Les ancêtres de la mère de Gustave Flaubert

 Les Amis de Flaubert – Année 1975 – Bulletin n° 47, page 15

 

Les ancêtres de la mère de Gustave Flaubert

« Bien des choses s’expliqueraient si nous pouvions connaître notre généalogie véritable » (Flaubert à George Sand, septembre 1866)

Les ancêtres paternels de Gustave Flaubert

Le père de l’écrivain, Achille Cléophas Flaubert (que son registre militaire appelle Cléopâtre…) est né le 15 novembre 1784 à MAIZIERES-LA GRANDE PAROISSE, dans l’Aube, de Nicolas « artiste vétérinaire » et Marie MILLON.

II se fixe à ROUEN après ses études de médecine (il habite au n° 8 de la rue du Petit Salut) et épouse Anne Justine Caroline FLEURIOT, de neuf ans sa cadette. Nous reviendrons sur cette union.

Achille Cléophas est le troisième et dernier enfant de Nicolas, originaire de la Marne et de Marie Appoline MILLON, née en 1755 à Maizières. Nicolas a vu le jour à SAINT-JUST le 15 août 1754 et descend de Jean Baptiste Constant FLAUBERT (le registre paroissial porte FLOBERT) « maréchal-expert » et de Hélène MARCILLY.

Nicolas entre à l’école vétérinaire d’ALFORT le 2 novembre 1775, obtient son diplôme en 1780, s’installe d’abord à BAGNEUX puis, en 1786, à NOGENT-SUR-SEINE. On le considère comme : « Bon, mais sujet à faire des frais, présente toujours des mémoires de dépenses outrés ». Peut-être est-ce à la suite de telles critiques qu’il a maille à partir avec l’intendant de Champagne et qu’il s’établit à Nogent, permutant avec son frère Jean-Baptiste. À moins que ce ne soit pour son activité extra-professionnelle ; en effet, l’« artiste vétérinaire et garde-haras » est un militant royaliste ; à la Révolution, il est emprisonné par le Comité local de Salut Public, emmené à TROYES puis transféré à PARIS et traduit devant le tribunal révolutionnaire qui, le 27 février 1794, le condamne à la déportation. Son domicile nogentais est perquisitionné le 15 ventôse an 2 : un commissaire du Directoire, Joseph Raynaud, procède à l’inventaire. Marie MILLON demande « si elle peut faire suivre à son mari un lot de chemises car il n’en a qu’une » ; le commissaire, ayant besoin d’une autorisation de l’administration laisse là sa tâche, mettant un gardien auprès des scellés ; on terminera tout de même le travail qui fera ressortir un patrimoine de 1.107 livres. Sauvé par Thermidor, Nicolas revient à Nogent où il peut évoquer son militantisme avec sa belle-sœur, Hélène MARCHAND qui n’a pas hésité à être propagandiste fervente dans toute la région, prêchant sur les places, parcourant les rues en hurlant des cantiques ; elle se fait appeler « la mère Théos », et est incarcérée à CÉZANNE en 1793 ; son mari, Jean-Baptiste Flaubert a bien du mal à la faire sortir de prison.

Nicolas reprend ses activités et veut faire suivre des études à son fils Achille, non sans difficultés financières ; il s’adressa alors au sous-préfet, lui exposant que « depuis quatre ans, il épuise toutes ses ressources pour suivre l’éducation de son fils, déjà versé dans la partie des mathématiques, dans celle du dessin et dans celle des matières premières ; mais il devra lui faire abandonner ces études si le gouvernement ne vient pas à son secours en l’admettant gratuitement soit à l’école d’Alfort, soit dans une école polytechnique… »

La requête sera admise et soulagera ainsi la famille Flaubert. Nicolas meurt d’ailleurs peu de temps après le mariage d’Achille, dans sa maison de Nogent, dans une chambre qui « fait face sur le faubourg » et « donne vis-à-vis la chapelle dite de la Trinité ».

L’arrière-grand-père de Flaubert, Jean Baptiste Constant, est né à Bagneux le 14 octobre 1722 ; il aura trois enfants (Nicolas, Jean-Baptiste et Antoine) d’Hélène MARCILLY avant de se remarier avec Marguerite LAURANT. II est déjà « maréchal-expert », suivant en cela son propre père, Michel FLOBERT le Jeune, né vers 1685 à Bagneux, qui semble bien être le berceau de la famille. En effet, avant que des recherches plus poussées aient été faites dans les registres paroissiaux, on relève en 1516 (série G, Officialité épiscopale de Troyes) des poursuites contre Pierre FLOBERT, de Bagneux, qui s’était élevé contre un prêche de son curé, après avoir bien bu à une noce et qui doit rétracter ses paroles devant témoins et jurer de payer fidèlement sa dîme !

D’autres Flaubert ou Flobert sont connus comme marchands et procureurs à Troyes en 1692 ; ils font enregistrer leurs armes et portent « d’azur à un chevron d’or accompagné en chef de deux flammes de même et en pointe d’un lys de jardin aussi d’or, soutenu d’un croissant de même ; au chef de gueules chargé de deux étoiles d’or ».

Un important mariage

Achille Cléophas Flaubert épouse donc à Rouen, le lundi 10 février 1812, une jeune fille de 18 ans, orpheline, Anne Justine Caroline FLEURIOT. II a fallu l’autorisation du conseil de famille, réuni le 20 janvier devant maître MOUILLARD ; le tuteur est Jean François OSMONT, maître en chirurgie à ARGENCES, représenté par THOURET, avoué à Pont-l’Évêque ; les membres du Conseil, J. B. Fleuriot Dupart, oncle paternel, Yves Fleuriot, autre oncle paternel, Amaud Cambremer de Croixmare, avocat, oncle également, Charles Fouet de Crémanville, grand-oncle maternel, membre du Collège électoral du Calvados et Charles Le Carpentier, cousin, enregistrent que :

« Monsieur Achille Flaubert a manifesté l’intention de contracter mariage avec ladite demoiselle ; des informations qu’on a prises il résulte que monsieur Flaubert, tant à cause de sa moralité bien connue que de ses talents distingués, mérite l’alliance qu’il sollicite et à « laquelle ladite demoiselle consent ; le tuteur estime qu’il y a lieu de consentir, néanmoins il invite le conseil à en délibérer ; on consent formellement au mariage projeté ». Voilà bien de ces « façons bourgeoises » que Flaubert relèvera plus tard, d’autant que le Conseil règle ensuite « les conventions et donations dont est susceptible le contrat de mariage » ; onze articles sont rédigés autour du régime dotal. Enfin, « voulant donner à monsieur et madame LAUMONNIER, chirurgien en chef de l’hospice d’humanité à Rouen, une preuve de reconnaissance pour les bons soins qu’ils ont bien voulu donner à mademoiselle Fleuriot » on leur donne le titre de délégué du conseil.

