Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 41 – Page 17
Et si Yonville-l’Abbaye était…
Lyons-la-Forêt ?
Il est inutile de rappeler à nos lecteurs les étapes de la polémique entre partisans et détracteurs de la thèse de l’identité de Ry et de Yonville-l’Abbaye : les échos en ont retenti jusque dans les pages de ce Bulletin (cf. Amis de Flaubert, n° 6 et n° 10). On sait également qu’une thèse plus récente veut que le roman de Flaubert ait eu pour cadre la ville de Forges-les-Eaux.
Il n’entre nullement dans mes intentions de cautionner l’une ou l’autre de ces positions. En fait, pour reprendre les termes de Claudine Gothot-Mersch (R.H.L.F., avril-juin 1962), l’identification de Yonville-l’Abbaye constitue un faux problème, s’il est vrai qu’il importe peu de savoir quelle localité l’écrivain avait présente à l’esprit au moment de composer son roman (en admettant qu’il n’en ait pas eu simultanément ou successivement plusieurs en vue), s’il est vrai surtout que, par la magie du verbe et de l’art, Yonville-l’Abbaye a acquis plus d’existence, d’épaisseur et de vérité que les bourgs qui ont pu lui donner naissance. On rend un hommage du même ordre à Balzac lorsqu’on dit que ses personnages font concurrence à l’état-civil.
C’est pourtant le devoir du chercheur, si des faits, si des documents parviennent à sa connaissance, d’en faire part à ses lecteurs, quand bien même il serait convaincu que la solution de l’énigme ne fait pas (ou fait peu) progresser l’appréhension du phénomène littéraire. Dans une telle investigation, hérissée d’embûches, il convient de s’en tenir à ce qui est le moins contestable.
Et, tout d’abord, remettons sous les yeux du lecteur ces lignes de l’article de Jean Pommier (Du nouveau sur « Madame Bovary », I. Critique préalable, R.H.L.F., 1947, p. 220) : « La vie d’Eugène Delamare et celle de Charles Bovary présentent dans leur carrière, dans leurs établissements, dans leurs deux mariages, dans la naissance d’une fille qui suit le second, et jusque dans la nuance de leur opinion politique, des ressemblances qui ne sauraient être fortuites. Ce n’est pas un hasard non plus si le nom de Dubuc est commun à la première femme de Charles et à la mère de la première femme d’Eugène. Hors de là, la méfiance s’impose. » Il est bien vrai qu’à deux reprises, dans le roman, Flaubert esquisse rapidement, mais assez nettement, les opinions de Charles en matière de religion, sinon de politique : une première fois, au cours d’une prise de bec entre Homais et Bournisien sur les avantages ou les méfaits du théâtre, le pharmacien sollicite l’arbitrage du docteur : « Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayant les mêmes idées, il voulût n’offenser personne, ou ‘bien qu’il n’eût pas d’idées. » Même si Flaubert a voulu laisser s’accréditer la seconde hypothèse, plus conforme au caractère de Bovary et au grotesque triste du roman en général, et du personnage en particulier, il a senti la nécessité de suggérer la première, expliquant la réserve de Charles par un sentiment de délicatesse. Or, c’est la première hypothèse qui reçoit une confirmation brutale et inattendue lorsque, désespéré par la mort d’Emma, quand scrupules et clauses de style ne sont plus de saison, Charles répond au curé qui exhorte à la résignation : « Je l’exècre, votre Dieu ! » Sur ce point donc, Charles est en effet une réplique, pâle sans doute, mais réplique tout de même, d’Eugène Delamare. Si le romancier ne développe pas cet aspect du personnage, dont le modèle fut franc-maçon, anticlérical et républicain, c’est sans doute pour ne pas alourdir son récit par des notations qui eussent fait double emploi avec celles qui se rapportent à Homais, et parce que les opinions de Charles sont sans effet sur la courbe du destin d’Emma, véritable sujet du roman : le respect de l’unité d’action, par-delà les querelles d’école, demeure l’un des grands impératifs de tout bon écrivain.
De même, il y a bien du vrai dans les propos de Georges Dubosc en faveur de la thèse rilloise, et il y aurait lieu de nuancer quelque peu l’opinion de Claudine Gothot-Mersch qui, dans La Genèse de « Madame Bovary », les qualifie de pure fantaisie. Dubosc écrit en effet : « Flaubert avait connu par lui-même toute cette histoire ; les principaux personnages étaient liés avec sa famille… » Sans doute le témoignage de Francis Steegmuller sur la visite de Louis Bouilhet à Madame Flaubert, chez laquelle il aurait rencontré la mère d’Eugène Delamare, ne s’appuie-t-il sur aucun document ; mais on a du moins la certitude — et c’est madame Gothot-Mersch qui signale le fait — que Delamare avait signé une reconnaissance de dette à la mère du romancier, signe que des relations personnelles existaient bien entre eux.
