Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 39 – Page 38
Quelques poux dans la crinière du lion
Le lion, c’est Flaubert, bien entendu ; et les poux, ce sont les fautes de langue et de grammaire.
On va bondir : Louis Bouilhet et Maxime du Camp savaient peut-être mieux la langue et la grammaire que leur grand ami, et cela ne signifie pas qu’ils fussent meilleurs écrivains, Dieu sait ! L’écriture et le style commencent au-delà de la grammaire.
Quand Flaubert eut terminé l’Éducation sentimentale, au printemps de 1869, il songea d’abord à Bouilhet pour l’épouillage de son texte ; mais Bouilhet mourait presque aussitôt, et Flaubert se tourna vers du Camp. Celui-ci s’acquitta de ce service avec une conscience admirable. Flaubert s’en montra irrité, lui qui avait sollicité cette aide, et il envoya « bouler » des monceaux de remarques. Il n’empêche qu’il en retint presque une centaine.
Il existe une confusion, mettons auriculaire, entre les deux termes de suite et tout de suite, le premier signifiant successivement, à la suite l’un de l’autre, et le second signifiant immédiatement. Des millions de gens donnent dans cette confusion ; et dans des centaines de milliers d’immeubles on peut lire cet écriteau, accroché à la porte de la concierge : « La concierge est dans l’escalier, elle revient de suite », c’est-à-dire successivement. Mais je dirai fort exactement que je viens de relire six romans d’Émile Zola de suite, c’est-à-dire successivement et l’un après l’autre, parce qu’ils ont cinq cents pages, tandis que si mon ami m’a envoyé son dernier volume, d’environ trois cents pages, je devrai lui répondre dès le lendemain que je l’ai lu tout de suite, immédiatement.
Flaubert sembla réduire les deux termes, de suite et tout de suite, à un seul, le premier ; et pour lui la concierge revient successivement. Dans le texte que j’ai sous les yeux, je lis : « Elle se leva de suite (successivement) et alla chercher des ciseaux ». Autre emploi semblable : « C’est de celle-là que j’aurais voulu être aimé, aimé d’un amour dévorant et qui fait peur, un amour de princesse ou d’actrice qui vous remplit d’orgueil et vous fait de suite (successivement), l’égal des riches et des puissants ». Plus loin, et coup sur coup, deux fois à quelques lignes d’intervalle : « Il songea un instant s’il ne devait pas en finir. En trois minutes il serait mort. Mais de suite, par une antithèse ordinaire dans ces moments-là, l’existence vint à lui sourire… Et cependant les voix de l’abîme l’appelaient, les flots s’ouvraient comme un tombeau, prêts tout de suite à se refermer sur lui ». Il a pourtant écrit dans le même texte : « Il mit de l’argent dans sa poche, prit son manteau et partit tout de suite ».
Il semble connaître les deux formes ; mais nous pensons qu’il les réduit à une seule, le de suite ne devant être pour lui qu’un abréviatif commode de l’autre terme.
Tourguenief, que Flaubert adorait et qu’il appelait constamment à Croisset, promettait toujours d’y venir et n’y venait presque jamais. Il s’excusait par lettre ; et Flaubert de lui répondre : « Je ne veux pas vous invectiver, mais… ».
Invectiver est un verbe neutre, sans complément direct. C’est comme s’il avait dit : « Je ne veux pas vous crier ». Il aurait dû écrire : « Je ne veux pas invectiver contre vous », c’est-à-dire crier contre vous.
Littré signale que Diderot a commis une fois la faute : invectiver quelqu’un. Mais cette exception fautive n’autorise pas qu’on l’imite. Flaubert aurait dû adopter vitupérer, qui est actif ; on vitupère quelqu’un, encore que ce terme ait vieilli.