Achille Cléophas Flaubert devient chirurgien-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, charge qu’il exercera pendant 34 ans ; il meurt en 1846, directeur de l’École de Médecine. Homme de bonté, il est aussi un homme de biens : il possède la moitié du domaine de GEFFOSSES, près de SAINT-HYMER, la « ferme de Deauville » dont son fils se servira comme cadre du Cœur simple, se rappelant des fermières, « des poutrelles du plafond vermoulues, des murailles noires de fumée, des carreaux gris de poussière » ; il a acheté de nombreuses parcelles de terres, sur Honfleur, Bénerville, Tourgeville, Saint-Pierre-Oursin, Angerville et surtout à Pont-l’Évêque, les « parcs de Bretteville » et « les parquets », ce qui nous fait rejoindre la généalogie maternelle de l’écrivain.

 

Les ancêtres maternels de Gustave Flaubert

Seule enfant de Jean Baptiste Prosper FLEURIOT et Anne Justine Charlotte Camille CAMBREMER, Anne Justine Caroline naît à Pont-l’Évêque le 7 septembre 1793 : sa mère décède huit jours plus tard et son père le 10 pluviôse an onze : elle est orpheline à l’âge de neuf ans.

Le mariage des parents est enregistré à Pont-l’Évêque le 6 novembre 1792, du moins l’acte civil, car le religieux a lieu le 27 novembre. « Ce mariage unissait-il deux familles d’un rang si différent au point de passer pour si disproportionné et de faire grand bruit » comme l’écrivait une amie d’enfance de la jeune femme, Charlotte CORDAY ? Non sans doute, même si Flaubert, croyant que Jean Baptiste Fleuriot est né à ARGENTAN au lieu d’ARGENCES, écrit que son « grand-père paternel a été en Vendée, après M. de Lescure, le chef de l’armée vendéenne, que ce chef s’appelait M. Fleuriot d’Argentan, qu’il n’en n’est pas plus fier pour ça, d’autant plus que la chose est problématique, car le père de ma mère, républicain ardent cachait ses antécédents politiques » (lettre à George Sand, septembre 1868).

Plus simplement, Jean-Baptiste naît le 17 décembre 1763 à Argences, de Jean-Baptiste Joseph Fleuriot et Marie Anne LEPOUTRELLE ; son mariage en 1792 révèle qu’il est « officier de santé » ; en unissant sa destinée à Anne CAMBREMER, née à Pont-l’Évêque le 24 octobre 1764, fille de Nicolas Guillaume Cambremer de Croixmare et Anne FOUET, il détermine les quatre branches maternelles qui vont nous permettre de mieux connaître « l’héritage familial » et son environnement autour du futur écrivain.

La Famille Fleuriot

Le grand-père de la mère de Gustave Flaubert, Jean Baptiste Joseph FLEURIOT meurt en la paroisse Saint-Patrice d’Argences le 12 septembre 1785 ; il est alors « sindic » — une sorte de maire — et « bourgeois de CAEN » ; on transporte le corps dans l’église de Saint-Pierre-Oursin où il possède quelque bien et où il désire être inhumé. Originaire de la paroisse de Saint-Jean de Caen, il s’est tôt, tourné vers la bourgade d’Argences car sa famille s’y est implantée. En tant que syndic, J.-B. Fleuriot est amené à s’occuper du problème créé par le passage des troupes à Argences, comme l’illustrent ces lignes de M. LESAGE :

Par sa situation auprès de la route de Paris et par la courte distance qui le sépare de la ville de Caen, le bourg d’Argences était tout désigné pour servir de lieu d’étape aux troupes qui se rendaient en Basse-Normandie ; aussi eut-il de tout temps à souffrir de la présence des gens de guerre ; car le soldat était une façon de bandit qui se louait au mois et n’acceptait aucune discipline, bien décidé à se donner du bon temps avant d’être tué ; il y avait de fréquents ravages, bruslements, violements et inhumanités exécrables ; le syndic militaire était donc chargé de préparer le logement des troupes et de pourvoir à leur entretien ; ce fonctionnaire ne touchait pas de traitement mais seulement une gratification. En 1772, Fleuriot avait déjà des démêlés avec ses collègues voisins et en 1778, il était aux prises avec les habitants mutinés pour une répartition des soldats dans les maisons et demandait aux autorités de frapper d’une amende de 4 livres et 50 I. pour récidive ceux qui se rebelleraient ».

Jean Baptiste Joseph FLEURIOT descend de Yves « marchand, bourgeois de Caen » et Anne Catherine ROBERGE, marchands merciers possédant un bien non négligeable à BILLY, petit bourg près de TROARN, mais résidant habituellement dans la capitale bas-normande ; toutefois, Billy étant leur « résidence aux champs » c’est là qu’ils décèdent, lui, le 19 novembre 1759, suivant sa femme, inhumée le 19 novembre 1745. Son acte de décès indique qu’Yves Fleuriot est inhumé « dans la nef, du côté de l’évangile, contre le mur en face de la chaire » en présence des curés des communes voisines BENEAUVILLE, CHlCHEBOVILLE, POUSSY, CINOAUTELS et FIERVILLE.

N’est-ce pas là, la preuve de son importance sociale ?

On déduit de leurs actes de décès qu’Yves Fleuriot est né vers 1679 et Anne Roberge vers 1690, mais leur lieu de naissance n’est pas indiqué ; l’acte de mariage n’ayant pas été retrouvé, le problème reste entier.

