A la recherche de Madame Schlésinger, la véritable Madame Arnoux

Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 45 – Page 5

 

A la recherche de Madame Schlésinger,
la véritable Madame Arnoux

 

Madame Gérard-Gailly, nous adressant ses remerciements pour le petit article que nous avons consacré à son mari décédé l’année dernière, a cru bon d’y joindre un article qu’il avait composé quelques jours avant de tomber malade et destiné à notre bulletin. Il n’est pas titré, mais il nous raconte les difficultés qu’il rencontra et les astuces qu’il employa pour retrouver celle qui fut le modèle de Madame Arnoux, pour l’Éducation Sentimentale.

Nous le publions avec plaisir, mêlé cependant d’un certain regret, dans le souvenir de ce grand chercheur disparu, qui pendant tant d’années a apporté une si riche contribution à notre bulletin. Nous croyons respecter sa pensée, en intitulant cet article : A la recherche de la véritable Madame Arnoux (A.D.).

II y a une quarantaine d’années, je révélais dans mon livre Gustave Flaubert et les Fantômes de Trouville, la véritable identité de la mystérieuse Mme Schlésinger dont, jusqu’alors, on s’était contenté de citer seulement le nom, faussement accolé d’ailleurs du prénom de Marie. À diverses reprises, on m’a demandé, dans le privé, par quelles voies j’avais fait ma découverte. Je n’en fis pas mystère mais je crains qu’on ne les ait trouvées imaginaires. Il est vrai que l’imagination m’a servi, comme on verra : au fond, tout respect ne peut être dû exclusivement aux seules méthodes scientifiques.

Je conte ici quel fut le cheminement qui me conduisit à cette découverte importante, car celle-ci jeta un jour nouveau sur L’Éducation sentimentale et sur sa genèse. Cheminement qui n’est pas sans quelque analogie avec la progression d’une enquête policière…

Ma première idée d’une étude sur Flaubert est des plus humbles. Elle ne procéda point d’un culte : l’art de Flaubert me trouvait, et me trouve encore, plus ou moins résistant. Mais l’homme et son admirable cœur m’a toujours ému, tel que sa correspondance nous le révèle.

J’avais lu dans le répertoire si précieux de René Dumesnil, paru en 1913, que Flaubert avait vendu sa propriété de Deauville, en 1876, à M. Delahante, pour 200.000 francs,  ceci d’après un article de Lucien Descaves. Je me demandai s’il n’y avait pas là matière à un petit chapitre. Avant de l’aborder, je me replongeai dans les lettres du grand homme. Comme il avait rencontré à Trouville Mme Schlésinger, qu’on rattachait à Mme Arnoux de L’Éducation sentimentale, je rendrais mon texte moins aride en y rappelant cette chose connue, et quelques autres également locales.

Me voilà donc, pour cette affaire de terrains, lancé à travers les minutes notariales et les cadastres de mairie. A Pont-l’Evêque, je trouvai la mutation d’un domaine de « Geffosses » : ce domaine de Geffosses figure dans Un Cœur simple.

Ce détail « vrai » me mit en goût d’en trouver d’autres ; et, peu à peu, j’en vins à concevoir une étude qui montrerait la part très importante de la région trouvillaise dans la vie et dans l’œuvre de l’écrivain. Il me fallait donc songer un peu moins vaguement à Mme Schlésinger.

Qui était cette dame ? Et d’où provenait-elle ? Etait-elle allemande comme son mari ? J’en doutais. A l’Allemagne s’opposait une Italienne possible, divers traits du roman justifiant cette impression. A moins qu’elle ne fût simplement française.

Je suivis une méthode de recherche qui n’a évidemment pas cours à la Sorbonne, et je me dis ceci : un romancier s’inspire de la réalité, mais ne la reproduit pas littéralement. Il la côtoie ; et sa démarche, pour être libre, ne reste pas moins soumise à la suggestion du réel. Flaubert raconte que  Mme Arnoux était originaire de Chartres. Or, ce nom n’a pas été donné au hasard : il ne serait pas surprenant que le choix de cette ville lui eût été imposé par le fait d’une autre ville, celle-là même où il savait que Mme Schlésinger était née, de semblable importance et de situation également occidentale par rapport à Paris, ou à peu près.

Cette imagination, que je me permets d’appeler plutôt cette logique, me fit chercher les villes équivalentes situées sur le méridien de Chartres (le mot est employé ici sans la rigueur des astronomes). Ce ne pouvait être qu’au nord, pour ne pas trop s’éloigner de Paris ; et cette direction m’amenait sur les bords de la Seine. Bref, mon désir — je n’ose dire après coup mon flair — postula Vernon ou Mantes.