Il est aujourd’hui admis unanimement que le roman a des sources réelles ( en dépit des dénégations de Flaubert, qui a souvent affirmé que tout y était inventé… mais c’est le mérite de Mme Gothot-Mersch d’avoir relevé une petite phrase dans une lettre du romancier à Louis Bouilhet, datée 10 mai 1855, où il se réfère explicitement aux événements réels transposés dans le roman ; d’ailleurs, le fait que Louis Bouilhet soit le destinataire de cette lettre, et que Flaubert ne prenne pas la peine de s’expliquer davantage sur cette réalité, prouve que Bouilhet était lui-même au fait de cette réalité, et rend plus crédibles les propos de Francis Steegmuller) ; on ne conteste pas davantage que la source principale est dans les malheurs du couple Delamare. Il nous faut donc poser a priori que, pour construire le cadre de son roman, Flaubert est parti de Ry, où s’est déroulé le drame Delamare. Sur ce point, la thèse rilloise s’impose donc.
Mais, dira-t-on, et non sans quelque apparence, rien ne prouve que Flaubert n’ait pas déplacé le théâtre de son roman, soit qu’il ait choisi Forges-les-Eaux (ou quelque autre localité), soit qu’il ait composé des lieux de pure invention. Tous les arguments avancés sur les différences entre Yonville-1’Abbaye et Ry conservent leur valeur : la charmante église du XII’ siècle, avec son porche Renaissance ouvragé, ses stalles et son devant d’autel merveilleusement ciselés, et le gracieux et pathétique ensemble rustique du XVIIe siècle de la Vierge et de l’Enfant, s’est muée en une église du temps de Charles X, où trône une Vierge sulpicienne (déjà !), « vêtue d’une robe de satin, coiffée d’un voile de tulle semé d’étoiles d’argent, et tout empourprée aux pommettes, comme une idole des îles Sandwich » ; enfin Ry est situé à une vingtaine de kilomètres de Rouen quand le roman place Yonville à huit lieues (32 kilomètres) de la métropole normande.
A y regarder de plus près, cependant, il paraît bien que Ry soit plus conforme à la réalité yonvillaise que Forges-les-Eaux, dont on ne peut sérieusement soutenir qu’elle ait inspiré le romancier. Une référence explicite à l’Andelle, dans laquelle se jette la Rieule du roman, suffirait à ruiner la thèse des partisans de Forges. D’autre part, il n’est pas sans intérêt de rapporter ici un récent souvenir de vacances. Visitant l’été dernier le château de Vascœuil, situé à trois-quarts de lieue de Ry de l’autre côté de ce bourg, par rapport à la route de Rouen, et où son actuel possesseur, Maître François Papillard, dans le cadre de la campagne Chefs-d’œuvre en péril, organise une exposition permanente de l’art contemporain, après l’avoir sauvé de la ruine, j’ai appris que Michelet y avait fait en 1841 un assez long séjour. Je transcris ci-après, d’après son Journal (Edition P. Vialaneix, Tome I, année 1841, p. 371) ses impressions sur la région :
25, samedi (septembre).
« … Nous suivions la nouvelle route d’en bas, moins dangereuse, et moins pittoresque. Il faudra voir l’ancienne. Toujours, à gauche, des bois ; à droite Martainville. Toujours monter, descendre, mais plutôt monter en allant : c’est le dos qui sépare la Normandie de la Picardie. Antique diligence, de Beauvais, charrette de bois venant de Lyons, qui me rappelle la charmante histoire des sabotiers. Enfin, nous descendons à Vascœuil ».
Ce texte présente de stupéfiantes similitudes avec le début de la seconde partie de Madame Bovary :
« La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte : tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour… Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean… On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile-de-France … »
Michelet, qui a écrit ce passage de son journal en 1841, ne connaissait pas, et pour cause, Madame Bovary ; Flaubert, de son côté, en rédigeant son roman, ne pouvait avoir à l’esprit le Journal de l’historien, publié posthume en 1888 (après sa propre mort). Cette rencontre révèle que les deux écrivains ont eu sous les yeux le même paysage, et la même réalité. On prendra garde en outre, que, si la région de Ry (et de Vascœuil) peut, en effet, être considérée comme formant charnière entre la Normandie, la Picardie et l’Ile-de-France, cette observation topographique est sensiblement moins valable pour Forges-les-Eaux, sise nettement plus au Nord. Si, d’autre part, le voyageur qui arrive (de Rouen, ainsi qu’il ressort nettement du contexte) a devant lui la forêt d’Argueil, c’est à Ry qu’il débarque, non à Forges, car il aurait alors Argueil derrière lui.
Cela dit, les objections à la thèse rilloise (Forges se trouvant, nous le répétons, hors de cause) disparaissent en quasi-totalité si l’on substitue à Ry le bourg de Lyons-la-Forêt. J’en fais juge le lecteur :
1° Lyons-la-Forêt est située à 32,5 kms de Rouen (huit lieues) ; 2° C’est le Crevon qui coule à Ry, mais la Lieure à Lyons : une simple permutation de consonnes a donné la Rieule du roman ;
3° On a soutenu que Flaubert avait fait à Ry l’hommage de la dernière syllabe du nom de son héroïne (Bova-ry) ; mais si l’on entend parler de toponymie, a-t-on pris garde à la similitude de construction entre Yonville-l’Abbaye et Lyons-la-Forêt (sans parler de la quasi-identité des deux premières syllabes) ?