Toutefois, la table des contrats de mariage enregistrés à Caen donne la date de cet acte Fleuriot-Roberge : 2 avril 1708, bien qu’il ne soit enregistré officiellement qu’en 1737, sans doute à la suite d’une succession ; cela est confirmé par un acte notarié enregistré à SAINT-SYLVAIN (bourg situé entre Caen et Argences) le 10 avril 1750 et dans lequel Yves Fleuriot reconnaît que ses fils Jean-Baptiste Joseph et Jacques François lui ayant procuré les moyens de s’entretenir, son affection filiale le porte à contribuer à leur établissement, en leur cédant les 2.500 livres de « dotte » de leur mère, ainsi que le lui permet son contrat de mariage enregistré devant Fontaine, notaire à AMAYE et CLINCHAMPS. (Ce dernier possédait une charge itinérante et officia de 1700 à 1749 ; malheureusement, ses archives ont été détruites lors de la dernière guerre).

L’« inventaire pour les héritiers d’Yves Fleuriot » du 2 janvier 1750 est perdu, lui aussi ; mais par chance, subsiste celui du 15 novembre 1694, « à la requête de Yves Fleuriot, prêtre curé de BILLY », à la suite du décès de Nicolas son frère, décédé le 23 octobre précédent, qui comporte diverses « écritures » dont le contrat de mariage entre Nicolas Fleuriot et Philippe BOURBET du 23 octobre 1680 ; un document de 1705 précisant qu’Yves Fleuriot, le marchand bourgeois de Caen est le neveu du curé de Billy, rien ne s’oppose à la présentation de ce tableau :

— 1re génération : Nicolas Fleuriot – Philippe Bourbet, mariés en 1680.

— 2e génération : Yves Fleuriot – Catherine Roberge, mariés en 1708

— 3e génération : J.-B. Fleuriot – Marie LEPOUTRELLE, mariés vers 1758.

De ces divers actes notariés, les descendants de Nicolas Fleuriot, qui est en 1691 « propriétaire de l’office de greffier des rentes et tailles de Billy où il demeure » avant de s’éteindre le 23 octobre 1694, se rendent fréquemment à Caen et Boissey, une paroisse proche de Saint-Pierre-sur-Dives, qui est le véritable berceau de la famille.

L’inventaire des biens du curé Yves Fleuriot présente des ustensiles d’étain, une couche en bois de chêne, une vieille table, un pétrin, un fusil, du pain à dire la messe, quelques outils aratoires et un justaucorps de drap gris avec un haut de chausse de ratine, une paire de bas gris, deux chapeaux, une paire de souliers et des meubles, le tout estimé à mille livres « sans tirer à conséquence »…

Le bien des Fleuriot « bourgeois de Caen » est plus intéressant ; ils possèdent des maisons et sont probablement rattachés aux FLEURIAU qui donneront François Pierre, peintre et futur premier conservateur du musée de Caen, Thomas Charles, procureur général des missions de la compagnie de Jésus établie en Orient, propriétaire des notariats anciens de la ville, et dont les biens normands sont impressionnants.

Mais la situation d’Yves ne l’est pas moins. Né vers 1679-80, c’est un homme d’affaires avisé ; dès 1707, il se constitue de nombreuses rentes devant notaires, acquiert des terres et le 22 mars 1724, en bon bourgeois, il « fieffe » une place et droit de bancelle en l’église Saint-Pierre de Caen, moyennant 110 sols de rente annuelle aux curés et trésoriers et obtient un nouveau banc deux ans plus tard ; de ces bancs et chaises dont cent cinquante ans plus tard, Gustave Flaubert écrira en préparant Bouvard et Pécuchet et visitant cette église Saint-Pierre de Caen :

« les chaises de l’église sont enchaînées et la chaisière enroule sa chaîne autour d’un bâton ; sur un chapiteau à gauche, au bout de la nef, un naufragé sur un mât aborde à une tour d où sort un lion ».

Toute sa vie, Yves Fleuriot achète, place : contrats de rente, de racquit, de remise volontaire, de renonciation jalonnent son activité. Il laissera une belle succession à laquelle pourtant, Jean Baptiste Joseph renonce le 22 décembre 1759, car diverses ventes l’entament : une maison ici, des héritages là. Et pourtant, les Fleuriot « marchands toiliers de la ville de Caen » ont encore du bien ; en 1710, Yves est maître et garde du métier de chaussetiers drapiers avec Michel DISLAYS, Guillaume CORNET et Charles ESNARD ; en 1712, son frère Joseph est désigné pour fournir 100 livres et poursuivre un procès en cours ; Étienne, troisième frère, prend ensuite le relais dans l’attaque d’un arrêt du Conseil du roi défendant « aux fabricants de bas au métier de la ville de Caen d’en faire à deux fils ».

Les Roberge

Ils apparaissent dans la généalogie de Gustave Flaubert avec Catherine, épouse d’Yves Fleuriot, née vers 1690, fille de Jean Baptiste et Suzanne CALLARD, mariés probablement entre 1675 et 1680 ; le 15 janvier 1706, « devant les notaires royaux de Caen, Philippe Roberge, bourgeois de Saint-Michel-de-Vaucelles de la ville cède à Suzanne Callard, sa mère, en accord avec ses frères et sœurs la somme de 6.000 livres, après que la succession de leur père Jean Baptiste Roberge, décédé le 20 juillet 1705 en la paroisse Saint-Jean de Caen, ait été répartie, en particulier des maisons situées en cette paroisse. L’une d’elles est habitée par un des cinq enfants du couple Roberge-Callard, Jean Baptiste François, qui décède en 1708 et dont l’inventaire des biens va nous permettre de connaître la « position » d’un marchand toilier à Caen à cette période :

« Dans une chambre du premier étage donnant sur la rue Saint-Jean s’est trouvé une cheminée, 2 landiers, crémaillère, garde cendres, broche à rostir, gril, petit trépied, pelle, réchaud, marmite… Dans une armoire à balustes à 7 ouvertures et 3 tiroirs : 28 assiettes, 7 plats, tasse à bouillon, aiguière, 3 flambeaux, 2 cendriers ou coquetiers, 3 sallières et moutardiers ; dans une autre armoire, 24 pièces de linge, mouchoirs, coiffes, cornettes, 18 chemises ; dans un coffre-fort, une sainte Bible et un ouvrage sur l’arithmétique, 2 écritoires ; dans une petite armoire, des flacons, 2 pistolets, seringue, lanterne ; deux armoires en chêne à 4 ouvertures et 2 tiroirs comportant 7 coiffures et des habits. Dans une petite chambre, des coffres, au grenier, un rouet. Dans la boutique, métier à faire de la toile, aunes de différentes toiles, pièces d’écritures et contrats ».