Cependant, le fil me manquait, puisque j’ignorais le patronyme de Mme Schlésinger. Quel écho me le murmurerait ? Je me trouvais à Trouville, et j’y cherchai les vieillards les plus mûrs. On m’indiqua plusieurs septuagénaires, hommes, femmes. C’était de trop jeune fretin. Je découvris un architecte plus que nonagénaire, près de l’église Notre-Dame-des-Victoires, pour qui ce nom de Schlésinger ne signifiait rien. Le maire, M. Demazure, me recommanda d’aller voir le conseiller général du canton, M. Sylvestre Lasserre, âgé d’environ quatre-vingts ans et qui était un enfant du pays.

Cet homme s’étonna que je vinsse lui parler de Flaubert ou plutôt l’interroger sur lui. Je dois reconnaître que je m’y pris d’abord fort mal. Je crus l’intéresser tout de suite en lui disant que l’illustre Normand avait rencontré à Trouville même le grand amour de sa vie. Il fit « ah », sur un ton creux qui pouvait signifier : «  Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ? ». Je citai les Mémoires d’un fou, la première, la seconde Éducation sentimentale, où Flaubert avait à ses divers âges exprimé ce grand amour toujours magnifique. M. Lasserre continuait ses « ah » plus indifférents que polis. II devait trouver bizarre que je fusse venu lui conter tout cela, à lui qu’aucune curiosité ne rattachait à Flaubert. J’entamai alors le chapitre de la femme.

— Elle était beaucoup plus âgée que lui. Ce fut une créature malheureuse. Son mari, un étranger, un Allemand, semble bien, si j’en crois le récit de Flaubert, l’avoir ruinée, sans compter d’autres offenses.

Je m’attendais à un « ah » de plus, qui ne sortit pas, et je constatai que la surprise avait passé dans le regard silencieux de mon auditeur, mais une surprise différente.

— Tant et si bien que le ménage dut se retirer en Allemagne et que, finalement, un asile de folles…

M. Lasserre m’interrompit vivement, on pourrait presque dire qu’il sursauta — Mais c’est de Mme Schlésinger que vous me parlez là !

— J’allais vous la nommer, monsieur.

J’assistai à une espèce de miracle : la figure de l’octogénaire eut dix-huit ans ; et je vis un sourire angélique, une extase, puis j’entendis une déclaration d’amour de ce jeune homme pour une femme qui avait trois fois son âge. Presque un demi-siècle après la mort de cette femme, une déclaration d’amour aussi touchante que celle de Flaubert pour la même femme est émouvante.

Le père du conseiller général avait administré l’hôtel Bellevue que les Schlésinger possédaient à Trouville, car ils avaient au moins sauvé ce morceau. Mme Schlésinger revenait parfois d’Allemagne, et c’est à quinze ans que Sylvestre Lasserre l’avait connue, alors qu’elle dépassait les cinquante-cinq. Il ne tarissait pas d’éloges sur elle et de tendresse. Plus tard, il était allé chez elle, à Bade. Il connut toute la famille. Il me révéla quantité de choses, dont j’ai nourri mes livres. Il avait entretenu avec Mme Schlésinger un commerce assidu de lettres et il me vanta sa bonté exquise, noble, l’excellence de son style.

Des lettres de Mme Schlésinger ! de Mme Arnoux ! II n’y avait pas à hésiter.

— Je vous en supplie, monsieur Lasserre, montrez-les moi.

— Je les ai toutes brûlées il y a quelques semaines.

— Brûlées ! Après les avoir conservées cinquante ans et plus ! Que voulez-vous ! Je ne pouvais pas prévoir…

— Je suis très vieux. J’ai jugé inutile de laisser ces papiers après moi.

Ma déception était telle que je ne me tins pas de répéter :

— Mais pourquoi ?

Et toutes les raisons qu’il me donna furent que Mme Schlésinger parlait de lui d’une manière trop flatteuse dans ses lettres. Je crus comprendre qu’elle y encensait un peu la grâce du jeune homme. Il est vrai que M. Sylvestre Lasserre devait être fort agréable à dix-huit ou vingt ans, bien que sa taille n’atteignît pas la moyenne.

A voir ma mine, il était presque contrit d’avoir obéi à ses scrupules destructeurs, et il s’offrit à me prêter quelques photos de Maurice Schlésinger. Celle de la femme, sur verre, avait été brisée par accident. Je jouais vraiment de malchance.

— Je vais vous les chercher. Elles sont là-haut, dans une boîte où j’ai conservé les enveloppes des lettres.

— Vous dites les enveloppes ?

II s’excusa presque de ne les avoir pas brûlées comme leur contenu.

— II faut pardonner à un collectionneur, me dit-il. Je les ai gardées à cause des timbres.

Mon dépit serait devenu fureur, sans une idée qui le brida.

— Monsieur Lasserre, ordonnai-je, apportez-moi aussi ces enveloppes.

— Mais elles n’offrent aucun intérêt !

— Si, si. Apportez-les.

II me les apporta, timbres allemands et timbres français mêlés. Je les rétablis dans leur suite, et pus constater divers séjours de Mme Schlésinger en France. Un lieu toujours le même : Mantes.

