Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 41 – Page 40
Flaubert entre le Prince rouge et le Burgrave rouge
Pour éclairer ce titre mystérieux, il convient de se reporter à l’Histoire d’un crime, de Victor Hugo, et pour les lecteurs qui n’auraient pas cet ouvrage sous la main, nous commencerons par en donner quelques extraits (1) :
A-t-il été au pouvoir de la gauche, à un moment quelconque, d’empêcher le coup d’État ?
Nous ne le pensons pas.
Voici pourtant un fait que nous ne croyons pas devoir passer sous silence.
Le 16 novembre 1851, j’étais rue de la Tour-d’Auvergne, numéro 37, chez moi, dans mon cabinet ; il était environ minuit, je travaillais, mon domestique entr’ouvrit la porte.
— Monsieur peut-il recevoir ?…
Et il prononça un nom.
— Oui, dis-je.
Quelqu’un entra.
J’entends ne parler qu’avec réserve de cet homme considérable et distingué. Qu’il me suffise d’indiquer qu’il avait le droit de dire en désignant les Bonaparte : ma famille ».
[…] Mon visiteur nocturne prit l’autre coin de la cheminée.
Il commença par me parler des mémoires d’une très noble et vertueuse femme, la princesse *** sa mère, dont il m’avait confié le manuscrit. […] Mon visiteur, à qui je le remis, le feuilleta quelques instants, puis, s’interrompant brusquement, il se tourna vers moi et me dit :
— La République est perdue. Je répondis :
— A peu près.
Il reprit :
— A moins que vous ne la sauviez.
— Moi ?
— Vous.
— Comment cela ?
— Ecoutez-moi.
Mon interlocuteur me dit :
— Vous êtes un des Seize ?
— Oui, répondis-je en souriant, burgrave rouge.
— Comme moi prince rouge.
Il me regarda fixement.
— Eh bien ! faites, cette nuit, arrêter le Président. […]
Hugo relate en détail la discussion, longue et dramatique, dont nous donnons seulement les répliques qui en sont la conclusion :
— Je ne veux ni de 18 brumaire pour lui, ni de 18 fructidor pour moi. J’aime mieux être proscrit que proscripteur. J’ai le choix entre deux crimes, mon crime et le crime de Louis Bonaparte, je ne veux pas de mon crime.
— Mais alors, vous subirez le sien.
— J’aime mieux subir le crime que de le commettre.
Qui peut dire ce qui serait arrivé à la France si, aux yeux de Victor Hugo, le devoir avait eu le même aspect qu’à ceux du prince Napoléon Jérôme ? Car le « personnage considérable », c’est le cousin de Louis-Napoléon. Son nom et celui de sa mère figurent en toutes lettres dans le manuscrit, mais avaient été laissés en blanc dans les éditions d’Histoire d’un crime. Anonymat qui, en 1878, Napoléon III étant mort depuis longtemps, ne paraissait pas indispensable. Anonymat d’ailleurs transparent.
Est-ce Hugo qui s’était censuré lui-même ? On va voir que non.
Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est que Flaubert s’est trouvé mêlé à l’histoire et a servi d’intermédiaire. Grâce à Mme Langlois-Berthelot, qui a bien voulu nous ouvrir ses archives, nous pouvons donner quelques lettres inédites de Flaubert relatives à cette affaire en y joignant, tirés de la collection Spoelberch de Lovenjoul, des billets du prince Napoléon et de Paul Meurice, également inédits (sauf erreur) (2).
Flaubert à Paul Meurice
[Paris, 29 janvier 1878.]
Mon cher ami,
Je viens de voir le Prince Napoléon.
Voici le résultat de cette visite.
Envoyez, soit à lui, soit à moi, l’épreuve en question. Il écrira une note rétablissant l’exactitude des faits. Après quoi, notre cher maître en usera comme il lui plaira.
Le Prince aimerait mieux qu’on ne parlat (sic) pas de lui, du tout. Je lui ai fait comprendre que sa demande était griève. Il faut que la Vérité soit connue.
Tout à vous, mon cher Meurice votre
Gve Flaubert
240, rue du Faubourg-Saint-Honoré
Mardi soir.