Quant à la marchandise, maître LECORSU « sergent royal priseur » note : « Serviettes de Damas, nappes, paquets de toile de lin, fil de lin, gros fils, manteaux, étoffes doublées, étamine, bas, rideaux ; » les serviettes se comptent par douzaines. On a orné les fenêtres de rideaux de couleur de feuilles mortes…

Les Callard

Cette branche apparaît avec Suzanne, épouse de Jean-Baptiste ROBERGE, née, selon toute probabilité, vers 1675. Le 16 juin 1710, elle comparaît devant les « garde-nottes » de la paroisse de Saint-Jean de Caen pour remettre ses biens à son fils Jean-Baptiste. Sa santé décline rapidement et elle s’éteint le mercredi 24 décembre suivant. La famille paraît originaire de Caen où vécurent Jean Callard, sieur de la Bellerie, baillif d’Argences et bourgeois de Saint-Gilles de Caen, Jean CALLARD, avocat docteur agrégé aux droits de l’université de la ville et Jean-Baptiste CALLARD, sieur de la Ducquerie, docteur, doyen des professeurs en médecine de la Faculté.

Cette moitié de la généalogie maternelle de Gustave Flaubert se situe donc particulièrement dans la capitale bas-normande et est représentée par de nombreux bourgeois de la ville de Caen et de la région alentour.

La Famille Le Poutrelle

Elle apparaît avec la grand-mère maternelle de la mère de l’écrivain, Marie Anne Françoise LE POUTRELLE, née le 10 avril 1732 en la paroisse Saint-Patrice d’Argences, fille de Pierre et Françoise GRUCHET. Examinons d’abord les personnages de cette branche.

Les Gruchet

Françoise Gruchet naît le 1er juin 1714 à Saint Patrice d’Argences, de Philbert et Françoise FERET ; le père est boucher à Argences où il est né le 29 octobre 1672 de Pierre, originaire de la paroisse voisine de CANTELOUP et Esther LEBOUTEILLER. Quant à elle, Françoise FERET naît le 24 mai 1676, à Argences également, de Robert et Françoise DUHAMEL.

Que dire des Gruchet ? En 1710, Philbert, l’oncle du Philbert ci-dessus, curé de Saint-Patrice, fait enregistrer ses biens devant notaire ; ce sont de maigres effets, ustensiles en étain, quelques vêtements et meubles avec une écuelle à bouillon…

Pourtant, le curé avait été nommé tuteur des enfants de son frère tôt décédé et avait géré ses biens ; mais plus à son profit personnel puisqu’en fin 1710, on est « prêt d’en venir en justice sur 150 livres détournées par le prêtre » et qu’en 1714, Philbert, oncle et curé, doit remettre à Philbert, neveu, un labour et une vigne situés à la « vallée Saint-Eustache » et dont la vente permettra seule au jeune homme de s’établir boucher à son compte.

Françoise FERET, bien que native d’Argences, connaît très bien Caen et pour cause : son père, Robert, lors de son mariage le 5 juillet 1671 est qualifié de « maître chirurgien juré de Caen et sieur des PROLAIS ». Robert, veuf en 1691, décède le 29 juillet 1706 à Argences, sans avoir pu réaliser son rêve de construire une maison sur un jardin qu’il avait acheté pour cela, tout près de l’église ; il a même revendu le terrain, quelques années avant sa mort, aux paroissiens d’Argences, représentés par Jean LE POUTEREL, sieur de Perteville et bailli de la ville. Là encore, les successions semblent difficiles, car Robert Féret qui pourtant avait des biens sur Béneauville et alentour, n’en avait guère plus à son décès : son fils Richard renonce en 1706 à la succession, et s’en tient à ses seuls droits découlant de la coutume.

Retour aux Le Poutrelle

Pierre LE POUTRELLE, fils de Louis et Marie MALLON, épouse Françoise Gruchet, en l’église Saint-Patrice d’Argences, le 17 juin 1732. Il est qualifié « bourgeois de Caen », natif de la paroisse Saint-Étienne et le contrat de mariage, signé le dimanche 25 novembre 1731, indique son importance : il apporte des étoffes, des habits, des meubles ; la future est dotée de 1.600 livres et d’un « habit de noce suivant sa condition, de linge, bagues, bijoux et joyaux ».

Son père, Louis LE POUTRELLE, qui a épousé Marie Mallon le 29 décembre 1710, s’est ensuite remarié avec Marguerite LEBOUCHER, avant de s’éteindre le 17 janvier 1721 ; on l’appelle habituellement « sieur d’Argences », possède des biens suffisants et ne se départ pas de son épée « à poignée de fil de laiton et saladier de faïence ». C’est un personnage ; né le 15 décembre 1668 en la paroisse Saint-Jean d’Argences, il répond le mardy 26 mars 1689, « à l’appel des gentilhommes sujets à l’arrière-ban et dit qu’il est prêt à servir ».

À cette époque, les Le Poutrelle sont nombreux : Gilles et Jean-François, sieurs de BELLECOURT, Jean, sieur de BEAUPRAY, sont de la famille, comme Philippe Hercule, curé de RUPIERRE, qui procède en 1670, au mariage de Marie Le Poutrelle avec le seigneur de Bretteville-sur-Bordel.