Vernon ou Mantes ? Mon postulat fantaisiste n’avait peut-être pas si mal rencontré. Je pressais M. Lasserre de questions. Hélas ! il ignorait d’où Mme Schlésinger était originaire. Il ignorait son nom de jeune fille. En tout et pour tout, il savait qu’elle était française et que, si elle faisait de Mantes son séjour favori, exclusif, sous le Second Empire, c’est qu’elle y avait sa meilleure et sa plus vieille amie, une certaine Mme Lefort.

Je quittai M. Lasserre avec une moisson inattendue et en lui exprimant la gratitude qu’on devine. En même temps, je pestais contre ce destructeur, déplorant n’avoir pas obtenu d’emblée la carte d’identité de Mme Schlésinger. Du moins cette lueur s’avivait : Mantes.

Dès mon retour à Paris, je m’occupai de cette piste, sans préjudice de quelques autres. Mme Schlésinger avait eu deux enfants, une fille et un garçon. La fille m’intéressait davantage : sa date de naissance fixait la rencontre de sa mère et de Flaubert à Trouville. Tous les historiens de Flaubert, l’un répétant l’autre, donnaient la date de 1837. Divers recoupements me persuadaient que cette date était fausse et qu’il convenait de substituer 1836. Un an de différence, c’est beaucoup alors qu’il s’agit d’un adolescent. C’est une valeur psychologique considérable.

Au greffe du tribunal civil, je trouvai la date désirée : avril 1836. Mais quelle stupeur de constater que l’acte de naissance de l’enfant énonçait : « fille de Maurice Schlésinger, éditeur de musique, à Paris, et de mère non dénommée », Le voile d’ombre demeurait…

Nouvelles recherches pour exhumer le mariage des parents, en remontant pas à pas de 1836 à 1830 et même plus haut. Nulle trace ne se découvrit de ce mariage. Mais cet échec-ci ne me déçut pas, il m’ancrait dans la conviction que Mme Schlésinger était d’origine provinciale et que son mariage avait été célébré au lieu de ses origines.

Je cherchai encore, à Mantes cette fois. Les tables décennales de cette ville ne révélèrent absolument rien. Je me demandai si mon hypothèse contiguë de Vernon n’était pas aussi vaine. Ou bien Chartres ? Qui sait !

Cette enquête policière était devenue tout à fait savoureuse grâce à la collaboration de mon ami du Retail : je devrais presque dire par son intrusion, si je n’avais moi-même accepté son aide. Armand du Retail, par ailleurs fonctionnaire de haut rang, était un chartiste remarquable, un historien chez qui l’amour du détail infinitésimal, de la précision microscopique, s’alliait à la passion des ensembles et à une critique lumineuse. Je n’ai jamais compris qu’il n’employât pas ses dons et son vaste acquis à la composition d’une œuvre. Mais il se proclamait paresseux, avec une espèce d’ivresse taquine. L’homme était d’une serviabilité extrême et surtout lorsque son désir de vous être utile lui permettait d’exercer ses préférences intellectuelles.

Je lui avais parlé de mon travail sur Flaubert et des recherches où je me trouvais engagé. Bien qu’il aimât peu Flaubert et que mon thème l’agaçât comme trop sentimental, il m’offrit impérieusement son aide pour la partie extra-littéraire, et il userait d’un sésame qui me manquait ; il adresserait de son ministère tous les appels de renseignements. Je lui indiquai d’abord la piste de Mantes et le point de ralliement : Mme Lefort. II ne fut pas long à submerger Mantes de lettres.

On découvrit une défunte dame Lefort, ayant eu un château à Limay, près de Mantes, mais dont les descendants affirmèrent une totale ignorance de Mme Schlésinger. Puis une autre dame Lefort, cette fois la bonne. Son petit-fils, M. Émile Colombe, s’il n’avait pu connaître mon héroïne, avait entendu beaucoup parler d’elle et il possédait certains souvenirs. Nous fûmes priés d’aller le voir, et nous y allâmes ensemble.

A la vérité, M. Colombe, qui m’a sérieusement enrichi – tout cela a été raconté dans mes livres – ne connaissait pas le nom de jeune fille de Mme Schlésinger. Mais je ne pouvais plus en être déçu. Je venais de forcer l’ombre et de ramener à la lumière dix fois plus de choses que je n’en espérais. Elle était bel et bien née à Vernon. Elle s’appelait Élisa Foucault. Elle n’était point mariée à Schlésinger, ce qui expliquait la mention de « mère non dénommée », parce qu’elle s’appelait officiellement Mme Émile Judée, sans que personne le sût. Tout cela me permit de tirer une meilleure explication de L’Éducation Sentimentale, de son énigmatique héroïne et de l’amour de Flaubert, amour frappé d’un interdit dont jamais il ne soupçonna la cause.

Gérard-Gailly