Structure des grandes scènes de L’Éducation sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 40, page 44

Structure des grandes scènes
de L’Éducation sentimentale

Toutes les références seront prises dans l’Édition Garnier Frères, Paris 1961
et figureront dans le texte même de cet article.
Vous pouvez aussi rechercher les passages cités
dans l’édition numérisée de L’Éducation sentimentale

1. Essai de définition

À notre époque il serait bien difficile de parler de Flaubert sans mentionner l’art cinématographique, il n’est d’ailleurs pas rare que les critiques modernes n’en tirent profit pour apporter des éclaircissements aux procédés esthétiques de ses œuvres. Faut-il vraiment s’en justifier ? Martin Turnell compare l’Éducation sentimentale à un film qui en plus de ses bonnes qualités a tous les défauts propres au film (1). Ce n’est guère élogieux, on l’admet. L’auteur mentionne aussi les prises de vues, les séquences, de là il n’y a qu’un pas à franchir et rejoindre les remarques d’Albérès qui tout en adressant — lui aussi — des reproches à Flaubert apporte néanmoins et de façon imprévue la possibilité d’analyser un aspect intéressant de l‘Éducation. En effet, dans son Histoire du roman moderne, Albérès, après avoir mis l’accent sur « l’alexandrinisme » et le « byzantinisme » du style de Flaubert, en vient à accuser celui-ci d’avoir fait du Cinémascope dans Salammbô :

« Au demeurant, l’ambition de la description réaliste est celle du metteur en scène de film en Cinémascope : une vision objective, précise, faite pour l’œil du spectateur moyen, calculée, colorée, ou les détails archéologiques ont été vérifiés. Elle ne signifie rien que le plaisir sensuel de décrire ou de voir telle scène historique. C’est le pittoresque pur uni au document pur. Lorsqu’elle parut il y a cent ans Salammbô était déjà une « superproduction », et il n’est même pas besoin de mettre un peu plus de rouge à lèvres sur celles de la fille d’Hamilcar, dont Flaubert faisait, à l’avance, une star. Au Cinémascope nous prenons un plaisir visuel et tactile — de belles peaux de bêtes sur des guerriers ou dans leur tente — qui est celui auquel Flaubert consacrait tout son art. » (2)

Et l’auteur d’offrir ensuite des exemples probants qui prouvent à quel point les descriptions de Flaubert étaient déjà du pré-cinéma. N’est-il pas curieux que personne ne songe à reprocher aux grands metteurs en scène de s’être inspirés de procédés littéraires ? Ce n’est évidemment pas le problème que l’on voudrait soulever ici.

Si Albérès cite un passage de Salammbô, il aurait tout ainsi bien pu mentionner des pages de Madame Bovary, le bal de la Vaubyessard, par exemple.

Et pour indiquer toute l’ampleur de ce qu’il appelle, non sans anachronisme, un « malentendu littéraire », (3) combien de pages n’aurait-on pu citer de l’Éducation sentimentale ? On voudrait précisément analyser ces pages, au risque de corroborer sans doute le jugement d’Albérès. En effet, l’esthétique cinématographique pourrait expliquer ce que nous appellerons non pas scènes en Cinémascope, mais « grandes scènes ». Celles-ci peuvent bien entendu avoir peu ou même aucun rapport avec l’art cinématographique, il ne s’agit nullement de prouver l’un par l’autre, mais plutôt de tenter de découvrir la nature et la fonction des passages en question pris dans le contexte même du roman.

Qu’avons-nous en effet ? des pages qui diffèrent du reste de la narration par leur caractère élaboré et complexe. Notons que les grandes scènes ne sont pas nécessairement des épisodes plus importants que d’autres. La dernière rencontre de Frédéric et Mme Arnoux est un passage particulièrement significatif dans l’économie du roman, mais ce n’est pas ce que nous appelons une « grande scène ». Ce qui caractérise celle-ci, c’est le déploiement d’un grand nombre de procédés romanesques dans un passage relativement long et toujours séparé par sa construction du reste de la narration. C’est un moment qui se détache du flux continuel qu’est le roman, un arrêt où l’auteur efface le décor précédent pour reconstruire, sur un tout autre registre, quelque chose de plus grand et de plus impressionnant. L’auteur veut précisément montrer, faire apparaître des images plus recherchées sur le plan de la mise en scène. Bref, un grand spectacle s’offre alors à l’imagination du lecteur.

Madame Bovary évoque toujours pour nous un certain nombre de scènes qui apparaissent en relief : les noces de Charles et Emma, ou encore le bal de la Vaubyessard, sans oublier les fameux comices agricoles. Ce sont donc ces passages de cette ampleur que nous voudrions relever dans l’Éducation sentimentale. En général, la critique se penche surtout sur le voyage en bateau du tout premier chapitre, ainsi que sur le séjour de Frédéric et Rosanette à Fontainebleau, bien plus nombreuses sont pourtant les pages qui méritent une analyse tout aussi minutieuse et dont on ne parle guère ou très peu. À notre connaissance, il n’existe pas d’étude où l’on ait tenté de définir l’esthétique même de ces grandes scènes prises dans leur ensemble.