Jean Le Poutrel, le père de Louis, est également un important personnage ;  « sieur d’Argences », né vers 1618 à Caen, il épouse Catherine de PALME avant 1650 ; écuyer, conseiller au Bailliage et siège présidial de Caen, ancien échevin de la ville et bourgeois de Saint-Pierre, il obtient des lettres d’anoblissement à Paris le 3 août 1657 ; il les fait enregistrer aux Aides de Rouen le 27 novembre 1663 et CHAMILLART, dans sa « Recherche » décrit ainsi les armes :

« De sinople ou d’azur à 2 faces d’or chargées chacune de 3 roses de gueules et une étoile d’or en pointe, octroyées en singulière recommandation des honorables qualités du bien-aimé Jean Le Poutrel dont les services et les emplois rendus ont été appréciés, notamment encore :

« dans les derniers troubles arrivés dans notre province de Normandie en l’année 1839 où il a été autant qu’il lui est possible par ses soins et diligence à réprimer l’insolence des rebelles et de maintenir par son exemple les autres dans leur devoir et leur fidélité, suivant en cela les mérites de feu Mathieu LE POUTEREL son père qui pendant tout le temps de sa vye, comme échevin et comme colonel dont il fit fonction pendant plus de quarante ans, a conservé et maintenu notre autorité ».

En effet, en décembre 1573, pour défendre la ville, une compagnie de gens de cheval et une autre de gens de pied sont levées ; parmi les premiers figure Mathieu (LE) Poutrel. Son fils Jean, qui reçoit l’anoblissement, s’est distingué dès le début des troubles, en août 1639 ; les insurgés, conduits par un nommé BRAS-NU, commencèrent le pillage, réprimé d’abord par MATIGNON, puis par le colonel GASSION avec ses 800 cavaliers et ses 5.000 fantassins, enfin par SEGUIER. À son niveau, Le Poutrel négocia la contribution dont la ville fut punie.

D’autres Le Poutrel reçoivent des armes en la personne de Jean, bailly d’Argences, sieur de PERTEVILLE, né vers 1626, fils de Claude « sieur du Clos ». D’HOZIER lui octroie

. . « de gueules au lion d’argent, accompagné de 5 étoiles de même, 3 en chef et 2 en pointe « ou » de gueules à un lion d’argent à costé de 5 étoiles de même posées en chef et 2 en pointe ».

Hélas, un état des usurpateurs de la noblesse de la généralité de Caen le mentionne : il est condamné le 15 mars 1669, à 300 livres d’amende pour avoir pris indûment la qualité. Enfin, troisième branche Le Poutrelle, celle représentée par Jean, sieur du COLOMBIER, marié avant 1619, père de Marie, née en 1625, Jean-François né en 1635 et Gilles né en 1640. Né vers 1594, il est nommé garde du sel devant les tabellions de THURY-HARCOURT le 22 juin 1648 et décède probablement le 11 mai 1760. Son principal mérite est d’avoir donné le jour à Jean-François dont nous allons parler.

L’ancêtre américain de Gustave Flaubert

D’après les GONCOURT, Flaubert « ajoute qu’un de ses grands-pères a épousé une femme au Canada. II y a effectivement chez lui du sang de Peau-Rouge avec ses violences. II est plus briqueté, plus coloré à la Jordaens que jamais, et une mèche de ses longs cheveux de la nuque remontée sur son crâne dénudé fait penser à son ascendance peau-rouge ».

Flaubert lui-même écrit en 1870 : « J’ai une envie, un prurit de me battre. Est-ce le sang de mes aïeux, les NATCHEZ qui reparaît ? » et en 1877 : « Je suis fier de mon aïeule, la Sauvagesse, une Natchez ou une Iroquoise, je ne sais ».

On a vu quel crédit accorder aux souvenirs de l’écrivain sur son ancêtre Fleuriot ; mais sur ce point, n’y a-t-il pas quelque chose de plus sérieux qu’un simple élan exotique ? Longtemps, cet ancêtre américain a été recherché, sans succès ; il ne se cachait pourtant pas loin et le voici qui apparaît :

Registre paroissial d’Argences : « Ledit jour — jeudy 22 avril 1649 — il a été imposé le nom à un fils pour Jean Le Pouterel sieur du Colombier, âgé environ de quatorze à quinze ans et a esté nommé Jean-François par Jean Le Pouterel escuier sieur d’Argences, conseiller du roi au bailliage de Caen, assisté de Aulne MALHERBE, et EST PARTY LE LENDEMAIN POUR ALLER À LA NOUVELLE FRANCE ».

Jean-François Le Pouterel, né en 1635, et « nommé » par son parent va s’installer au Canada. Mais l’y a-t-on retrouvé ? En 1659, à VILLEMARIE près de MONTREAL, est enregistré devant notaire un contrat de mariage et parmi les témoins figure « Jean-François Le Poutrel, sieur du COLOMBIER, officier en la garnison de Villemarie, en l’Isle de Montréal ». Voilà notre personnage bien identifié et en fait, s’il est parti seul, il est allé rejoindre ses parents, Guy, Jean, sieurs du Colombier, Madeleine qui mourra en 1689 à l’Hôtel-Dieu de QUÉBEC et les LENEUF DU HERISSON, alliés des Le Pouterel, installés en ACADIE ; Jacques Le Neuf, sieur de la Poterie devenant gouverneur de Trois-Rivières de 1645 à 48 et de 1658 à 62.

L’« ancêtre américain »  s’est-il fait remarquer pendant son séjour ? En 1653, il porte le nom de sieur de BELLECOUR ou du COLOMBIER et habite Trois-Rivières ; en 1658, il est officier de la garnison et passe plusieurs actes chez le notaire Basset.

Et c’est dans les registres du Conseil Souverain, par un jugement du 13 octobre 1663, que l’on comprend comment s’est forgée la légende :

« C’est une affaire qui ne paraît point concerner les Coureurs de bois du Lac Supérieur ; il s’agit d’une requête de Jean-François Le Poutrel de Bellecour ou du Colombier, Antoine Trottier et consorts pour se faire exempter des droits de quart, ou impôt de 25 % sur les castors qu’ils sont allés chercher au pays des STASAU, parce que, disent-ils, dans ce voyage ils ont exposé leur vie et vu que ce qu’ils ont rapporté a été d’un notable profit dans la colonie.

