Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 41 – Page 27
Toponymie dans Madame Bovary
Il est surprenant que tous ceux qui se sont penchés sur les brouillons de Madame Bovary conservés à la Bibliothèque de Rouen n’aient pas été intrigués par une demi-feuille écrite de la main de Flaubert et qui a été placée lors de la reliure au début de la seconde partie (Mss g 223, 139 a). Elle m’a été rappelée par M. Simonnet, l’actuel directeur des bibliothèques municipales, qui en fut surpris, lorsqu’il prépara, au début de l’été, cette exposition sur Madame Bovary qui a connu une certaine affluence.
Flaubert y a écrit des noms de lieux dont il s’est servi ou non au cours de la seconde partie de son roman. Dans l’ordre, on y lit : Blainville-Crevon, Buchy, Quincampoix, La Boissière, Argueil, Forges, Notre-Dame-de-Gonderville, Sassetôt-la-Guerrière, Dampierre-lès-Ry, Griponville, Bosc-Bordel, Les Paulx-Mesnil, Guerres-sur-la-Rivière, Anfreville-l’Estrait.
Certains lieux existent réellement : Blainville-Crevon, Buchy, Quincampoix, Argueil, Forges, Bosc-Bordel comme communes et La Boissière comme hameau de Saint-Martin-Osmonville, se trouvant au carrefour de deux routes importantes, l’une allant de Rouen à Neufchâtel, Abbeville ou Amiens et l’autre venant de Buchy à Saint-Saëns et Dieppe, ancien chemin de chasse-marée, pour mener rapidement le poisson de Dieppe à Paris. Une auberge y subsiste encore, ancien relais de la poste aux chevaux et que Flaubert connaissait bien lorsqu’il allait de Rouen à Neufchâtel. Blainville-Crevon intrigue davantage, parce que c’est précisément le bourg où demeurait Delphine Couturier avec ses sœurs, à la ferme du château devenue sur les cartes d’état-major, avec une certaine audace, ferme de Madame Bovary. Avoir indiqué cette localité témoigne peut-être de la part de Flaubert du souci de ne pas trop s’éloigner des renseignements généraux que ses amis lui avaient fournis. Buchy a été utilisé dans le roman pour sa garde nationale et Argueil pour le nom d’une forêt. Lyons a donné le nom à la forêt de hêtres, mais Flaubert y a substitué celui d’Argueil qui est hors de celle-ci, sans doute pour perdre les chercheurs, car le massif forestier est assez important pour qu’on l’aperçoive d’une vingtaine de kilomètres alentour. Mais ces noms suffisent à préciser la région qu’il voulait traiter.
L’utilisation unique de lieux connus aurait permis de croire qu’il avait reproduit des faits réels et qu’il les avait transposés avec quelques retouches dans son roman. Les autres noms : Notre-Dame-de-Gonderville, Sassetôt-la-Guerrière, Dampierre-lès-Ry, Griponville, Les Paulx-Mesnil, Guerres-sur-la-Rivière, Anfreville-l’Estrait sont de sa création, mais ils fleurent de très près la toponymie normande que l’on ne serait nullement surpris de les découvrir sur une carte. Toutefois, quelques-uns ont un sens ironique et frisent la raillerie souriante à laquelle Flaubert n’était pas insensible.