Il y a dans ces scènes un dénominateur commun composé d’un certain nombre de facteurs qui sont tous, ou en partie, présents dans chacune d’elles Il y a tout d’abord un arrêt dans la narration où l’auteur se prépare à présenter un spectacle dans lequel vont évoluer ses personnages les plus importants — Frédéric en fait toujours partie bien entendu — en plus d’un bon nombre de personnages secondaires. Le début d’une grande scène est donc toujours clairement indiqué par la nature même des événements qui changent d’aspect Quelquefois, un cadrage contribue à délimiter le passage au début et à la fin. À l’intérieur même de la grande scène, il semble y avoir un moment où la narration atteint un sommet, quelquefois un objet se dresse symboliquement au centre comme pour affirmer la rigueur de la construction toute classique de l’épisode. Ce dernier procédé, produisant comme une coupure, contribue alors à donner au passage en question une composition en diptyque. Enfin, les grandes scènes contiennent toutes, dans une certaine mesure, des éléments déplaisants. Malgré leur caractère autonome, elles ne constituent jamais des vignettes à proprement parler où l’auteur aurait voulu uniquement donner libre cours à ses talents d’artiste, toute lecture révèle dans chacune d’elles un réseau de significations intimement rattachées au reste du roman.

Voyons pour débuter la liste des grandes scènes telles que nous les avons définies, et leur répartition dans l’Éducation sentimentale (4) :

 

Partie

Chap.

Grandes scènes

Rapports thématiques

Pages

I
I
Voyage en bateau Mme Arnoux 1-8
IV
Émeute Actualité 27-31
IV
Dîner chez Arnoux Mme Arnoux 45-50
V
Bal de l’Alhambra « Intermède » 70-76
V
Journée à Saint-Cloud Mme Arnoux 80-86

***

II
I
Bal masqué chez Rosanette Rosanette 114-127
II
Pendaison de la crémaillère Actualité 137-142
II
Soirée chez Dambreuse Mme Dambreuse 157-163
III
Visite de Frédéric à la faïencerie Mme Arnoux 191-200
IV
L’Hippodrome Rosanette 203-209
IV
Dîner à la Maison-d’Or « Intermède » 218-223
IV
Soirée chez Dambreuse Mme Dambreuse 235-240
VI
Punch chez Dussardier Actualité 262-267
***
III
I
Insurrection Actualité 286-294
I
Les Clubs Actualité 302-309
I
Séjour à Fontainebleau Rosanette 320–333
II
Dîner chez Dambreuse Mme Dambreuse 340–349
IV
Enterrement de Dambreuse Mme Dambreuse 380–383
V
Vente aux enchères Mme Dambreuse 412-416

L’on s’étonnera peut-être de ne pas trouver dans la liste ci-dessus des scènes dont l’importance est indéniable, mais les passages mentionnés répondent avant tout à notre définition, et nous ne tenons pas nécessairement compte de l’importance d’un épisode par rapport à un autre. Dans cet état d’esprit, une scène telle que la visite de Frédéric chez Mme Arnoux installée à Auteuil ne pouvait se trouver dans cette liste. Outre qu’il est relativement court, l’épisode en question ne comprend que deux personnages — sans parler du cocher dont il est à peine fait mention. Par sa sobriété, cette scène s’apparente aux visites que Mme Arnoux fait chez Frédéric et dont l’une est évoquée dans le troisième chapitre de la seconde partie, c’est du moins la première relatée par l’auteur car nous savons qu’elle « était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux » (II, III, 187). La visite suivante, la dernière, a lieu dans l’avant-dernier chapitre du roman et ne couvre aussi que quelques pages sans qu’il y ait mise en scène complexe. Il est clair que nous avons choisi des passages où le rapprochement avec le spectacle théâtral s’impose. Que ce soit le dynamisme de la mise en scène exigée par le voyage en bateau, que ce soit l’atmosphère de légèreté du bal de l’Alhambra, ou encore le spectacle du peuple déchaîné en février 48, et même les descriptions minutieusement géométriques des soirées à l’hôtel Dambreuse, Flaubert obéit, malgré le caractère dissemblable des épisodes, à une esthétique de même nature : évoquer un spectacle.

Revenons à la liste même des grandes scènes et notons un fait intéressant quant à leur distribution. Ces passages constituent, dans chacune des trois parties, un peu moins d’un tiers du texte. Un tel équilibre ne laisse pas d’étonner et sans doute faut-il y reconnaître un des principes unificateurs dans le roman. Si les proportions sont les mêmes entre la longueur des parties du roman et celles des grandes scènes, ces dernières pourtant n’apparaissent pas régulièrement dans tous les chapitres. Ainsi, si le roman s’ouvre sur une grande scène, les chapitres Il et III suivent un tracé linéaire — sauf pour le début du second chapitre qui est rétrospectif, et ce n’est qu’au quatrième chapitre que les grandes scènes reprennent avec les pages consacrées à l’émeute. D’autres chapitres ici et là seront dépourvus de grande scène, et de nouveau, deux chapitres successifs, les derniers, n’en auront pas non plus, mais cela ne nous surprend guère puisque nous connaissons leur concision ainsi que leur sobriété. Malgré tout, si l’on prend en ligne de compte l’étendue entière du roman, on verra que par rapport au nombre de pages ces scènes sont distribuées équitablement sans être plus condensées à un endroit qu’à un autre.

