuvre avec tous les mots du champ sémantique. Nous en reparlerons à propos de la qualification. Au chapitre XI, Salammbô évoque à propos de Mâtho le feu dévorateur : « J’ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch ». Lorsque Mâtho la dévore de baisers, elle éprouve les brûlures de Moloch. L’union physique de Mâtho et de Salammbô représente symboliquement celle de Tanit et de Moloch. Au chapitre 13, Mâtho-Moloch assiègent Carthage « Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues ». L’holocauste des enfants offerts à Moloch provoque sa réponse : le tonnerre. Ainsi se précise peu à peu cette religion sanglante, cruelle et impitoyable.

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Flaubert qui voulait ressusciter un monde disparu devait utiliser un vocabulaire archéologique et savant, et, d’autre part, en raison de ses exigences stylistiques, un vocabulaire pittoresque.

Le vocabulaire archéologique lui permet d’évoquer les faits propres à l’Antiquité et à l’Orient : les noms des dieux, le vocabulaire relatif aux réalités politiques, économiques, et sociales des Carthaginois aussi bien que des mercenaires. Ainsi se recrée devant nous une civilisation, jusque dans ses aspects luxueux, avec des pierreries, ses plantes exotiques, qui lui confèrent ce caractère de conte merveilleux.

II – LA QUALIFICATION.

— Flaubert fait un effort considérable au niveau de la qualification.

Son dessein est clairement exposé : « Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile) ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut, ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver ». Selon sa volonté, comme il le déclare dans la lettre à Sainte-Beuve « les épithètes sont positives ».

— Il ne cherche que rarement l’épithète rare, encore qu’il utilise l’adjectif nombreux en parlant du zaïmph. Il suggère ainsi la richesse du voile et son importance pour la cité.

— Mais l’adjectif dominant est rouge, avec le champ sémantique qu’il entraîne à sa suite. Flaubert veut faire rêver du destin de la grande cité et au-delà, probablement au destin des civilisations et de l’humanité ; il l’avait décidé lui-même : « J’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne ». Ce mirage aura la couleur du sang : « Je veux faire quelque chose de pourpre », écrit-il aux Goncourt. Cette couleur pourpre inonde l’œuvre entière. Dès le début du roman, elle apparaît dans la description de Salammbô : « Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de la tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir » (11).

Le rouge est lié à une notion religieuse car le rouge est la couleur du Soleil. « Tout s’agitait dans une rougeur épandue, car le dieu, comme se déchirant, versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d’or de ses veines » (12). On note ainsi : les flaques rouges (13) des monticules rougeâtres (14) ; quelque chose de rouge, qui s’avère être une litière de pourpre (15) ; des courtines de pourpre (p. 57) ; une serviette d’écarlate (59) ; des terrains rouges (p. 75) ; une grande clarté rouge (p. 99) ; la « porte rouge à croix noire » (p. 100), par où Mâtho va s’introduire chez Salammbô ; un manteau rouge (p. 124) ; un galon de pourpre (p. 130) ; la couleur rouge des murailles (p. 131) ; des brouillards couleur de sang (p. 143) ; des aigrettes rouges (p. 167) ; un manteau rouge (p. 172) ; les statues rouges, des cadavres crucifies (p. 177) ; le bec rougi des oiseaux qui dévorent les lambeaux humains (p. 178) ; le sang des chameaux (p. 187). Deux emplois semblent ensuite particulièrement intéressants. Lorsque Salammbô s’achemine vers le camp des Mercenaires, les colombes, oiseaux de Tanit, volent vers l’horizon couleur de sang et tombent dans la gueule du soleil (p. 197) ; elles symbolisent le départ de Salammbô, vouée  à Tanit, vers Mâtho, c’est-à-dire Moloch. L’amour et la mort sont étroitement liés.

