Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 45 – Page 18
Un texte oublié de Maupassant
Dans les dossiers (A-Z) de la bibliothèque municipale de Rouen, concernant la foire Saint-Romain, j’ai découvert un article imprimé et découpé, malheureusement sans référence d’origine, sans doute partie d’un lot d’amateur parvenu finalement à cet établissement public. On peut soupçonner qu’il parut dans un hebdomadaire rouennais, vraisemblablement le Tam-Tam, consacré en grande partie aux spectacles de la ville. Figurant parmi d’autres du même genre, il est signé Guy de Valmont, qui fut l’un des premiers pseudonymes utilisés par Maupassant. Dans l’ouvrage de Gérard Delaisement, consacré à Maupassant journaliste et chroniqueur (Albin Michel, Paris), suivi d’une bibliographie générale, on découvre dans le second chapitre consacré aux œuvres parues ou reproduites dans les revues (P. 276) un article de Maupassant paru le 22 juillet 1883 sous le titre de Saint-Antoine. Est-ce le même article ? Maintes fois, il a repris des articles publiés sous un titre voisin dans un autre journal, à une époque antérieure. Il nous semble surprenant qu’en 1883, Maupassant, fort connu depuis 1880 avec Boule de Suif, ait continué à faire paraître sous ce premier pseudonyme. Qui, parmi nos lecteurs, pourra résoudre cette sorte d’énigme ? Personnellement, sans avoir pu le vérifier, il me semble qu’avant 1880, Maupassant a collaboré à de petits journaux rouennais dont le Tam-Tam. Malheureusement, la collection de ce journal est fort incomplète à la bibliothèque de Rouen et je ne puis, pour l’instant, affirmer que cet article a paru en premier à Rouen. (A.D.).
Le cochon et la légende de Saint Antoine
Les bœufs vont sans résistance à l’abattoir. Leur lourd bataillon s’avance paisible dans la rue ; et sur la houle que font leurs dos, on voit osciller, comme des mâts de navires leurs grandes cornes recourbées.
Les moutons, par régiments, vont à la mort, trottinant, l’un derrière l’autre, s’arrêtant un moment quand le premier s’arrête et repartant à l’appel du berger.
Mais les misérables cochons devinent le sort qui les menace, ils crient avec fureur en refusant d’avancer, leur petit œil rond, plein d’un désespoir obstiné, fait peine et tout leur gros corps flasque et graisseux a des frissons d’épouvante.
Pour faire marcher une vache paresseuse, un âne rebelle, un chien désobéissant, on leur attache une corde au cou, après quoi, l’on tire dessus ; mais pour un cochon — non pas, — leurs conducteurs ont inventé le plus invraisemblable des procédés.
Vous la connaissez bien, cette affreuse petite queue en tire-bouchon qui semble une ficelle tordue finissant en mèche de fouet. Elle est solide comme un câble et suffit à traîner l’énorme ventre de la bête. L’homme se l’enroule au poignet, cette queue, et, comme elle ne se rompt jamais, l’animal vient à reculons sur ses pattes comme des roulettes, grognant de colère et de douleur.
Le cochon est, en tout, un des animaux les plus calomniés.
Ne dit-on pas toujours : « Sale comme un cochon ! ». Il est sale, c’est vrai, mais parce qu’il ne peut pas faire autrement,
Comme le ciel lui a donné un estomac digérant toute espèce de nourriture, il mange toute espèce de choses. De là, cette croyance qu’il se nourrit exclusivement des ordures les plus repoussantes, de là aussi le proverbe : « On n’engraisse pas les cochons avec de l’eau claire ! ».
Le cochon aime la fange non pas par nature, mais par éducation et parce qu’on l’habitue à s’y vautrer.
Après tout enfin, s’il mange des ordures, il sait aussi trouver les truffes, ce qui prouve qu’il n’a point encore le goût si dépravé !
Il a ses illustrations dans l’histoire tout comme le cheval et le chien. Il a causé la mort d’un fils de roi. Il possède aussi des ancêtres légendaires.
Avant Louis VI, surnommé « le Gros », les cochons paissaient librement dans la ville de Paris. Mais l’un d’eux, par maladresse, ayant fait tomber le cheval de Philippe, fils du roi, et ce prince étant mort dans sa chute, l’accès des rues, par édit royal, fut désormais interdit aux frères du coupable.
Cependant, les bons pères de l’abbaye de Saint-Antoine, à force de prières et grâce à l’intercession des prélats les plus influents, obtinrent la liberté pour leurs troupeaux, à condition qu’ils porteraient désormais une sonnette attachée autour du cou.
J’ai parlé de l’abbaye de Saint-Antoine. Le cochon le plus célèbre dont la tradition nous ait laissé le souvenir est bien certainement le compagnon du saint qui donna son nom à cette abbaye.
On connaît très peu son histoire. La voici
Un roi de Catalogne avait une femme qui était très belle et très bonne. Le diable en fut jaloux et, quittant les enfers, il s’introduisit dans le corps de la reine et lui fit commettre les actes les plus inconséquents. Le pauvre roi fut si désolé de voir sa moitié possédée du diable qu’il appela auprès d’elle les moines les plus vénérés, les anachorètes les plus en renom, les évêques les plus pieux. Ils eurent beau faire, réciter des prières tout le jour et toute la nuit, verser des fleuves d’eau bénite sur le corps habité par Satan, le malin ne voulut pas s’en aller et déjoua tous leurs exorcismes.
Mais la renommée apporta aux oreilles du roi le nom d’un pauvre ermite qui s’appelait Antoine, doué d’une telle sainteté et d’une telle puissance, disait-on, qu’il suffisait qu’il entrât dans un pays pour en chasser tous les démons. (Aussi comme ils se sont vengés quand Dieu leur abandonna le saint).
Des ambassadeurs lui furent envoyés qui le ramenèrent dans Barcelone, où il entra au milieu du peuple accouru à sa rencontre et qui s’agenouillait sur son passage.
Les portes du palais étaient grandes ouvertes et il arriva près de la reine possédée. Il se mit immédiatement en prière pour savoir à quel genre de démon il avait affaire et, l’ayant reconnu, le chassa d’un signe de croix. La reine délivrée embrassa le bon saint. Mais voilà qu’à la stupéfaction des assistants, on vit entrer dans la chambre une grosse truie qui déposa aux pieds d’Antoine un pauvre petit cochon qui venait de naître, privé de pattes et privé d’yeux. Antoine, sans s’expliquer, sans doute, qui avait pu informer cette bête du miracle qu’il venait d’accomplir, mais comprenant quel service elle attendait de lui, rendit aussitôt la vue au porcelet et le touchant quatre fois avec l’index, lui fit immédiatement pousser quatre pattes. Puis, ayant salué le roi, il s’en retourna vers la solitude.
Il marchait depuis un jour perdu dans ses prières et sans regarder ce qui l’entourait, quand il sentit qu’on tirait sa robe par derrière.
Il se retourna et aperçut le petit cochon qui, par reconnaissance, l’avait suivi et ne le quitta jamais depuis.
Voilà pourquoi si, comme je le crois, la légende est vraie, lorsque le diable, plus tard, persécuta le bon ermite, il s’acharna particulièrement sur son cochon en souvenir de la reine de Catalogne.
Guy de Valmont