Un problème de découpage se pose néanmoins car certains chapitres comptent deux et même trois de ces scènes. II n’est sans doute pas sans intérêt de noter que les deux chapitres comprenant chacun trois grandes scènes sont placés dans la seconde moitié du roman, cela indique probablement un changement de perspective de la part de l’auteur alors que l’œuvre tire à sa fin.

Relevons les thèmes les plus importants contenus dans chacune des grandes scènes. Comme on peut le constater dans le tableau, le thème de la femme justifie l’existence de douze grandes scènes, plus précisément quatre pour Mme Arnoux, trois pour Rosanette et enfin cinq pour Mme Dambreuse. L’actualité ou le thème historique sont mis en relief dans cinq scènes. II nous reste deux épisodes qui semblent être présentés en manière d’intermède : la soirée à l’Alhambra et le dîner offert par Cisy à la Maison-d’Or. Précisons toutefois qu’aucune de ces scènes ne se limite uniquement au thème indiqué ; de nombreux rappels, d’autres thèmes sont partout présents et intègrent n’importe lequel de ces épisodes dans l’œuvre entière. Ainsi, lors de la pendaison de la crémaillère chez Frédéric, l’aperçu historique et social l’emporte bien entendu dans les discussions, mais des allusions s’insinuent et établissent des liens en dehors de la scène même : Hussonnet mentionne le bal donné par Rosanette ainsi que les déboires financiers d’Arnoux, et plus tard, Frédéric resté seul, « aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles » (II-II-143). Ceci est déjà une note qui prélude à la vente aux enchères. Ajoutons que le salon est « tendu, comme celui de la Maréchale (5) en damas jaune, et de style Louis XV ».(II, II, 141). À l’hippodrome, Frédéric, en compagnie de Rosanette, entrevoit Mme Arnoux ainsi que Mme Dambreuse. Le réseau, comme on le voit, est infini et s’enrichit à mesure que progresse le roman.

En parlant de thèmes, il est donc fait allusion à l’élément premier qui justifie l’existence des épisodes, car malgré les nombreux détails donnés à plusieurs reprises sur l’hôtel Dambreuse lorsque Frédéric y est, il est évident que la personne de Mme Dambreuse est l’élément directement justificateur de la scène, tout comme il l’est pour celle de l’enterrement de Dambreuse parce que l’épisode relève avant tout des rapports entre Mme Dambreuse et le jeune homme. Dans ce même sens, Rosanette justifie tout aussi bien les pages consacrées au bal masqué qu’au séjour à Fontainebleau.

Revenons à présent au problème de découpage que nous nous étions posé plus haut, et nous constatons qu’il ne serait pas improbable que dans la seconde partie Flaubert ait voulu grouper dans un même chapitre, trois grandes scènes qui illustrent plusieurs étapes dans les difficultés de Frédéric Moreau : à l’Hippodrome, Frédéric se sent compromis car il est surpris par deux autres femmes alors qu’il est en compagnie d’une lorette ; au dîner de la Maison-d’Or, certaines allusions peu flatteuses à l’adresse de Rosanette et de Mme Arnoux sont si embarrassantes pour Frédéric qu’elles créent une scène qui rappelle le Repas ridicule de Boileau, et dans laquelle notre héros ne brille guère. Enfin chez Dambreuse, il est fait allusion à Rosanette et à Mme Arnoux, et par la suite, le jeune homme décontenancé et exaspéré réussit à effrayer les femmes qui « se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu des balles. » (II, IV, 240). Voilà donc trois grandes scènes réunies dans un chapitre où elles mettent en relief les déboires de Frédéric.

Quant aux trois autres grandes scènes groupées dans le premier chapitre de la troisième partie, elles offrent un effet apparemment antithétique, nous disons apparemment car Fontainebleau semble d’abord symboliser l’évasion à l’abri des événements historiques dont les échos, d’ailleurs peu lointains, s’insinuent dans l’épisode par des rappels qui aux premiers abords ne semblent guère toucher les amants :

« Des voyageurs arrivés nouvellement, leur apprirent qu’une bataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amant n’en furent pas surpris. Puis tout le monde s’en alla, l’hôtel redevint paisible, le gaz s’éteignit, et ils s’endormirent au murmure du jet d’eau dans la cour. » (III, i, 324)

Et un peu plus loin on lit :

« Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de tambour. C’était la générale que l’on battait dans les villages, pour aller défendre Paris.

— « Ah ! tiens ! l’émeute ! » disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle. » (III, I, 328)

Mais la conversation des amants devient de plus en plus prosaïque, l’illusion dont les avaient entourés le château de Fontainebleau et son passé s’est dissipée. Frédéric, ayant appris que Dussardier était blessé, revient à Paris au milieu des événements politiques. À tout prendre, Fontainebleau et son atmosphère fastueuse n’a été qu’un rêve, un moment de répit dans un monde où le bonheur ne peut avoir prise.