Les arguments de Jean-François Le Poutrel ne sont pas retenus, mais on apprend par l’enquête qu’il habite Trois-Rivières depuis 1650 au moins et qu’il avait rejoint là des membres de sa famille, installés depuis 1636. On ajoute qu’il possède un terrain dont on parle en 1668 comme si son propriétaire vivait encore et qu’un fils de Trottier, son compagnon, a pris le nom de Bellecour qui s’est transmis à une nombreuse descendance.

Évidemment, nulle trace d’une Sauvagesse, d’une Natchez ou d’une Iroquoise, mais le gaillard qui allait à la chasse au castor a bien dû rapporter un souvenir sentimental qu’il a transmis à sa famille et qui a descendu les générations jusqu’à Flaubert.

La Famille Cambremer

Ce nom patronymique apparaît avec la grand-mère maternelle de Gustave, Anne Charlotte Justine Camille CAMBREMER, née le 23 octobre 1762 à Pont-l’Évêque, de Nicolas Guillaume Justin Cambremer de Croixmare et Anne Françoise FOUET. Le père est un notable : « homme de loi », d’après son acte de décès et d’après divers actes notariés ; « rapporteur référendaire en la Chancellerie du Parlement de Normandie, avocat au grand conseil du roi, conseiller du roi ». Ces fonctions ne le satisfont pas ; il veut un nom plus «  ronflant » et s’octroie celui de « CROIXMARE », fort important en Normandie. Comment procède-t-il à « l’annexion » ? Son épouse, Anne Fouet, était veuve de Gabriel LEBARBIER, dont les ancêtres étaient qualifiés de sieurs de Croixmare. Par ailleurs, en 1757, les deux hommes se rencontrent pour signer un acte concernant des maisons situées à Pont-l’Évêque, près du Pont Bréhan, qui deviendront plus tard la résidence principale de Nicolas. En épousant, en 1760, Anne Fouet, il « récupère » les titres habituellement utilisés dans la famille et, dorénavant, il sera Nicolas CAMBREMER DE CROIXMARE. Pourtant, il n’a rien à voir avec cette illustre famille qui a donné tant de conseillers au Parlement de Normandie, un archevêque de Rouen dès 1487 et un président du Parlement rouennais en 1567, sans oublier un certain Marc Antoine Nicolas de Croixmare qui épouse à Caen, le 3 août 1735, Suzanne DAVY de la PAILLETERIE.

Cette dernière appartient à la famille dont sortira Alexandre DUMAS et Marc Antoine servira de modèle à DIDEROT, pour son œuvre LA RELIGIEUSE ; en effet, c’est lui, le « bon marquis » auquel Diderot et ses amis, faisant appel à ses bons sentiments, racontent l’histoire de Suzanne Simonin…

Le monde littéraire est donc bien petit et Flaubert lui-même accrédite cette idée puisqu’il écrit dans son roman posthume BOUVARD ET PECUCHET : « L’arbre généalogique de la famille CROIXMARE occupait seul tout le revers de la porte… Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille CROIXMARE » ; c’est qu’il n’en est pas peu fier.

L’origine des Cambremer est probablement géographique ; en effet, la noble sergenterie de Cambremer, plein fief relevant de la vicomté d’Auge est toute proche du lieu où Nicolas épouse Anne Fouet, le 22 janvier 1760, à Saint-Hymer.

La signature des mariés est significative : Cambremer de Croixmare et Fouet de Croixmare forment deux beaux paraphes au bas de l’acte, prouvant la satisfaction. C’est que la réalisation présentait quelque difficulté, car le marié épouse sa propre nièce ; ses parents sont en même temps les grands-parents de sa femme… et à ce sujet le docteur Bureau écrit :

« On a souvent parlé de tare héréditaire chez Flaubert en provenance d’une consanguinité qui aurait contribué à son tempérament hypersensible. Bien des auteurs et des médecins se sont penchés sur ce problème délicat sans pouvoir apporter une réponse satisfaisante… De sa mère en plus, il héritait d’une sensibilité et d’une impressionnabilité maladive. »

Peut-être est-ce de ce Nicolas Cambremer que Gustave Flaubert tient le caractère farouche et entier qui est le sien. Car, avant son mariage, le personnage a été mêlé à deux aventures :

L’une est racontée par Henry GERARD, prêtre en théologie, grand archidiacre et official de St-Michel de Pont-l’Évêque : ce 29 décembre 1756 ; depuis près de deux ans,

« certains quidams ont injurié un particulier, le traitant de misérable et voleur, le menaçant de prendre garde à lui quant il irait sur ses terres du TORQUESNE, et qu’il repartirait avec ses os dans un bissac, après avoir eu les bras cassés avec un gros bâton, à moins que ce ne fût une chasse à l’homme à l’aide d’un fusil et d’un grand chien »

et le dimanche 17 octobre, à l’issue de la messe de 8 heures,

« deux quidams, l’un armé d’une pelle ferrée de 5 pieds de haut et l’autre d’un levier ou râteau arpentant la campagne du Torquesne, se sont trouvés dans une sente et ont attaqué, criant, tombons sur ce B… de Croixmare, écrasons-le à coups de râteau, il faut le laisser sur place ; les quidams lui ont adressé plusieurs coups de pelle sur la tête, le cou, les jambes, le traitant de voleur et fripon et désirant le tuer ; quelques témoins de cet assassinat ont supplié pendant un quart d’heure de laisser la vie, pendant que les malfaiteurs ont continué leurs efforts pour assassiner le plaintif, qui s’en est finalement tiré ».

Le prêtre, devant une telle situation et compte tenu de la qualité de la victime, qui n’est autre que Nicolas Cambremer, demande l’excommunication « pendant six jours suivie par six autres jours ». Un grand procès suivra, jugeant le père et le fils MARIOLLE, plus ou moins appuyés par… 63 témoins de l’attaque, tous habitants des communes voisines : Coquainvilliers, Fauguernon, Le Breuil, Le Torquesne, St-Hymer, St-Eugène, Formentin et St-Michel-de-Pont-l’Évêque, tous ces lieux que Gustave Flaubert parcourra cent vingt ans plus tard.

L’autre histoire est extraite d’un mémoire imprimé, malheureusement incomplet, qui raconte les accusations portées par Marie HAUVEL contre le sieur CAMBREMER.