Prince Napoléon (Jérôme) à Flaubert
Paris, 86, bd Malesherbes, ce vendredi 1er [février 1878.]
Mon cher Flaubert,
Merci de votre aimable intervention. J’ai un rendez-vous aujourd’hui à 5 heures et ne serai chez moi que de 3 à 5 heures. Je vais me mettre à faire les rectifications, j’espère que ce sera terminé à 3 heures.
Tout à vous, votre affectionné
Napoléon (Jérôme)
Si vous ne pouvez venir aujourd’hui, ce sera pour demain.
Flaubert à Paul Meurice
[Paris,] 2 février [1878.] 3 h
Mon cher Meurice,
Voici ce que le Prince me renvoie.
N.B. Selon lui, tout ce chapitre est à refaire et il aimerait mieux que V.H. ne parlat (sic) point de lui.
Avant de remettre cette feuille au maître, voulez-vous que nous en devisions seul à seul ?
Je ne sortirai pas de chez moi cet après-midi ni ce soir — demain matin, non plus (mais dans l’après-midi de demain j’ai du monde et nous ne serions pas libres. — Le soir j’irai chez Bardou) (3) — enfin donnez-moi un rendez-vous, j’y serai.
tout à vous
Gve Flaubert
Paul Meurice à Flaubert
[Paris, 5 ou 6 février 1878.]
Mon cher Flaubert,
Victor Hugo, après les quelques modifications nécessaires, donnera son récit sans nommer le prince Napoléon.
J’irai, dès que j’aurai un moment, vous montrer la version nouvelle, qui coupera court, je crois, à toute susceptibilité personnelle, en maintenant les droits de la vérité.
A vous, cordialement
Paul Meurice
Flaubert à Paul Meurice
[Paris, 7 ( ?) février 1878.]
Mon cher ami,
Comme j’ai peur que mon portier ne vous reçoive pas — car dans la semaine je suis obligé de me clore p[ou]r pouvoir travailler, ayez l’obligeance de me prévenir, la veille, par un mot.
Demain et après-demain dans l’après-midi, je serai sorti — mais lundi tout l’après-midi je serai chez moi.
Faites-moi le plaisir de présenter mes excuses à Victor Hugo. J’ai l’air de l’oublier. Je ne vais pas le voir — et j’en suis désolé. Un de ces jours, je réparerai mes torts — involontaires (4).
Tout à vous, cher ami
Gve Flaubert
Jeudi 3 h
Prince Napoléon (Jérôme) à Flaubert
Paris, 86 bd Malesherbes — ce vendredi 8 février [1878]
Mon cher Flaubert,
Je n’ai eu votre lettre d’hier soir [qu’] à 10 1/2 h. Tout est bien qui finit bien. Voulez-vous venir dîner chez moi demain samedi 9 à 7 heures. Vous pouvez m’apporter la nouvelle version. Mille amitiés. Votre affectionné
Napoléon (Jérôme)
On voit qu’il manque encore à ce dossier, pour être complet, une ou plusieurs lettres adressées par Flaubert au prince Napoléon. Les billets qu’on vient de lire attestant une certaine intimité sur laquelle on aimerait avoir des renseignements plus circonstanciés, il est à souhaiter que s’ouvrent un jour les archives de Prangins qui contiennent bien des correspondances de grands écrivains qui eurent des relations avec le prince Napoléon : Sainte-Beuve, George Sand (une partie de ses lettres a été mise au jour, mais une partie seulement), Flaubert, Renan, Mérimée, etc.
Georges Lubin (Paris)
(1) Histoire d’un crime, 4* partie, ch. X : • Le devoir peut avoir deux aspects », Tout le chapitre est à lire.
(2) Les billets du Prince sont à la collection Lovenjoul sous la cote H 1365 (B.V.) fol. 70-73, celui de Paul Meurice sous la cote H 1364 (B.V.), fol. 467-468.
(3) Agénor Bardoux (1829-1897), alors ministre de l’Instruction publique, des cultes et des beaux arts.
(4) II est allé voir Hugo dans le courant du mois, comme en témoigne une lettre du 1er mars à Mme de Brainne.