2. Structure et signification

Jetons à présent un regard sur certaines grandes scènes et voyons leurs caractéristiques.

Le dîner chez Arnoux peut nous apporter des indications utiles. Le passage est important sur le plan thématique puisque pour la première fois Frédéric est reçu à dîner chez Arnoux, et qu’il compte ainsi pouvoir se rapprocher de sa femme. La scène est en quelque sorte annoncée par la montée de Frédéric dans l’escalier et ses arrêts, « tant son cœur battait fort » (I, iv, 45). Le lecteur est placé dans l’attente et l’on croirait entendre comme musique de fond les battements de cœur du jeune homme, il est évident que Flaubert n’a pas cherché à obtenir un effet dramatique vraiment sérieux dans cette brève introduction et le gant trop juste qui éclate ajoute un élément de farce, renforcé encore par le fait que le mari, « qui montait derrière, le saisit au bras et le fit entrer » (Ibid.)

Le ton de l’épisode ainsi assuré, l’auteur pourra faire entrer Frédéric — on pourrait dire le lecteur — dans l’antichambre et agrandir le champ visuel à mesure que se déplace le jeune homme. Une perspective plus vaste est déjà suggérée par les deux lampes qui « brûlaient dans le boudoir tout au fond » (ibid.) La scène se déroulera alors jusqu’à la fin de la soirée où, après avoir pris la main que lui avait tendue Mme Arnoux, Frédéric « éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau » (I, IV. 49). Un dernier paragraphe, aussi court que celui de l’introduction, nous le montre alors plein d’espoir :

« Il quitta ses amis ; il avait besoin d’être seul. Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Était-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? « Allons donc ! je suis fou ! » Qu’importait d’ailleurs, puisqu’il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère. » (I, IV, 49-50)

Le jeune homme est donc passé de l’état d’épouvante à celui d’euphorie. C’est là ce qui constitue le cadrage psychologique de cette grande scène.

Le texte, qui décrit alors l’intérieur même de l’appartement ainsi que les personnages, indique par sa composition les états psychologiques successifs par lesquels passe Frédéric. Remarquons que dans l’antichambre, où il trébucha malencontreusement, des souvenirs sont ravivés par la présence de Mlle Marthe qui « avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau » (I, IV, 45). L’épisode se trouve donc rattaché à un moment précédent dans le roman. Pour Frédéric, ainsi placé dans une atmosphère plus connue, tout devient plus rassurant, et la vue de quelques objets intimes qui traînaient rendait l’endroit « paisible, honnête et familier tout ensemble » (1, IV, 46). Et de plus ce sont des objets qui rappellent la présence d’un être féminin : « … une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d’une chaise, et, sur la table à ouvrage un tricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire, la pointe en bas » (ibid.).

Frédéric Moreau peut ensuite jouir d’un spectacle, celui de l’entrée en scène des personnages : Arnoux apparaît d’un côté, sa femme de l’autre. Ils sont suivis des « convives qui arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer, Lovarias, Burrieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabriquant de papier, et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre » (ibid.). Cette suite de personnages constitue un élément du décor qui entoure les personnages principaux : Arnoux et sa femme. C’est un groupe qui, pris dans son ensemble, joue un rôle au même titre que les objets dans l’entourage du ménage Arnoux. Flaubert nous avait déjà présenté ce monde artistique dans le milieu de l’Art industriel avec quelques variations dans les noms comme s’il s’agissait d’un changement d’éclairage. (I, IV, 34)

Le groupe passe ensuite dans la salle à manger, et tout plaît au jeune homme. Nous devinons que la profusion des mets garde notre héros dans une espèce d’étourdissement. Jean-Pierre Richard nous avait d’ailleurs déjà confié que l’on mangeait beaucoup dans les romans de Gustave Flaubert. (6) À la variété des mets correspondait la variété des conversations et Frédéric semblait plongé dans un univers voluptueux à les écouter :

« Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l’Opéra ; et l’existence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel narra, d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine lui révéla des chefs-d’œuvre, lui ouvrit des horizons… » (I, IV, 47)

Notons que jusqu’à présent Mme Arnoux n’a guère joué un rôle plus signi­ficatif que celui des autres personnages. Ce n’est vraiment qu’en écoutant Pellerin et sa diatribe lancée contre la « hideuse réalité » (ibid.) que tout le mouvement de la scène change. Le sommet est en effet atteint et ce n’est peut-être pas un pur hasard que les paroles boursouflées du peintre semblent aussi avoir touché à une cime :

« …sans l’idée, rien de grand ! sans grandeur, pas de beau ! L’Olympe est une montagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut l’exubérance que le goût, le désert qu’un trottoir, et un sauvage qu’un coiffeur !  »(I, IV, 47-48)

Nous disions en effet que le sommet de la scène était atteint et c’est à partir de ce moment que le champ visuel se resserre autour de la personne de Mme Arnoux. Nous sommes donc passés du collectif à l’individuel, et l’auteur reproduit ainsi le mouvement du roman entier. Le ton toutefois ne change guère car l’ironie ne fait que persister, on ne peut en douter en lisant ces remarques un peu bizarres qui servent de plaque tournante entre les deux parties de la scène :