On en est au procès et les avocats de la plaignante lancent que les jeunes LEGRIP et DUCHEMIN — 14 et 16 ans — écoliers, n’ont pu commettre de crime en « venant voir une servante qui avait demeuré longtemps chez leur maître d’école, et qui cherchait plutôt à jouer qu’à faire du mal » ! Seulement, voilà que la jeune HAUVEL est enceinte.

« N’était-il pas naturel qu’elle se déclare grosse du jeune Duchemin plutôt que du sieur Cambremer ? Qu’est donc devenu le temps où ce dernier faisait de sa malheureuse servante sa maîtresse si chérie, pour laquelle il avait tant d’attentions connues de tout le monde, à qui il donnait les premiers morceaux de sa table et qu’il faisait coucher dans son lit ? Ignore-t-il, comme avocat, qu’un maître ne peut être le séducteur de son esclave ? Il a triomphé de sa Vertu et l’a abandonnée avec son Fruit. Quelle dureté, quelle perfidie ! Et le sieur Cambremer lui a fait défense de dire qu’elle avait été grosse de ses œuvres ! »

Nous ne saurons jamais si Cambremer dut verser les 3.000 livres réclamées à titre de dommages et intérêts, mais son prestige dut s’en ressentir. C’est pourquoi il s’emploie ensuite à jouer un rôle officiel, comme l’atteste ce récit extrait des registres paroissiaux du Torquesne :

« Le dimanche 20 septembre 1767, à l’issue des vêpres, nous, prêtre du lieu, sur la prière et réquisition de M. Cambremer de Croixmare, conseiller du roi, rapporteur en la chancellerie, possédant fonds dans cette paroisse, avons procédé à la bénédiction après procession solennelle, d’une croix située au Torquesne, vulgairement nommée La Croix de Pierre, après qu’elle ait été rétablie. »

Voilà qui redonne du prestige à l’homme de loi, profession d’ailleurs bien représentée chez les Cambremer : ainsi, Jacques, sieur des Aunées, avocat, après avoir suivi ses études à l’Université de Caen (son diplôme de bachelier, du 2 juillet 1727, un parchemin orné d’un magnifique sceau de six centimètres de diamètre, coupé d’un ruban de soie bleue et d’un second avec soie rose et blanche se trouve aux archives départementales du Calvados), Nicolas et leur père Nicolas, « maître Cambremer », officier en la connétablie, archer garde, premier huissier audiencier.

Ce Nicolas est né le 24 septembre 1665 et épouse avant 1692, une Parisienne, Barbe GORRY, puis se remarie avec Marie Thouret ; il demeure au Torquesne ; du premier lit, naît Nicolas et du second, Nicolas-Guillaume, Gilles, Marie-Geneviève, Jacques, Pierre et Anne-Angélique. Sans doute est-ce lui qui obtient de porter « d’argent à la mer furieuse ; d’azur ambrée de sable ». Il complète la panoplie en obtenant le 8 août 1686 de « Louys par la grâce de Dieu roy de France et de Navarre » l’office d’huissier audiencier en la vicomté d’Auge, vacant par la mort de Guillaume LEFORTIER.

Inutile d’ajouter que les registres notariés de la région fourmillent d’actes où se retrouvent les signatures des Cambremer, que ce soit comme témoins ou comme participants car ils achètent des biens partout alentour, REUX, RONCHEVILLE, SAINT-MELAIGNE, BLANGY, COQUAINVILLIERS.

Les Thouret

C’est par Anne Thouret, la seconde femme de Nicolas Cambremer que s’établit la parenté de Madame Flaubert avec son tuteur, Guillaume Thouret, notaire à Pont-l’Évêque. Marie Thouret, sa fille, devient marraine de Madame Flaubert, qui est sa propre cousine ; mariée en 1775 à Lisieux, avec Laumonnier, le chirurgien de Rouen, c’est à ce foyer que se rencontrent les parents de Gustave Flaubert.

Marie Thouret a trois frères : Jacques-Guillaume, député du Tiers État et président de l’Assemblée Constituante, décapité en 1794 ; Michel-Augustin, doyen de la Faculté de médecine de Paris et François, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées.

L’origine des THOURET se situe à SAINT-HYMER, BENERVILLE et TOURGEVILLE, avec une présence fugitive à BONNEBOSC et SAINT-ÉTIENNE-LA-THILLAIS…

il est probable que parmi les nombreux personnages de ce nom, François, décédé à LEAUPARTIE, le 24 mars 1688, tabellion à BONNEBOSC et vivant au manoir seigneurial est l’ancêtre le plus ancien ; pour l’identifier, on relève parmi les témoins de son décès, Guillaume, qui doit être le beau-père de Nicolas Cambremer. Il porte : « d’argent à la tour de gueule ouverte et maçonnée de sable ».

La Famille Fouet

Elle commence avec Anne Françoise Jeanne Marguerite, fille de Charles FOUET et d’Anne Cambremer, née le 29 juillet 1732 à Pont-l’Évêque et qui épouse son oncle en 1760.

Charles Fouet est à la fois procureur de l’Élection, greffier de la subdélégation et procureur du roi en l’amirauté de DIVES ; il a quatre enfants ; deux filles, Anne et sa sœur mariée en 1761 à Pont-l’Évêque avec l’apothicaire THIERRY, dont la fille elle-même mariée à un marchand rouennais, Pierre ALLAIS, deviendra la « madame AUBAIN » du Cœur simple. Deux fils : Charles Justin, devient Fouet du MANOIR, conseiller assesseur civil au bailliage d’Auge, conseiller du roi, procureur enl’amirauté de Dives ; Charles François, avocat au bailliage d’Auge, changeur royal au titre des monnaies, épouse en 1757 Anne de La Vigne, morte jeune ; en 1763, il obtient à titre personnel, les honneurs et prérogatives de noblesse avec la charge de conseiller auditeur en la cour des comptes, aides et finances de Normandie ; lui aussi tenté par un nom plus flatteur, il ajoute celui d’une terre qu’il possède près de Honfleur et devient Fouet de CRÉMANVILLE. Installé à Rouen, il épouse à Blangy-le-Château, en 1764, Marie DANICAN D’ANNEBAULT, qui meurt sans lui avoir donné d’enfant ; il convole une troisième fois en 1772, avec Marie MARAIS, devenant seigneur et patron honoraire de SAINT-JULIEN-SUR-CALONNE et surtout, il a une fille, prénommée Aglaé. Lui aussi a servi de modèle à Gustave Flaubert ; dans Un cœur simple, il est « le marquis de Grémanville ».