4° Il n’y a aucune trace d’une abbaye dans les environs de Ry, mais à trois kilomètres de Lyons, on peut encore visiter les vestiges de l’abbaye de Mortemer.
Si l’on ajoute à ce faisceau de présomptions, qui pourrait bien finir par constituer une preuve, le fait que s’appliquent à Lyons-la-Forêt toutes les observations valables pour Ry (Lyons, comme Ry, est situé sur les confins de trois provinces ; en arrivant à Lyons, comme à Ry, on a les chênes d’Argueil devant soi, des halles existent aussi à Lyons-la-Forêt : construites sur piliers à la fin du Moyen-Age, elles ont été restaurées au XVIIIe siècle par le duc de Penthièvre, et occupent la moitié de la place de ce bourg (1), il n’est pas hasardé de suggérer que Lyons a pour lui toutes les notations favorables à Ry, plus quelques autres ( et d’importance considérable ).
(1) Certes, Flaubert décrit les halles de Yonville comme « un toit de tuiles supporté par une vingtaine de poteaux », ce qui accuse leur ressemblance avec celles de Ry. Mais ailleurs (par inadvertance ?), Flaubert cache Léon derrière un piller de ces mêmes halles.
Telles sont, isolées d’un dossier bien fourni, et bien confus, quelques pièces, dont certaines sont nouvelles, et d’autres, bien que déjà utilisées, reçoivent un éclairage nouveau. Cette brève étude aura-t-elle contribué à l’élucidation du problème ? Je ne me dissimule pas que la thèse de Lyons se heurte, elle aussi, à quelques objections : l’église de Lyons, comme celle de Ry, est médiévale ; l’abbaye de Mortemer, près de Lyons, subsiste, alors que Flaubert spécifie bien que les ruines de l’abbaye d’Yonville n’existent même plus. Enfin, Lyons est enchâssée dans l’une des plus magnifiques forêts françaises, aux essences innombrables : les prés, les herbages, les labours y sont rares, au point que Michelet lui-même note dans son Journal que c’est la région du bois. Mais il faut faire observer que ces trois particularités ne viennent pas renforcer la thèse rilloise au détriment de celle de Lyons. D’autre part, je crois avoir trouvé les raisons qu’a eues Flaubert d’altérer le décor en passant de Lyons à Yonville. Toutes les modifications vont dans le même sens : suggérer une atmosphère de platitude, de banalité et d’ennui. L’église romane se mue en une pâtisserie insipide érigée sous l’influence de la Congrégation. Il y avait déjà deux romans romantiques dont le décor était montagneux et forestier : Le Médecin de Campagne, et Le Rouge et le Noir (dont on ne dira jamais combien il a influencé le Flaubert de Madame Bovary, et plus encore celui de l’Éducation Sentimentale). Les mœurs rudes des montagnards et des bûcherons eussent déparé le roman de la monotonie et de la médiocrité. Il n’est pas jusqu’au gommage des ruines de l’abbaye yonvillaise qui ne concoure au même résultat : faire disparaître toute trace de beauté, ne laisser subsister que ce qui est plat, banal, monotone, faire que les maisons y soient sales et laides, les fromages pires qu’ailleurs, afin que ce paysage sans relief rende plus dérisoires les élans lyriques d’Emma et les élucubrations sentimentales de ses deux séducteurs.
Ainsi, partant de Ry (puisque, après tout, y avait vécu, souffert et péri le ménage Delamare), Flaubert, comme le signale Claudine Gothot-Mersch, en se fondant sur les brouillons et scénarios successifs du roman, a progressivement structuré le cadre du récit, en le déplaçant sans doute, en l’enrichissant et en l’appauvrissant tout à la fois, en y adjoignant des éléments imaginaires. Ce faisant, il appliquait aux lieux la formule qu’il applique au récit lui-même et aux personnages. La réalité sert de point de départ, mais un roman n’est pas un reportage de chroniqueur judiciaire. Pour prendre deux exemples dans l’œuvre de Flaubert, le personnage de Frédéric, dans l’Éducation, est non seulement l’auteur lui-même (et d’ailleurs amputé de son talent, et de sa réussite littéraire, et peut-être de ses succès amoureux), mais aussi Maxime Du Camp ; et Madame Bovary, tout en devant l’essentiel de son personnage à Delphine Couturier, épouse Delamare, est aussi pour une part l’héroïne du triste fait divers qui inspira à Flaubert adolescent sa nouvelle Passion et Vertu ; elle est Elisa Schlésinger, et peut-être encore Laure Le Poittevin, que le romancier a peut-être aimée. Pour les lieux, comme pour les faits ou pour les personnages, la transposition, l’amalgame sont inséparables de la création romanesque. Que cette conclusion me console de m’être attaché à un faux problème, puisque, par le biais de cette investigation topographique, il a été possible de retrouver l’unité fondamentale du talent de Flaubert en particulier et de tout vrai romancier en général.
Roger Bismut
Octobre 1972
(Paris).