« Frédéric, en écoutant ces choses regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour. » (I, IV, 48)

Dans la première partie, Frédéric était situé par rapport au groupe entier des personnages, et sa présence dans l’appartement des Arnoux le rendait heureux. Mme Arnoux devient maintenant le centre de référence et, tout à fait à propos, Flaubert précise l’emplacement de Frédéric : « Il était assis trois places au-dessous d’elle, sur le même côté » (I, IV, 48). La présence de cette femme assure l’éclairage particulier des lieux ainsi que l’attitude psychologique de Frédéric vis-à-vis des invités en général, car une espèce de lucidité lui permet de discerner le « cynisme de ces hommes » (ibid.). Tous les éléments que renferme cette seconde partie se rattachent au thème de la femme. Profitant de l’absence momentanée de Mme Arnoux, les hommes s’entretiennent plutôt librement. Les quelques objets décrits sont choisis pour leurs rapports avec la maîtresse de maison, ce sont tout d’abord l’un des albums contenant des hommages à Mme Arnoux, et le coffret à fermoirs d’argent, présent qu’Arnoux a fait à sa femme mais que l’on reverra plus tard chez Rosanette pour revenir de nouveau chez Mme Arnoux avant de reparaître, tel un leitmotiv, dans la vente aux enchères. « Voilà ce qu’il y a d’atroce dans ce bouquin, s’était plaint Flaubert dans une lettre à Jules Duplan, il faut que tout soit fini pour savoir à quoi s’en tenir » (7). On le voit, cette grande scène, ainsi que toutes les autres, est étroitement liée au reste du roman par ses nombreuses ramifications.

Ensuite, Frédéric est en proie à la jalousie lorsque Meinsius se penche vers l’oreille de Mme Arnoux : « Leurs têtes se touchaient ; — et Frédéric aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs enfin pour avoir quelque chose qui l’intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa jeunesse » ( I, IV, 48). Tout se déroule vu de l’emplacement où se trouve le jeune homme. Enfin « elle vint dans l’angle du salon où il se tenait » (ibid.), et c’est en gros plan que la voit le jeune homme. Comment aurait-il pu autrement regarder « attentivement les effilés de sa coiffure caressant par le bout son épaule nue » (I. IV, 49) ?

Cette scène offre donc des effets de perspective assez variés : d’abord, c’est l’escalier que nous gravissons avec Frédéric, nous sommes ensuite dans l’antichambre d’où on voyait le boudoir tout au fond, puis c’est le passage dans la salle à manger avec la description des convives et de l’endroit même, de nouveau, il y a un regard en direction du boudoir que l’on ne voit peut-être plus puisque nous sommes dans la salle à manger et non dans l’antichambre. À présent, seul est perçu l’angle où se trouvent Frédéric et Mme Arnoux, jusqu’au moment où Rosenwald prie celle-ci de chanter. Nous allons voir que ce passage tel qu’il se présente, jette une certaine lumière sur les rapports entre l’auteur et son héroïne.

Nous savons que le personnage de Mme Arnoux a été inspiré par le souvenir d’Élisa Schlésinger, mais il ne faut pas oublier que la passion de Gustave Flaubert pour elle se trouve à présent transposée sous une forme romanesque dont les rapports avec le modèle originel peuvent prêter à caution. Ces pages d’ailleurs prennent une coloration assez inattendue pour des raisons que nous allons tenter d’expliquer.

L’entrée en matière du passage est particulièrement rapide. Dans un paragraphe très court, Rosenwald prie Mme Arnoux de chanter quelque chose « Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s’entrouvrirent, et un son pur, long, filé monta dans l’air » (ibid.). L’image que nous avions de Mme Arnoux avant cet instant relevait du sublime, mais au moment où elle commence à chanter, un changement s’opère dans la façon qu’a Frédéric de la percevoir. Tout d’abord « Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes » (ibid.). Nous avons du mal à concevoir le fait que Frédéric, tel que nous le connaissons, ne puisse apprécier un chant dans une langue qu’il ne sait pas, d’autant plus qu’il est interprété par une femme adorée, mais c’est précisément cet élément qui donne à la scène une tout autre coloration. Après un autre paragraphe assez court où la mélodie même est décrite en termes suaves, il semble que la chanteuse perde toute ressemblance avec l’héroïne du roman, en ce sens que le chant, tout comme la chanteuse ne charme plus vraiment Frédéric, et n’a plus aucun effet sensuel sur lui :

« Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s’inclinait sur son épaule. Sa poitrine se gonflait ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point d’orgue. » (ibid.)

II y a bel et bien un décalage entre Mme Arnoux, du moins celle du début de l’épisode, et la description qui est faite d’elle : on ne voit guère d’attrait dans une femme qui a « les bras tombants, le regard perdu ». Et l’effort fourni pour lire la musique n’a rien de gracieux. Peut-on concevoir l’amoureux qu’est Frédéric, glacé par « l’intonation lugubre » ? On ne s’attend pas non plus qu’un tel effet soit aussitôt suivi d’une image voluptueuse. Quant aux notes aiguës, et leur voyage dans l’espace, cela ne peut que friser la parodie. Nous sommes vraisemblablement passé du sublime au grotesque dans la description de Mme Arnoux.

