Conclusion

Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 43, page 41
 

Conclusion

Flaubert et la presse — Fin

 
Au terme de cette étude, il apparaît que la seule description des incohérences de Flaubert dans son jugement sur la presse n’aurait pas eu d’autre effet que de démontrer une « idée reçue » à propos de l’écrivain : idée selon laquelle sa haine pour la presse serait sans mélange. C’est, bien sûr, insuffisant : ce qui est important, c’est la place que tiennent ces contradictions dans une « théorie » qui se veut cohérente, et partant, la signification qu’elles revêtent.

C’est pourquoi il faut d’abord examiner quelle forme prend la haine de Flaubert pour la presse.

Ce qui nous intéressait ici était l’image de la presse reflétée dans la conscience de l’écrivain. La description qu’il en fait est moins intéressante en effet, du point de vue documentaire, que celle d’un Balzac (pour une époque antérieure, il est vrai), ou d’un Zola. Balzac fait avec ordre et lucidité ce que Flaubert fait avec passion, surtout dans ses lettres. Tout cela ne signifie nullement qu’il faille s’arrêter à l’explication psychologique. Sans doute est-il vrai que si Flaubert juge avec sévérité les journalistes, ces ambitieux, ces agités, c’est que par tempérament et par goût il est peu « fait pour » l’action ; il est vrai aussi que s’il s’exprime aussi violemment à propos de la presse, c’est qu’il est d’une manière générale brusque et parfois grossier. On pourrait multiplier les exemples. Mais si l’on s’en tient à l’explication par les caractéristiques « naturelles », propres à l’individu, on restreint beaucoup le champ des recherches et on risque de s’engager dans un cercle vicieux. C’est un peu la méthode qu’employait Flaubert pour expliquer le « bourgeois », qui est bête et odieux par nature ; et c’est cette méthode qui l’empêchait de se révolter d’une manière conséquente.

Il s’agit donc de dépasser ce point de vue. La haine de Flaubert pour la presse se justifie bien moins par son tempérament que par les influences sociales qu’il a subies. En effet, par son contenu : critique de la vénalité, de l’ignorance, de l’esprit « brillant » et creux des journalistes, la révolte de Flaubert contre la presse est apparentée au certain mépris dans lequel le milieu, fréquenté par Flaubert tient les journalistes. Il est de bon ton d’attaquer les journaux : le fait est illustré dans ses romans ; chez les Dambreuse, les « gens sérieux » commencent à attaquer les journaux au dessert. « Tonner contre » les journaux est une attitude conventionnelle, il s’en rend vaguement compte. Mais il établit une distinction subtile entre la sotte attaque des bourgeois, qui porte à faux — qu’on se rappelle le désir du père d’Henry d’envoyer quelques journalistes aux galères, « pour l’exemple » — et la critique « de fond », intellectuelle des gens qu’il fréquente, cette élite. On l’a vu, ses amis parisiens appartiennent à une couche sociale précise : celle des intellectuels bourgeois, qui par leur position se détachent de la bourgeoisie d’affaire, et se moquent de son « utilitarisme » ; mais comme ils en ont les privilèges économiques, ils peuvent se permettre de mépriser ceux qui doivent travailler pour assurer leur subsistance (il faudrait naturellement excepter Zola). On a vu que son attitude face à la presse, qu’il connaît pour avoir participé à son entreprise, éclaire par contraste les réactions de Flaubert. Ainsi, au total, le jugement méprisant de Flaubert sur la presse et les journalistes tient à la fois de sa position sociale, et à celle des journalistes, souvent contraints de choisir cette carrière pour s’assurer un gagne-pain et la possibilité de « percer » dans le monde des lettres.