Notre-Dame-de-Gonderville est proche de Notre-Dame-de-Boscherville ou de Franqueville ou de Bliquetuit. Le choix de Gonderville n’est guère éloigné de Goderville que Maupassant devait largement utiliser. Sassetôt-la-Guerrière rappelle deux localités cauchoises : Sassetôt-le-Mauconduit et Sassetôt-le-Malgardé dont la seule prononciation éveille des sourires, uniquement pour leurs finales. Il se trouve plusieurs Dampierre dans le département : Dampierre-en-Bray et Dampierre-Saint-Nicolas dans l’Aliermont pour éviter les confusions postales. Est-ce par malice que Flaubert ait songé un moment à Dampierre-lès-Ry et qu’il l’ait rejeté par la suite, pour éviter toute précision supplémentaire ? Il semble qu’avec Blainville-Crevon et Dampierre-lès-Ry, il ait songé tout d’abord à roder près du canevas initial. Bosc-Bordel prête encore à plus de malice amusante que Sassetôt-le-Mauconduit ou le-Malgardé. Son nom a été utilisé à dessein dans de nombreuses revues légères rouennaises ou parisiennes. Les étrangers et les touristes sont toujours éberlués et ragaillardis par les pancartes qui l’indiquent, au point qu’un jeune maire, fort pudique, avait songé à demander son remplacement par Saint-Jean-de-Buchy, pour que la réputation de ce village calme et fort paisible n’évoque plus un mauvais lieu. Au Moyen Age, on le rencontre parfois sous la dénomination de Bosc-Bourdel, forme atténuée et respectueuse. D’ailleurs, dans cette région tardivement déboisée, deux hameaux d’une commune voisine, Bosc-Roger, s’appellent Grands et Petits Bordeaux ; aucune raison étymologique pour qu’ils n’aient porté le nom de Petit et Grand Bordel et Bosc-Bordel n’évoquerait rien d’amusant, s’il s’était appelé Bosc-Bordeaux.
Les Paulx-Mesnil ne trouvent pas un caractère semblable. Il y a Bosc-Mesnil et un hameau de Peaudeleu. Guerres-la-Rivière est proche de Gueures et d’Ouville-la-Rivière, villages près de Dieppe que Flaubert connaissait bien, puisque la belle famille de son frère, les Roquigny, demeuraient à Ouville-la-Rivière près de Gueures. Les Amfreville sont nombreux en Normandie : Amfreville-la-Mivoie près de Rouen et Amfreville-sous-les-Monts dans l’Eure, mais avoir songé à Anfreville-l’Estrait est encore railleur sous sa plume. Dans l’Eure se trouve Mesnil-sur-l’Estrée, connu par une vieille imprimerie célèbre.
Cette feuille de localités réelles ou arrangées pose bien des problèmes. En particulier, le besoin chez Flaubert d’utiliser à la fois des noms véritables de localités pour donner plus de véracité à son roman et apparaître comme vrai et d’en forger d’autres pour perdre les lecteurs et sauvegarder les familles ou leur honneur sur les événements encore connus de la plupart dans la région visée. Qu’il ait songé à utiliser Dampierre-lès-Ry paraît renforcer la thèse admise sur ce bourg et aussi sur la connaissance par l’auteur du destin analogue des époux Delamare et qui, vraisemblablement, a de fortes chances d’être à l’origine de Madame Bovary. On a voulu autrefois découvrir un destin pareil à Neufchâtel-en-Bray. René Herval, récemment décédé, a guerroyé sans succès dans un livre épais, pour attribuer, à Forges-les-Eaux, le véritable Yonville-l’Abbaye. Il n’a pas eu la chance de grouper autour de lui, même à Forges ville d’eaux, des partisans farouches. Il me semble même qu’il ait été le seul à y croire ou à l’admettre. Forges est sur la liste de Flaubert, Ry n’y est pas, mais seulement Dampierre-lès-Ry ce qui est différent. M. Herval avait des inimitiés littéraires et Ry fut de celles-là. Un livre ne suffit pas pour détourner une suite de présomptions sérieuses. Gageons que Flaubert n’aurait pas mis Forges sur sa liste, si cette petite ville avait été témoin de la vie des époux Bovary et les localités citées auraient davantage tourné autour de Forges. D’ailleurs Forges comme Gournay ne sont pas dans l’orbite de Rouen, mais davantage de Paris par leurs marchés.
On peut penser et même admettre que la thèse de Ry est vraisemblable et que pour sa liberté d’esprit, Flaubert ait dissimulé le bourg de Ry sous le vocable anodin et quelque peu risible et hautain de Yonville-l’Abbaye, pour des raisons judiciaires et familiales. C’est aussi l’époque où la bourgeoisie, faute de titres, aimait renforcer sa puissance sous un nom double. De plus, les lois sur la presse ont toujours été restrictives et parfois avec raison. Mais rien ne prouve et l’on n’a aucun indice oral ou écrit qu’il soit venu dans cette localité flairer de près le souvenir, moins d’une dizaine d’années après que les événements faiblement connus s’y étaient produits. Connaissant plusieurs membres de la famille Couturier, je sais qu’aucune tradition familiale sur ces événements se soit conservée parmi eux, laquelle se serait certainement transmise de génération en génération sur les époux Delamare, s’il avait été jugé important. C’est une histoire qui a seulement couru les milieux médicaux rouennais pour leur échec conjugal.