À la fin du chant, l’effet produit sur les hommes n’est guère mentionné par l’auteur qui enchaîne le paragraphe suivant par ces mots laconiques : « Rosenwald n’abandonna pas le piano. Il continua de jouer pour lui-même » (ibid.).

II serait hasardeux, malgré le jeu des apparences, de pousser trop loin les rapports entre l’auteur et son héroïne. Peut-être y aurait-il même dans la création de Mme Arnoux un exorcisme inconscient de la part de Flaubert. Le fait est que Mme Arnoux, par son dessin dépasse probablement le souvenir même qu’avait Flaubert d’Élisa Schlésinger. Ici, la création d’un personnage présuppose la destruction du modèle originel. L’adoration de l’auteur pour cette femme reste, à l’époque où il écrit son roman, dans le domaine des hypothèses. (8) Voyons plutôt de quelle manière il s’exprime dans une lettre à Ivan Tourgueneff qui lui avait auparavant adressé quelques reproches au sujet des qualités d’une voix de contralto :

« Sans doute, le passage en question n’est pas fort. Je le trouve même un peu coco. Cependant, une voix de contralto peut faire des effets de haut, (9) témoin l’Alboni ; et au fond vous me paraissez sévère. Notez, pour me disculper, que mon héros n’est pas un musicien et que mon héroïne est une personne médiocre. N’importe, ce paragraphe, entre nous, m’a toujours embêté. En le faisant, j’ai dû être gêné par des souvenirs contradictoires » (10).

Formulées en 1879, ces remarques ne représentent pas forcément les pensées de leur auteur au moment où il écrivait le paragraphe en question, mais il est bizarre de retrouver un air de parenté avec un passage du roman de 1845 — sans même qu’il soit question de Mme Renaud mais plutôt de Mlle Aglaé personnage qui n’est au fond pas des plus attrayants :

« Mlle Aglaé fut priée de chanter, elle se mit au piano, enfila des gammes, hennit, piaffa, pompa et brossa le clavier. Personne ne comprit un mot de l’air italien qu’elle fit sortir de son larynx ; comme il était long, tout le monde applaudit à la fin » (11).

Il s’agit bien en effet de « souvenirs contradictoires ».

La grande scène se termine enfin par les personnages qui disparaissent de temps à autres. Nous sommes alors de nouveau dans l’antichambre à l’allure exotique où Frédéric avait trébuché. La main que lui tend Mme Arnoux lui fait éprouver « comme une pénétration à tous les atomes de sa peau. » (I, IV, 49). Le sublime semble donc avoir repris ses droits. Et comme nous l’avions vu, le court paragraphe où Frédéric est seul clôt la grande scène du dîner chez Arnoux.

L’analyse nous montre le souci de composition apporté par Flaubert dans l’élaboration d’une grande scène, et dans ce roman, elles sont toutes empreintes des marques d’une construction rigoureuse, tant sur le plan structural que thématique. Prenons par exemple, l’élément du cadrage. Toute la journée passée à Saint-Cloud est limitée par la lettre que Mlle Vatnaz donne à Frédéric et qui doit être remise à Arnoux « sans témoins » (I, V, 80). Ce fait contribue sur le plan thématique à établir une complicité entre Arnoux et le jeune homme, compliquée du fait qu’entre ce dernier et Mme Arnoux il y a aussi une « espèce de complicité » (I, V, 85). Le tout dernier paragraphe nous montre le retour à Paris. C’est alors que le lecteur se souvient de la lettre de Mlle Vatnaz, car Frédéric, après être descendu de voiture « s’embusqua au coin de la rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards » (I, V, 86). Le cadrage peut être effectué par des effets de style, comme dans la scène de l’enterrement de Dambreuse. La brièveté du premier ainsi que du dernier paragraphe ne fait qu’accentuer l’indifférence de Frédéric devant une tache dont il voulait se débarrasser au plus tôt :

On partit. (II, IV, 380).

Frédéric, fatigué, rentra chez lui. (III, IV, 383)

Les grandes scènes ont quelquefois un sommet aussi évident que celui que nous avions distingué dans l’épisode du dîner chez Arnoux. Ainsi, dans a grande scène de la visite de Frédéric à la faïencerie, le jeune homme semble passer par une série d’épreuves qui aboutissent à un point culminant avant de reprendre sur un autre plan. Dès son arrivée à Creil, il éprouve des difficultés a trouver la fabrique d’Arnoux. Dans la fabrique même, l’interruption de Sénécal ne fait qu’apporter un nouvel obstacle au désir qu’a Frédéric d’être seul avec Mme Arnoux. Les personnages arrivent enfin « en haut » (II, III, 197), c’est là littéralement le point culminant où on nous fait voir un tableau qui par certains aspects sordides rappelle la description des ouvriers sur le pont du bateau (I, I, 4). C’est d’ailleurs après cette dernière description que Frédéric avait aperçu Mme Arnoux pour la première fois. Dans la scène de la fabrique, c’est également après un passage nauséabond que Frédéric réussit enfin à être seul avec elle. Rappelons aussi que nous passons, tout comme dans la scène du dîner chez Arnoux, du thème collectif au thème individuel.