Flaubert écrit : « Il aurait préféré être Talma que Napoléon ». C’est une faute. On ne préfère pas une chose qu’une autre ni une poire qu’une pomme. Mais on préfère une chose à une autre et une poire à une pomme. Il fallait dire : « Il aurait préféré être Talma à être Napoléon » ; et si la tournure ne lui paraissait pas agréable, il pouvait se réfugier dans la construction toute voisine : « Il aurait mieux aimé être Talma que Napoléon ». Mais voilà : la phrase précédente est : « Il aimait mieux lire André Chénier que d’être ministre ». Or Flaubert avait la phobie des répétitions de mots et de constructions. Comme si ce n’était pas répéter que de dire navire après vaisseau, ou l’inverse. Flaubert aurait dû se rappeler et suivre le conseil de Pascal, qui recommande les répétitions là où il y a confirmation d’objet et d’idée.
Voici y et en. Y étant moins compliqué, commençons par lui.
Y provient du latin ibi, qui signifie là. C’est un adverbe de lieu, et c’est aussi un mot pronominal, à lui, à eux, mais s’appliquant aux choses et aux idées, non aux êtres.
On connaît le mot célèbre de ce général pendant la guerre de Crimée, 1854-1856 : « J’y suis, j’y reste ». Combien plus étonnant l’emploi que madame de Sévigné fait du petit mot. Sa fille lui avait demandé si elle viendrait en Provence. Elle lui répond : « Voulez-vous y aller ? Rendez-vous y. J’y cours. La Provence est mon pays depuis que vous y êtes ». Quatre, y en deux lignes, et d’un merveilleux effet.
(Elle y alla. Mais ce fut une désillusion. Pendant dix-sept ans, elle visita Chaulnes en Picardie, Rouen, Pont-Audemer, Dives, Caen, Rennes, Époisses, Chaseu, Nevers, Moulins, Vichy, Cusset, Bourbon-l’Archambault, Auxerre, Gien, Étampes. Mais pendant ces dix-sept ans, elle ne retourna jamais à Grignan, bien qu’elle en fût parfois très proche).
Revenons à cette lumineuse cascade d’y. Flaubert aurait peut-être rugi contre cette répétition, et se serait lancé dans l’encombrement et la contorsion des synonymes. Certes, comme tout le monde, il emploie l’y adverbial : là, mais toujours sans cascade. En revanche un y pronominal, du moins le croyons-nous : « Des gens viennent et lui parlent ; elle lui répond, elle y pense ». C’est à cela ou à eux ? On demeure dans le vague.
Quant à en, il y a d’abord la préposition, du latin in et du grec év, qui veut dire dans. Je vis en province.
Il y a en adverbe de lieu, signifiant de là, du latin inde. Connaissez-vous Rouen ? J’en arrive.
Et il y a le en pronominal, qui correspondrait au latin ejus, eorum, mais qui s’applique aux choses et aux idées, non aux êtres. (L’usage actuel étend de plus en plus l’emploi de ce en aux êtres comme aux choses. Nous nous maintiendrons à l’ancienne observance : « J’aime cette femme, et je suis aimé d’elle », plutôt que « J’en suis aimé »).
« Connaissez-vous la grande Encyclopédie du XVIIIe siècle ? J’en ai entendu parler. Et connaissez-vous Diderot, son grand fabricateur ? J’ai aussi entendu parler de lui », plutôt que « j’en ai aussi entendu parler ».
Flaubert écrit : « Elle m’oubliera. Je suis pour elle comme un passant dans la rue. Et quand j’en étais séparée, je me disais : que fait-elle toute la journée loin de moi ? ». Préférons : « Quand j’étais séparé d’elle ».
Ces remarques trop peu nombreuses sont tirées, hormis celle qui intéresse Tourguénief, du roman Novembre qu’il écrivit à dix-neuf ans. Œuvre admirable, quoique trop statique, sauf l’épisode de Marie la prostituée. On pourrait étendre cet examen, notamment aux lettres des dernières années et celles qu’il adressa à madame Brainne, écrites au galop. Mais ce ne sont, au total, que grains de poussière dans la crinière du lion.
Gérard-Gailly (Paris)