Si le jugement porté par Flaubert sur la presse s’apparente en tous points à celui des intellectuels bourgeois de son époque, il est original par la forme qu’il revêt : son caractère principal est qu’il est une révolte, quand chez les hommes de son milieu il n’est en général qu’un dédain étonné. Sa révolte tente d’être organisée, il érige en « théorie » sa haine de la presse, on l’a vu. Mais c’est là qu’est la faille : sa révolte est instinctive à l’origine, et, comme telle, est aveugle ; Flaubert ne se donne pas les moyens de parvenir à une conclusion. Sa « théorie » n’est qu’une justification a posteriori de sa révolte. Cette systématisation est justement ce qui le distingue des Goncourt par exemple, qui eux aussi portent par moment un jugement sans indulgence sur la presse, et elle est d’autant plus révélatrice qu’elle porte faux. En effet, quelle est sa méthode ? Jugeant les journalistes, il prend pour des caractères de nature ce qui n’est peut-être que caractères secondaires. A propos de son portrait du « bourgeois », Sartre disait que Flaubert suggère une « sourde adaptation préétablie » de l’homme à sa fonction sociale, du professionnel à sa profession, au lieu de montrer l’individu comme produit de sa situation et de ses activités sociales. C’est cela qui effraie dans son analyse du journaliste, même dans son portrait le plus réussi, celui de Hussonnet qui est journaliste parce qu’il a certains défauts. Cette sorte d’analyse esquive la possibilité, les origines et les causes du fait constaté : que ce soit la vénalité du journaliste ou la bêtise du « bourgeois ». Il ne s’agit pas en dernier ressort pour Flaubert d’analyser, mais de définir. De même, il se dit : « tout ondoyant et divers », cousu de pièces et de morceaux, plein de contradictions et d’absurdités » (75) : se définissant ainsi, il évite de pousser l’analyse plus loin. Mais une définition, une étiquette ne sont pas une tentative d’explication, si bien qu’il ne parvient plus à s’échapper d’un cercle vicieux. L’idée de journaliste appelle l’idée de bêtise ; « bêtise » lui suggère « bourgeois » ; un terme renvoie à l’autre ; sa méthode ne lui permet pas d’aboutir.

Et, en fin de compte, ce bourgeois, qui est servi par la presse, par la bêtise, ce bourgeois que le journaliste finit par devenir (il n’est que de se rappeler les ambitions de Deslauriers), il ne le définit pas : tantôt c’est une espèce particulière, représentée par « l’épicier », le « commis », etc., tantôt il devient la race humaine tout entière : « J’appelle bourgeois tout ce qui pense bassement ».

Cette chaîne journalistes-bêtise-bourgeois est essentielle : si elle n’explique pas pourquoi objectivement la presse qu’il connaît est si pernicieuse, dévoile les motivations obscures de Flaubert, et du coup, peut-être l’origine des contradictions de son jugement. Elle indique que si l’écrivain porte une accusation si virulente, si passionnelle contre la presse, c’est que la presse n’est qu’un « bouc émissaire ». Et, en effet, la presse est l’intermédiaire par excellence, le véhicule de l’idéologie de la classe sociale qui détient le pouvoir de fait, nous l’avons vu. Il voudrait la charger de tous les maux, mais son entreprise est vouée à l’échec. Plus il s’emporte contre elle, et plus il révèle la partialité de son jugement et les conflits qui l’agitent. Refuse-t-il la presse ? En pratique, non. Et c’est à ce niveau qu’interviennent les contradictions dans son jugement. « Ne pas pouvoir s’en passer. Mais tonner contre ». C’est là, en effet, l’ambiguïté centrale. Pousser le refus jusqu’au bout, ce serait peut-être refuser l’ordre social qu’il connaît, et qui d’un côté lui assure ses privilèges, en particulier la liberté d’écrire, et de l’autre, l’opprime intellectuellement. Flaubert ne peut trouver d’issue : au moment de la Commune seulement il fera son choix : il sera du côté de l’ordre établi. Il ne peut se remettre lui-même en question : aussi arrête-t-il l’analyse, que ce soit celle qui le concerne ou l’analyse de ce qu’il nomme le bourgeois, au moment où elle deviendrait dangereuse pour lui-même. Dangereuse pas simplement pour ses privilèges, mais pour sa manière de penser.

Mais cet arrêt évidemment inconscient dans la réflexion se révèle à tout moment non seulement dans sa façon d’analyser — ou de ne pas analyser — mais surtout dans les brusques contradictions qui se manifestent dans les jugements qu’il porte, ou dans son comportement. N’analysant pas ses contradictions, il ne peut les dominer. Elles montrent qu’il n’est pas celui qu’il voudrait être : un esprit indépendant, non influencé par la bêtise générale, colportée essentiellement par la presse, mais qu’il est le plus souvent celui qu’il dénonce : non pas comme il le dit un homme sot par nature, mais simplement un être situé socialement, déterminé en grande partie par cette place qu’il occupe dans la société. Pour exorciser cette menace qu’il croit latente (alors qu’il s’agit d’une détermination indépendante de sa volonté), il joue consciemment, en forçant la dose, ce personnage qu’il craint de devenir.