Un autre exemple frappant où l’on peut remarquer un sommet dans la description est celui de l’enterrement de Dambreuse. Le cortège s’achemine avec lenteur : « La route était longue ; et — comme dans les repas de cérémonie ou l’on est réservé d’abord, puis expansif, — la tenue générale se relâcha bientôt » (III IV 382). Après une description du cimetière, le corbillard arrive enfin à destination et il se fait que la fosse, comme par hasard, est située sur un terrain élevé :

« La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville. »

Frédéric put admirer le paysage pendant qu’on prononçait les discours (III, IV, 382-383).

Le ton change par la suite, et le sérieux, quelque peu forcé de la première partie fait place au grotesque à présent. Ce sont les discours sans fin, l’un d’eux est même lu par un inconnu, « au nom de la société des antiquaires d’Amiens » ( l, IV, 383). Il nous semble entendre les discours des comices agricoles. Et lorsque les conversations ne reflètent plus que des clichés, Flaubert se débarrasse de la cérémonie de façon cavalière : « La terre, mêlée de cailloux, retomba ; et il ne devait plus en être question dans le monde » (ibid.). Mais comme si c’était les derniers soubresauts d’un moribond, il est encore un peu question de lui sur un ton de plaisanterie néanmoins, et une dernière observation clôt tout : « … la cérémonie n’avait pas duré trop longtemps ; on s’en félicitait » (ibid.).

À tout prendre, l’attitude de Frédéric n’est peut-être pas tellement différente de celle dont il fera preuve lorsque Mme Arnoux l’aura quitté pour la dernière fois, du moins si l’on prend le style du texte comme reflétant son attitude :

« Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.

Et ce fut tout. » (III, VI, 423)

Les grandes scènes sont aussi, entièrement ou en partie, la représentation d’événements ou de situations désagréables. Dans les dix-neuf grandes scènes que nous avons choisies, il n’en est pas une seule qui n’ait au moins un détail fâcheux. On voudrait exclure peut-être la scène du voyage en bateau qui est la source même des espoirs de Frédéric, mais même dans ce cas l’apparition de Mme Arnoux est précédée de la description d’un pont « sali par des écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de charcuterie apportée dans du papier » (I, I, 4). Si Flaubert a cherché un effet antithétique, il y a certes réussi, mais quel choix dans les éléments I Au fond cela ne reflète-t-il-pas l’attitude même de l’auteur ? L’amour chez lui conserve toujours un aspect sordide, tout comme dans Madame Bovary où il est question des « chaussures d’Emma, toutes empâtées de crotte — la crotte des rendez-vous ». (12) Au bal de l’Alhambra, après que chacun de ses compagnons réussit à s’assurer la compagnie d’une femme, Frédéric se retrouve seul. La scène est faite comme d’une suite de paliers. Il s’agit de trois mouvements répartis en progression décroissante. Dans le premier, quatre personnages sont accompagnés d’une femme : Martinon est avec « une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang problématique ». Cisy est « en compagnie d’un chapeau rose ». Hussonnet est flanqué d’une jeune fille qui l’appelle « mon petit chat » (I, V. 74). Enfin Dussardier reconduira la Vatnaz. Deux personnages marquent le mouvement qui suit : le premier, Arnoux, a tout d’abord l’indélicatesse de demander à Frédéric pourquoi il ne faisait pas comme les autres qui s’en allaient tous avec une femme :

— « Eh bien, et vous ? » dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.

— « Ah ! moi ! mon petit ! c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne ! » (I, V, 75)

Voilà donc une remarque bien inutile qui ne fait qu’accentuer le degré de solitude de Frédéric. C’est ensuite au tour de Deslauriers qui aux termes d’un pari accoste une femme dans la rue et disparaît avec elle. Le troisième mouvement fait voir Frédéric seul, saisi par l’étonnement mais aussi par la colère. La suite du chapitre nous le montrera « rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout » (I, V, 77).

Une dernière remarque s’impose quant à l’esthétique des grandes scènes : quelques-unes d’entre elles sont prolongées par un écho dans la suite du récit. Prenons le passage qui fait suite à la scène du bal masqué chez Rosanette. Rentré chez lui, Frédéric « se coucha avec une douleur intolérable à l’occiput ; et il but une carafe d’eau pour calmer sa soif » (II. I, 127). Le paragraphe qui suit reprend alors sous une forme inattendue un certain nombre d’éléments du bal masqué pour les transformer et les ajouter à d’autres souvenirs :

« Une autre soif lui était venue, celles des femmes, du luxe et de tout ce que comporte l’existence parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme un homme qui descend d’un vaisseau ; et, dans l’hallucination du premier sommeil, il voyait passer et repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n’étaient pas dans le bal, parurent ; et, légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient jusqu’à sa bouche. Frédéric s’acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve l’avait pris ; il lui semblait qu’il était attelé près d Arnoux, au timon d’un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l’éventrait avec ses éperons d’or. » (II, I, 127-128)