Personnellement, j’admets la thèse de Ry et la crois exacte dans ses données, mais d’autre part il me semble que Flaubert, pour sa liberté d’esprit, également de conception et d’expression n’y soit pas venu volontairement, pour s’y renseigner méticuleusement à la manière d’un rédacteur de journal. Il me semble qu’il a évité cette erreur qui l’aurait poursuivi et trop enchaîné. Le roman se fixe entre la route d’Amiens et de Beauvais, c’est-à-dire entre Neufchâtel et Gournay et avant la forêt de Lyons, c’est-à-dire avant le Pays de Bray : région bâtarde a-t-il écrit, ce qui est exact, ne se rapportant ni au Pays de Caux, première partie du roman, ni au Pays de Bray et très peu au Vexin. La distance importe peu, puisque, sur les brouillons, il a donné sept ou huit lieues, une question d’oreille tout au plus. Quant à la côte Saint-Jean, elle pourrait être la côte toujours appelée de Saint-Jacques au-dessus de Darnétal et la description est valable jusqu’à la bifurcation de Martainville-Epreville. L’autre fin de trajet par Bois-Guillaume est plus spectaculaire que celle de la vallée industrielle du Robec et de l’Aubette.
Flaubert s’est toujours défendu d’être l’un des chefs de l’école réaliste, mais il voulait faire vrai ou vraisemblable et, par conséquent, que ses lecteurs aient le sentiment de lire quelque chose de réellement vécu. Ses personnages, il les créait, prenant aux uns et aux autres des détails particuliers, mais pour le milieu et la scène, il avait besoin de les connaître ou de les vérifier sur place et ainsi il est proche des méthodes de Balzac qui écrivait dans l’avant-propos de la Comédie Humaine : « Je vis que la société ressemblait à la nature. La société ne fait-elle pas de l’homme (et de la femme), suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes (et de femmes) différents qu’il y a de variétés en zoologie ». Des carnets de Flaubert conservés à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, on retrouve les voyages qu’il fit pour ses divers romans et les observations cursives de ses impressions. Pour tous, sauf pour Madame Bovary. Ont-ils été égarés ou volontairement supprimés, à moins qu’il n’ait suivi cette méthode qu’à partir de son second roman, ce qui nous étonne ? Car dans une lettre à Louise Colet écrite en juillet 1853, alors qu’il préparait Madame Bovary, il lui écrivait : « Ce n’est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite, pour écrire immédiatement après. On se préoccupe trop des détails, de la couleur, et pas assez de son esprit, car la couleur dans la nature a un esprit, une sorte de vapeur subtile qui se dégage d’elle, et c’est cela qui doit animer en dessous le style. Que de fois, préoccupé ainsi de ce que j’avais sous les yeux, ne me suis-je pas dépêché de l’intercaler tout de suite dans une œuvre et de m’apercevoir enfin qu’il fallait l’ôter ! La couleur, comme les aliments, doit être digérée et mêlée au sang des pensées ». C’est ce qui m’incite à croire qu’ayant connu l’aventure terrestre des époux Delamare en 1851, il a pu aller en voiture dans la région de Ry, sans vouloir séjourner dans le bourg ou y passer volontairement en éclair pour ne pas en être marqué. Toute la région est fort bien étudiée et sentie. Il serait surprenant que l’on découvre un jour des preuves certaines de son passage et que nous puissions considérer Yonville-l’Abbaye comme le masque réel de Ry, tout en étant assuré que les époux Delamare ne sont pas étrangers au roman. Les noms de localités jetés sur cette feuille, surtout Dampierre-lès-Ry et Blainville-Crevon, viennent appuyer la thèse lancée en 1890 par Georges Dubosc et en quelque sorte la confirmer, comme si nous brûlions auprès du trésor recherché !
André Dubuc.