Trouville-sur-mer en 1846

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 39 – Page  44

 

Trouville-sur-mer en 1846

Cette cité balnéaire, alors que sa voisine Deauville n’existait pas, a joué comme on sait un rôle important dans la vie et la jeunesse de Gustave Flaubert. Elle était proche de Pont-l’Évêque d’où sa mère était originaire. Il y est venu maintes fois en vacances et y a connu les familles Collier et Schlesinger. Nous avons retrouvé dans le Journal de Rouen du 8 septembre 1846, un article la concernant et qui se rapporte à quelques années près, au Trouville qu’il a connu.

Trouville-sur-mer

« Depuis quelque temps, la fashion parisienne accorde une prédilection particulière marquée aux bains de mer de Trouville, et cette prédilection a eu le plus heureux effet.

Il y a quinze ans, Trouville était encore un pauvre village vivant de l’industrie de la pêche, et qui n’était encore connu, comme rendez-vous de bains, que d’une partie de l’arrondissement de Pont-l’Évêque. Il ne possédait alors que deux modestes auberges et six cabines grossières, gauchement plantées sur le sable, suffisaient à l’exigence de ses rares baigneuses ; quant aux baigneurs, ils étaient assez rares pour qu’avec eux on ne prît point tant de façons.

Lorsqu’on voulait visiter Trouville, il fallait suivre pendant trois lieues un chemin impraticable aux voitures. Le trajet se faisait depuis Pont-l’Évêque jusqu’à la mer, presque toujours à pied. Des chevaux portaient les bagages et quelquefois les femmes ; les hommes pouvaient choisir entre faire la course au pas de gymnastique, ou livrer leurs personnes aux jambes peu sûres d’un bicéphale inconnu, mais d’un aspect faiblement encourageant. La charrette était une douceur impossible dans cette pérégrination. Les accidents du terrain le voulaient ainsi. Un voyage à Trouville était donc un peu l’image d’une caravane au désert, moins, toutefois, le ciel africain ; aussi les parties de mer auraient-elles toujours été une triste corvée, si les mésaventures de la route elles-mêmes n’en avaient fait quelquefois une partie de plaisir.

À cette époque, Trouville attirait, cependant, par le seul mérite de son site et de sa plage, bon nombre d’artistes et d’hommes de lettres. Ceux-ci l’en ont récompensé en lui faisant une brillante réputation. C’est ainsi qu’il doit plus à une vue de Gudin, à un couplet de Scribe, ou à un vers de Méry, qu’à ses propres efforts pour acquérir une célébrité qu’il ne prévoyait pas lui-même.

Alexandre Dumas fut aussi un de ses premiers visiteurs, un de ceux auxquels il doit sa renommée.

Enfin, la mode s’étant mêlée de la chose, les Parisiens, ses fidèles sectateurs, ont inventé le Trouville actuel. Ils doivent être satisfaits de leur œuvre, car c’est avec une étonnante rapidité que cette création a été conduite à bien. Maintenant, une route droite et unie comme un marbre les amène, en chaise de poste ou en diligence, jusqu’au centre de la ville. Des hôtels somptueux se disputent leur préférence ; la plage leur est restée moelleuse comme un tapis de velours ; les bains sont organisés avec luxe et confort ; il s’est établi enfin, dans la localité, des industries spéciales pour procurer aux baigneurs les plaisirs qu’on demande à la campagne et le bien-être qu’on peut trouver à la ville. À tout cela viendront bientôt s’ajouter une foule d’améliorations importantes en voie d’exécution ou qui sont projetées.

Voilà maintenant Trouville, la conquête des hommes de goût et de génie, et cette vérité se confirme suffisamment par les différents types d’originalité excentrique qui caractérisent ses quartiers neufs. Chacun a prétendu donner l’essor à son caprice : celui-ci a voulu du gothique, celui-là un pignon illustré, cet autre un chalet. Ceux-ci ont demandé un campanile, ceux-là un minaret, d’autres un kiosque, etc. Partout du bon goût ou de la bizarrerie, mais partout du luxe et de la richesse. Les nouveaux quartiers forment une gracieuse macédoine, où se confondent, sans se heurter, tous les genres d’architecture. Il est bien vrai que bon nombre des plus belles habitations se trouvent jetées çà et là, sans alignement et sans parti-pris, comme quelque chose qui ne serait pas fait pour y rester ; pourtant, on n’en saurait faire des reproches sérieux à cette gentille république.

Et puis, à qui Trouville doit-il cette irrégularité qui fait jusqu’à un certain point le charme de son séjour ? Est-ce au hasard ? Est-ce à la préméditation ? Est-ce à la capricieuse volonté des nouveaux colons ? Ou est-ce, enfin, à l’imprévoyance de l’administration locale d’alors ? L’histoire ne l’a pas écrit ; c’est sans doute un peu de tout cela. N’importe, quel que soit l’être inconnu qui a présidé aux destinées du Trouville actuel, on l’aime comme il est, on y serait fâché d’y voir plus de régularité car ce capricieux désordre s’harmonise beaucoup mieux avec la joyeuse contemplation des sites environnants que la rectitude froide et compassée d’une ville tirée au cordeau.

Quelqu’un a dit que le génie familier des Parisiennes avait découvert pour leurs menus plaisirs cette gracieuse encoignure de l’Océan ; si ce génie veut la conserver, qu’il y prenne garde, car un autre, non moins actif et non moins créateur, cherche à s’en emparer pour en faire une ville à sa taille et à sa fantaisie ; celui-là, c’est le génie des ponts et chaussées. Voilà deux rivaux en présence, et le plus diligent des deux sera le vainqueur. On annonce que l’on va construire des estacades, puis viendront des jetées, un port, etc. Puis voilà cette ville de plaisance et de repos qui deviendra peut-être ville de spéculation et de commerce.

Cependant, comme rendez-vous de bains, Trouville n’est encore qu’à moitié de son développement. Les rues commencent à s’allonger, les quartiers à se distinguer chacun par un cachet spécial. Il y a là, enfin, le cadre d’une jolie petite ville de plaisance ; mais il faut que l’on se presse pour s’emparer de tout le terrain qui reste encore, avant que l’industrie n’y ait planté ses jalons. — Jules D. ».

Flaubert regrettait l’ancien Trouville de son enfance, où il pouvait librement s’ébattre sur la plage déserte, comme un sauvage. La venue trop nombreuse des Parisiens et les constructions nouvelles et variées l’irritaient. Il ne le revit qu’avec le regret amer et désabusé du passé par rapport au Trouville méconnu qu’il avait connu. Que pourrait-il penser de celui d’aujourd’hui, certains dimanches d’été, avec les automobiles si nombreuses et les bouchons les immobilisant entre Trouville et Pont-l’Évêque ?

A. Dubuc