Un autre écho répète quelques détails d’une soirée passée chez Dambreuse, l’auteur n’hésite d’ailleurs pas à employer le terme « résuma » :

« Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D’abord, sa toilette (il s’était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l’habit jusqu’au nœud des escarpins, ne laissait rien à reprendre ; il avait parlé à des hommes considérables, avait vu de près des femmes riches, M. Dambreuse s’était montré excellent et Mme Dambreuse presque engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau d’avoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? il en valait bien un autre ! Peut-être qu’elle n’était pas si difficile ? Martinon ensuite revint à sa mémoire ; et, en s’endormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon. » (II, II. 163)

Même les images évoquées ainsi conservent une fragmentation identique à celle de la composition du morceau où sont décrits les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. On a l’impression que Flaubert se refuse à abandonner un tableau où il a pu déployer ses talents d’artiste.

Plus tard, en sortant d’une autre soirée offerte par les Dambreuse, Frédéric, exaspéré par les événements qui y ont eu lieu, retrace la situation à sa façon :

« Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds d’indifférence le monde possède ! Ces femmes surtout l’indignaient. Pas une qui l’eût soutenu, même du regard. Il leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant ? Quel amant ? Était-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable. (II, VI, 240)

Déjà dans la Première Éducation sentimentale de 1845, Henry recréait le bal qu’avait donné Mme Renaud :

« Quand tout le monde fut parti, il monta dans sa chambre, mais ne se coucha pas ; il ouvrit sa fenêtre et respira. La nuit était douce. Il en savoura le silence ; l’air frais ranima ses yeux fatigués, rafraîchit son front brûlant ; longtemps il resta ainsi, accoudé sur sa croisée et regardant la nuit ; le jour venait petit à petit, les étoiles blanchissaient au ciel, il pensait malgré lui à tous les sourires, à tous les regards de femmes qui venaient de le quitter, à l’odeur de leurs vêtements, au bruit de la musique qui avait cessé, à l’éclat des lumières maintenant éteintes ; quoique le bal l’eût ennuyé, il le regrettait déjà et y rêvait comme à une chose ancienne. » (13)

Ajoutons une simple remarque que Flaubert avait faite entre 1838 et 1841 :

« Après un bal, après un concert, une grande réunion quelconque d’hommes et qu’on est rentré dans la solitude, on éprouve un immense ennui et une mélancolie indéfinissable. » (14)

En somme, nous ne pouvons qu’approuver Alain Robbe-Grillet qui en comparant le Nouveau Roman au roman traditionnel note que dans ce dernier « les passions comme les événements ne pouvaient être envisagés que dans un développement temporel : naissance, croissance, paroxysme, déclin et chute ». (15)

Bien que l’auteur de la Jalousie dirige ses observations vers le roman balzacien, elles s’appliquent parfaitement aux grandes scènes de l’Éducation sentimentale. C’est précisément la formule classique des épisodes que nous venons d’évoquer. Chacune de ces grandes scènes représente un moment essentiel dans une durée existentielle, un espace privilégié qui tient lieu de point de convergence et vers lequel se dirigent, comme en faisceau, les nombreux thèmes disséminés dans l’œuvre.

Henri SERVIN

(Tucson, Arizona, U.S.A.).

 

(1) Martin Turnell, « Flaubert », The Novel in France (New York : New Directions, 1951), p. 290.

(2) R.M. Albérès, Histoire du roman moderne (Paris : Albin Michel, 1962), p. 53.

(3) Ibid., p. 54.

(4) (Paris : Garnier Frères, 1961). Toutes les références seront prises dans cette édition et figureront dans le texte même de cet article.

(5) C’est nous qui soulignons.

(6) Jean-Pierre Richard, « La Création de la forme chez Flaubert », Littérature et sensation (Paris : Éditions du Seuil, 1954), p. 120.

(7) Les Œuvres de Gustave Flaubert, (Lausanne : Éditions Rencontre, 1964-1965), 18 vols ; XII, p. 181.

(8) Jean Bruneau, en rappelant les études faites à ce sujet, met les choses au point en ce qui concerne la passion de Gustave Flaubert pour Elisa Schlésinger. Voir Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert : 1831-1845 (Paris : Armand Colin, 1962), pp. 365-374. On trouvera également des indications utiles, et les mêmes réserves, dans l’ouvrage d’Antoine Youssef Naaman, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert et sa technique de la description (Paris : Nizet, 1962), pp. 72-74.

(9) Souligné par l’auteur.

(10) Éditions Rencontre, XVIII, p. 507.

(11) Ibid., VIII, p. 54.

(12) Ibid., VIII, p. 237.

(13) Ibid., III, pp. 102-103.

(14) Gustave Flaubert, Souvenirs, notes et pensées intimes (Paris : Buchet-Chastel, 1965), p. 52.

(15) Alain Robbe Grillet, « Temps et description dans le récit d’aujourd’hui », Pour un Nouveau Roman (Paris : Éditions de Minuit, 1963), p. 133. Bien entendu, nous ne tenons pas compte du dédain dont veut être chargée cette remarque.