Le Garçon, le Sheik, le « journaliste de Nevers » (76), ne sont pas des créations fortuites. Son goût pour la parodie relève du même désir de « purification » : le nombre d’œuvres parodiques qu’il a écrites est étonnamment grand : du Dictionnaire des idées reçues à l’Album de la marquise retrouvé dans le « Sottisier », en passant par la pièce de théâtre Jenny ou La découverte de la vaccine ; Homais est souvent de la même veine : il obsède Flaubert et prend parfois dans ses lettres la relève du Garçon. Il a beau forcer ses personnages jusqu’à la caricature, c’est toujours la même attaque qu’il recommence, la même bataille qu’il mène contre le « bourgeois » et les journalistes : l’emphase du style, la prétention, la satisfaction de soi-même, toutes les manifestations de ce genre recouvrent une absence de pensée réelle ; cela ne veut pas dire absence de toute pensée. L’ambiguïté est là, la même que contient l’article Journaux du Dictionnaire : Flaubert oppose deux modes de pensée : une pensée désintéressée, la sienne et celle du cercle qu’il fréquente, et une pensée tournée vers les acquisitions matérielles. C’est cette dernière, celle du « bourgeois », qui se manifeste, non seulement par la vulgarité, mais par l’arrivisme, la vénalité, etc. Mais la séparation n’est pas aussi nette que le voudrait Flaubert, il s’en compte lui-même (77) : mais ce qu’il ne voit pas clairement, c’est à quel point il est contaminé par ce mode de pensée « bourgeois » : aussi bien dans la vulgarité, qu’il manifeste parfois, que dans la tentation qu’il lui arrive d’éprouver de gagner influence et argent grâce à ses livres.

Il dénonce obscurément ce que Balzac a compris plus clairement parce qu’il assistait à la naissance du phénomène : le fait, le développement économique de la bourgeoisie entraîne peu à peu la destruction de ses plus nobles idéaux, en particulier de la croyance en la valeur intellectuelle des morales désintéressées, cette destruction s’accompagnant d’une dégradation des productions de l’esprit devenues des marchandises. Flaubert le sent pour le journalisme (78), il ne va pas plus loin, il ne peut pas vraiment dénoncer une société qui le favorise.

Curieusement, cette situation ambiguë de Flaubert, partagé entre le refus de la société de son temps et l’acceptation, entre la complicité et la révolte, apparaît plus clairement dans son œuvre que dans ses lettres. On s’attendrait à trouver la clef de ses contradictions dans sa correspondance, où il se livre au jour le jour.

Elles sont en effet plus apparentes dans des lettres écrites avec beaucoup de spontanéité ; mais ces lettres suivent le mouvement de la vie avec ses reflux et ses moments d’exaltation ; Flaubert n’adopte pas d’attitude critique vis-à-vis de sa correspondance, si bien que, si passionnante soit-elle, elle ne dépasse guère le niveau de la description. C’est sa démarche de pensée créatrice qui est vraiment significative : elle montre comment l’écrivain, en essayant d’être le plus possible absent de son œuvre, a le dessein — inconscient, bien sûr de voiler ses propres contradictions, et comment en fait il les utilise et les refond pour en faire pour ainsi dire le moteur de ses personnages. On a essayé de le montrer à propos du Deslauriers de l’Éducation sentimentale : il faudrait approfondir la question, qui demande de la prudence. Mail il nous a paru que le rôle que jouent les contradictions de Flaubert — à propos de la presse qui a une place « privilégiée » dans ses haines, et d’une façon plus générale — dans son œuvre était une chose importante et un peu surprenante au premier abord ; et le Dictionnaire des idées reçues est un maillon important qui permet de voir comment Flaubert se trahit au moment où il est le plus sur ses gardes.

Comment Flaubert pourrait-il sortir de ce dilemme ? Comment peut-il à la fois accepter et refuser cette société dont il déteste particulièrement le véhicule idéologique qu’est la presse, et dont il subit l’influence ? La façon dont il tente de résoudre cette contradiction n’est pas vraiment satisfaisante. S’il refuse de vendre sa plume et ses convictions en même temps, il n’en participe pas moins pour autant au processus : « Depuis la production du papier jusqu’aux convictions, pensées et sentiments des écrivains, tout devient marchandise » (79). Logique avec lui-même, peut-être se tairait-il ? Trouvant guère de raisons d’espérer et d’agir dans la société, il pense donner par l’art un sens à l’existence, du moins à la sienne. Cette façon de se retirer dans sa « Tour d’ivoire » est en effet individualiste, et ambiguë, encore une fois, dans une société où l’individu qui « perce » en jouant des coudes est encouragé, mais où les forces économiques et sociales écrasent l’individualité intellectuelle et morale. L’aspect essentiel de l’attitude de Flaubert à l’égard de la presse, et, à travers elle, à l’égard de la société bourgeoise, c’est peut-être quand même celui de la révolte. Mais ce n’est pas une révolte conséquente : sa tentative la plus poussée de se détacher de l’ordre bourgeois serait plutôt un retour au passé, une certaine nostalgie de temps plus purs ; même si, politiquement, il ne se définit pas, loin de là, comme un monarchiste, il a un certain penchant pour le mode de pensée aristocrate. Sa conception de l’ »art pour l’art », son dédain pour le public en sont des reflets. Mais il est évident qu’historiquement, Flaubert n’a pas la possibilité d’échapper aux contradictions ; il lui aurait fallu une clairvoyance exceptionnelle ; au reste, il est matériellement et sentimentalement lié à la bourgeoisie.