Enfin dans le dernier chapitre on devine combien Flaubert est fasciné par le néant. Tout au long de l’œuvre il se complaît dans la description des tortures et des massacres, et chaque fois le sang coule : massacre d’un groupe de Barbares attardés dans Carthage (ch. II), flagellation des esclaves (ch. 8), supplice sanglant de 2.000 barbares attachés dans les Mappales contre les stèles des tombeaux (ch. 9) ; spectacle de désolation (ch. 11) ; supplice des prisonniers carthaginois jetés par les mercenaires dans la fosse aux immondices (ch. 11) ; extermination lente des Barbares piétinés par les éléphants, mort de nombreux Carthaginois pendant le siège (ch. 12) ; Barbares tués en foule pendant le même siège, lentes agonies et scènes de cannibalisme dans le défilé de la Hache : toute l’œuvre débouche sur la mort. La scène finale raconte avec un luxe inouï de détails le supplice de Mâtho ; le sang coule en abondance de ses plaies ouvertes. Le rouge est lié ici à une évocation sadique qui fait la joie d’un peuple entier. Flaubert note lui-même : « Lubricité vague épandue dans l’air ». Mais Salammbô meurt comme Mâtho et Hamilcar a prédit la ruine de Carthage. Le festin de joie qui s’annonce n’est qu’illusion : la seule réalité c’est la mort. Flaubert a ainsi rendu de façon saisissante la poésie du « néant-vivant » baignée dans la gloire rougeoyante de ce soleil couchant qui éclaire le cœur de Mâtho, quand le prêtre l’a arraché de la poitrine encore chaude.

III – LA PHRASE ET SES ÉLÉMENTS

1. – Structure d’ensemble

« Et les affres de la phrase commenceront » note Flaubert dans sa Correspondance (tome IV, p. 216). Pour lui le roman en effet est conçu non plus comme une progression de caractère dramatique, mais comme une suite de tableaux. À l’intérieur de chaque tableau, les phrases prennent une importance primordiale. Ceci explique ses scrupules ; pour Salammbô il a longtemps tâtonné. Après avoir entrepris une première rédaction, il l’abandonne, se rend en Tunisie, revient et reprend l’œuvre sur des bases nouvelles.

Reprocher à Flaubert de ne pas présenter des ensembles classiquement composés revient à lui reprocher de ne pas présenter des personnages à la manière de Madame de La Fayette. En adoptant cette composition par tableau, il espère suggérer un écoulement temporel différent du temps classique. Autrement dit, il espère rendre compte de la durée réelle, liée à une conception subjectiviste du réalisme.

2. – La phrase de Flaubert revêt volontiers l’allure périodique, car, à l’intérieur des différents tableaux, il ordonne ses phrases de façon symphonique. Il éprouve une prédilection marquée pour la période ternaire, notamment dans les passages descriptifs. Mais la séparation n’est pas gratuite.

Soit cette phrase : « Les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe plein d’îlots ». La phrase comporte la division ternaire et le dernier groupe est lui-même subdivisé en trois éléments, correspondant, segment pour segment, au regret des trois pierres. On peut relever de très nombreux exemples de cette tournure que Flaubert avait mis au point dès Madame Bovary. Cette structure comporte un risque certain d’automatisme. Flaubert s’efforce de l’éviter en brisant le plus possible le rythme au moyen des coupes. « Ils avaient des caleçons en fils d’écorce, des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête, et hurlant comme des loups, ils secouaient les tringles garnies d’anneaux et brandissaient des queues de vache au bout d’un bâton, en manière d’étendards. » (p. 233)

Nous avons ici deux groupes ternaires qui vont en s’amplifiant, au moyen de la relance syntaxique obtenue grâce à la conjonction « et » et de l’allongement des membres. La longueur démesurée du dernier exprime au mieux la longueur de l’étendard. Flaubert évite ainsi les dangers du style oratoire. II utilise aussi les effets de dissonance entre le participe présent et l’imparfait.

« Il appartenait aux prêtres maintenant ; les esclaves venaient d’écarter la foule ; il y avait plus d’espace. » (p. 310)

Le rythme ternaire rappelle ici celui d’une marche funèbre, tandis que la brièveté relative du dernier élément correspond au paroxysme de l’émotion.

3. – La sentence.

Flaubert utilise à l’occasion ces formules d’ordre général, qui confèrent à l’énoncé un caractère dogmatique.

Ainsi : « Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du pain l’empêchait d’avoir cette prudence que donnaient les ambitions plus hautes ». (p. 110)

Ailleurs, on croirait entendre Salluste ou Tacite : « Bien que la puissance et l’argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’y atteindre ». (p. 110)

4. – Un trait caractéristique du style flaubertien est l’usage de substantifs abstraits avec l’article indéfini ; mais l’épithète qui est de rigueur à côté de ces substantifs manque : « Un silence s’était fait dans son âme ». (Ch. 15)

Flaubert ne recule pas non plus devant des expressions concises, très denses, avec alliance du concret et de l’abstrait : « La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs ». (Ch. 1 p. 39)

5. – Mais c’est au niveau du verbe que Flaubert fait porter l’essentiel de son effort de styliste. Il utilise notamment l’imparfait dans le discours indirect libre.

« (Giscon) commença par déclarer que, si l’on considérait leur ouvrage, ils en étaient dignes. La foule hurla de joie, en applaudissant.

Il le savait bien, lui qui les avait commandés là-bas et qui était revenu avec la dernière cohorte sur la dernière galère ! » (p. 33)

Le mélange de discours direct et de discours indirect produit une dissonance temporelle. D’autre part, l’usage de l’imparfait de discours indirect libre permet souvent d exprimer la réalité au niveau des choses, la réalité mentale, les sentiments des personnages. On obtient ainsi une très grande souplesse, car les mots introducteurs sont omis. Enfin, la rupture nous fait passer d’un acte bref à une durée. Le style indirect libre, dont on relèvera maints exemples, imprime le mouvement à la phrase et au tableau lui-même.

Avant les stylistes du nouveau roman, Flaubert a aussi utilisé une autre rupture qui consiste à opposer le participe présent et l’imparfait, pour rendre le présent en train de s’accomplir dans le passé de cet emploi. (Cf. exemple cité p. 233)

La construction régulière de la phrase française est parfois violée par Flaubert qui souhaite alors produire un effet de surprise , par exemple lorsque Mâtho veut étreindre Salammbô, le changement de sujet en cours de phrase (appelé anacoluthe dans la terminologie de la stylistique) met au premier plan le sentiment qui s’empare de la jeune fille :

« Sans comprendre ce qu’il sollicitait, une horreur la saisit » (Ch. V). Les exemples de cette syntaxe louche sont assez fréquents et traduisent le caractère ambigu du comportement, ou les intentions troubles d’un personnage.

IV. – LA CONJONCTION DE COORDINATION.

Flaubert fait subir un traitement particulier à la conjonction de coordination « et ». En mettant à part le « et » de liaison qui n’ajoute rien au mouvement du style, on peut noter d’abord le et de mouvement général. Ce « et » se trouve surtout à la fin des descriptions ou des énumérations. Il apporte un détail supplémentaire : « Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans les outres, les vins de Campanie enfermés dans les amphores, les vins des Cantabres que l’on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamone et de lotus ». (p. 31)

« (Salammbô) portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre… traînait derrière elle ». (p. 36)

« Et » sert aussi à introduire un ultime tableau, ainsi Hamilcar revit Carthage et ses richesses.

« La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d’or, ses maisons, ses touffes de palmiers, çà et là, ses boules de verre d’où jaillissaient des feux et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d’abondance qui s’épanchait vers lui ». (p. 127)

La conjonction peut aussi marquer une progression, une réunion, à l’intérieur d’une description, d’une narration.

« Pendant longtemps, ils se regardèrent en silence, et les yeux de Salammbô au fond de ses longues draperies, avaient l’air de deux étoiles dans l’ouverture d’un nuage ». (Ch. 14, p. 288).

V. – PROBLÈMES DIVERS.

1. « Les affres de l’assonance » ont beaucoup tourmenté Flaubert, ainsi que les harmonies imitatives. Des passages entiers constituent de véritables poèmes en prose.

Par exemple, le jeu de Taanach sur la harpe.

« Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d’abeilles, et de plus en plus sonores ils s’envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l’Acropole ». (p. 69) Dans la première partie, les sonorités contribuent à l’effet de hâte, tandis que dans la seconde, le jeu combiné des voyelles et des consonnes suggère l’envol. Ailleurs, Flaubert rend le bruit des navettes qui claquent, des enclumes qui retentissent (p. 151), ou encore, nous fait entendre le travail du moulin : « À l’entrée du maître, les barres de bois craquèrent plus fort. Le grain, en se broyant, grinçait ». (p. 152)

On notera ici la répétition expressive des sonorités en r.

2. Mais surtout, Flaubert utilise un grand nombre de comparaisons. La comparaison a des rôles multiples. Elle permet de saisir des attitudes : « (Narr’Havas) la (Salammbô » considérait en écartant les narines comme un léopard qui est accroupi dans les bambous », (p. 38). Flaubert essaie de briser le moule ordinaire imposé par la conjonction comme. Il se livre à des variations sur cette catégorie au moyen de termes grammaticaux apparentés. Ainsi l’adjectif tel : « Puis, à mesure que le ciel rose allait s’élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes se haussaient, se tassaient, telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes ». (p. 41)

Bien loin de voir un artifice dans cette variation, nous y décelons un outil stylistique de premier ordre, renforçant l’effet produit par le bond de la phrase, « se haussaient ! se tassaient », qui correspond au bond des chèvres. Les comparaisons bucoliques abondent d’ailleurs chez Flaubert et on pourra faire des rapprochements avec celles utilisées dans Madame Bovary.

La comparaison a le plus souvent une valeur descriptive : et n’est jamais une figure de style employée gratuitement. Par exemple : « Des plages rondes, toutes blanches de sel, miroitaient comme de gigantesques plats d’argent oubliés sur le rivage ». (p. 163) L’immensité des plages nord-africaines est suggérée et non imposée par ce rapprochement.

La comparaison restitue aussi de façon saisissante plus qu’un discours la parenté entre deux notions, deux éléments qui se trouvent en quelque sorte replacés sous les yeux des lecteurs.

« L’aube blanchissait quand, du haut de la montagne, il aperçut la ville, avec les carcasses des machines noircies par les flammes, comme des squelettes de géant qui s’appuyaient aux murs ». (p. 171)

L’image a sensiblement le même rôle, mais s’insère dans une phrase allégée de l’outil grammatical. Elle est rare dans Salammbô, et ne se trouve guère que dans les passages de ton épique. Ainsi, Carthage est une « galère ancrée sur le sable lybique ». (P. 110).

Le roman baigne dans le symbolisme de l’eau. L’eau est un élément ambigu, que Salammbô appelle de tous ses vœux, quand elle est brûlée par le feu de Moloch. Elle se confie ainsi à Tanaach, sa nourrice : « Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps… » (p. 69). Le cri est l’aspiration à la pureté, symbolisée par l’eau lustrale. Par contre, Mâtho voudrait « boire » Salammbô. Quand Mâtho et Spendius pénètrent à grand-peine dans l’aqueduc (la critique psychanalytique pourrait à juste titre s’exercer ici), ils ressentent une grande fatigue, « comme si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l’eau ». L’eau peut être fatale au corps, mais elle reste principe de vie en général. L’aqueduc coupé signifie la mort pour Carthage et la victoire par les Barbares. Mais le salut pour Carthage arrivera du côté de la mer, avec Hamilcar, puis avec les divers renforts.

Paul Jolas.

(Nanterre)

(1) Correspondance, tome III, p. 99.

(2) Les Amis de Flaubert, n° 31, p. 19 sq.

(3) Lettre à Sainte-Beuve.

(4) Salammbô, p. 113, Les références renvoient à l’édition de Jacques Suffel (Garnier-Flammarion).

(5) Salammbô, p. 238-239.

(6) Salammbô, p. 122 « C’étaient les châteaux des Riches qui brûlaient. »

(7) Nous nous proposons de le faire dans un prochain article.

(8) On trouvera p. 144-145 l’énumération d’un certain nombre de ces monnaies.

(9) Sur ces problèmes, consulter Picart, Charles-Gilbert et Colette : Vie et mort de Carthage (Hachette, 1970).

(10) Lieu de sacrifice.

(11) p. 40.

(12) p. 41.

(13) p. 43.

(14) p. 51.

(15) p. 57.