Il se pourrait, au total, que cette position ambiguë et instable de Flaubert explique — partiellement — le caractère hétérogène de son œuvre : qu’on puisse, côte à côte, trouver un roman comme Salammbô, véritable refuge de l’art « gratuit », et la « fresque sociale », selon le terme consacré, qu’est l’Éducation sentimentale, sans parler d’un ouvrage satirique et critique comme le Dictionnaire des idées reçues. Car on ne peut parler de fantaisie de changement chez l’écrivain : il s’agit de la permanence, depuis 1845 environ, c’est-à-dire remarquablement tôt, de thèmes d’inspiration différents, qui ont cohabité dans l’esprit de Flaubert. Serait-il aventureux de dire que la préférence donnée à l’un ou à l’autre thème correspond à des phases différentes dans la vie de Flaubert, phase de repli ou d’activité, de révolte ou d’acceptation ? Notons en tout cas qu’il n’a presque jamais cessé de travailler au Dictionnaire, depuis le moment où il a été conçu, vers 1852, jusqu’à sa mort. Ce conflit en Flaubert pourrait peut-être aussi expliquer qu’on ne puisse lui assigner de place précise dans une école ou un courant. Lui qui refusait d’appartenir à aucun groupe, à aucune tendance, à aucun corps organisé, il semble y avoir réussi…

Mais surtout, cette « conscience de classe » ambiguë de Flaubert, son pessimisme final, qui se marque dans sa vie, mais surtout dans le destin de ses personnages romanesques, s’expliquent historiquement et socialement. Il s’insère entre un Balzac qui a eu la possibilité de voir le processus de la naissance du capitalisme, et un Zola qui a une expérience sociale autrement riche que celle de Flaubert, et qui, lui, assiste à la naissance de nouveaux facteurs : le moment où les forces économiques du capitalisme suscitent des forces antagonistes qui commencent à s’organiser. Il serait très intéressant d’étudier les auteurs romanesques « mineurs » de cette période — principalement pour la Monarchie de Juillet et le Second Empire — d’un point de vue « sociologique » pour déterminer précisément la place occupée par Flaubert.

Il semble en effet, que tout en échappant à toute classification stricte, Flaubert occupe une place charnière dans l’histoire du réalisme au XIXe siècle.

Nicole Frénois

FIN

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L’ensemble de l’étude est réparti ainsi  : Flaubert et la presseLa haine de Flaubert pour les journaux Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presseLa critique journalistiqueL’influence directe de la presse sur FlaubertInformation et documentation L’intérêt de Flaubert pour l’actualitéPublication et vie sociale 1Publication et vie sociale 2L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraireLes personnages romanesques et la presseLa presse dans L’Éducation sentimentaleConclusion

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(75) Lettre citée du 23 novembre 1846 à Louise Colet, C.I. p. 405.

(76) Flaubert mentionne ce personnage à diverses reprises dans des lettres adressées à sa sœur (cf. en particulier C.I. p. 119 et p. 141). Il semble que ce soit comme le Garçon, un de ces rôles grotesques que le jeune Flaubert s’amusait à jouer pour sa sœur et ses amis. Mais l’écrivain se contente d’y faire allusion. Il est regrettable qu’on n’ait pas d’autres renseignements nombreux, cela montrerait sans doute, encore une fois, combien sont forts l’opposition de Flaubert pour les bourgeois et son dégoût des journalistes (même dans son adolescence).

(77) Cf. l’épigraphe de la troisième partie : « La bêtise n’est pas d’un côté et l’esprit de l’autre. C’est comme le vice et la vertu ; bien malin qui les distingue », à Louis Bouilhet, 2 août 1855, C. IV, p. 83.

(78) Le mot de « putinage d’esprit » qu’emploie Flaubert à propos de Gautier est particulièrement révélateur de la vue claire qu’il a parfois des phénomènes de son temps.

(79) G. Lukacs, Balzac et le réalisme français, p. 50.