« ruiné par la crapule. Il se présentait toujours à l’heure du déjeuner avec son affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. Malgré des efforts pour paraître gentilhomme jusqu’à soulever son chapeau chaque fois qu’il disait « feu mon père », l’habitude l’entraînait à se verser à boire un bon coup, en lâchant des gaillardises… ».

Le même personnage qui le 16 septembre 1750 verse 50 livres « pour le droit de marc d’or de l’office de changeur en la ville de Pont-l’Évêque dont il entend se faire pourvoir au lieu de Charles Fouet, son père » et qui s’acquitte ensuite scrupuleusement de ses devoirs envers le contrôleur général des finances à Paris, obtenant du garde des sceaux l’agrément nécessaire en juillet 1756 et les lettres royales le 18 septembre suivant.

Le même encore qui reçoit le 28 février 1787 des lettres d’honneur de conseiller auditeur en la cour, après qu’il ait résigné son office ; le roi lui accorde « de se nommer en tous actes et toutes occasions notre conseiller auditeur honoraire en notre cour des comptes aides et finances de Rouen ».

Dire qu’à 26 ans (il est né le 9 septembre 1730), il organise la cérémonie de son installation comme changeur, en répartissant 60 livres au greffier et au procureur, au juge garde, au contrôleur de l’hôtel de la monnaie, au garde du sel, au payeur général, au commis de change et jusqu’au concierge, sans oublier « la bougie à faire en la monnaie de Rouen ».

Quant au père, Charles FOUET, son premier office est celui de procureur en l’élection du grenier à sel de Pont-l’Évêque, dont les lettres sont données le 12 novembre 1723 ; son prédécesseur, Jean HORRIONNAY a résigné sa fonction le 16 août précédent ; Charles Fouet remplit la condition d’âge — il a plus de 25 ans puisque né le 6 mai 1698 — et a « déjà travaillé dans les offices des receveurs le temps porté par nos règlements » ; comme par ailleurs il est « de bonne vie et mœurs »…

Quinze ans plus tard, le 10 octobre 1738, à Fontainebleau, le roi signe les lettres — enregistrées à Rouen le 13 novembre suivant — installant « notre cher et bien aimé Charles Fouet » en l’office de changeur « en la ville de Pont-l’Évêque auquel n’a pas encore été pourvu étant un des 300 offices établis dans les principales villes de notre royaume ». Sous peine d’être traité comme billonneur, Charles perçoit 20 livres de gages par an, après avoir acquitté 105 livres pour la création de l’office…

Et Charles Fouet de se lancer dans les calculs de marc, onces, gris grain et « karats ».

Entre-temps, il s’est marié, épousant Anne Cambremer après un contrat de mariage passé devant maître Lemoine, le 28 août 1730, en présence de ses parents, Richard Fouet et Margueritte LEDALLIER ; les familles sont nombreuses, car l’on note parmi les témoins cinq Cambremer et 4 Fouet.

On a écrit que Richard est d’origine caennaise, où le nom est fort répandu à cette période. Ce qui est certain, c’est l’acte de décès, le 29 octobre 1752, à Pont-l’Évêque, où il exerce la profession de « jaugeur », qui a dû déterminer la vocation de ses enfants. Il porte alors le titre de « sieur de la Fontaine » : toute sa vie est consacrée à amasser un bien et les opérations notariées où il est partie prenante sont particulièrement nombreuses ; il achète à Saint-Julien-sur-Calonne, à Saint-André-d’Hébertot, aux Authieux-sur-Calonne, Pont-l’Évêque, Saint-Ouen-le-Pin, Saint-Hymer.

Ce goût du bien partagé par les Cambremer, on n’est pas surpris de voir en 1747, Charles Fouet céder des rentes foncières à Nicolas Cambremer.

D’où viennent les Fouet ? Ils sont nombreux dans le Pays d’Auge, à Honfleur et surtout à Caen à la fin du XVIIe siècle, représentés par Nicolas, échevin en 1666, Louis, prieur des facultés de droit de l’université, Jean Michel, prêtre obitier de Saint-Sauveur et Pierre Laurent, maître conseiller à la cour des comptes de Rouen et bien d’autres.

***

Voilà terminé le tour d’horizon sur les ancêtres de Gustave Flaubert ; l’échantillon n’est sans doute pas assez conséquent pour qu’une étude statistique poussée soit entreprise ; on note toutefois une proportion prépondérante de « bourgeois », gens de travail et aimant à accroître leur bien — sans doute en bons Normands qu’ils sont ?

Gustave Flaubert, bien sûr, ne les a pas tous connus, sans cela aurait-il maintenu sa position critique de la « Bourgeoisie » ? Mais il aurait aimé percer leur personnalité car, selon une phrase de lui écrite en 1879 : « La voix du sang n’est pas une blague ».

Gilles Henry

(Caen)

Voir aussi : L’analyse des actes constituant la généalogie de G. Flaubert – Le tableau d’ascendance de G. Flaubert

SOURCES

Documents manuscrits :

Registres paroissiaux (série communale et série départementale) de nombreuses paroisses du Calvados : notamment les paroisses de Caen, Argences, Pont-l’Évêque, Saint-Hymer, etc.

Archives départementales du Calvados : séries diverses.

E supplémentaire, 2 E, fonds de familles, 7 E tabellionnage, 8 E insinuations et archives notariées, C, contrôle des actes, tables des contrats de mariage de Caen, table des successions, etc.

Articles :

De M. Bureau, maire de Pont-l’Évêque, collection du Pays d’Auge.

De M. Rouault de la Vigne dans le Journal de Rouen.

De M. Lesage dans Chroniques Argençaises.

De M. René Herval dons Biographie d’une cité : Caen.

Ouvrages :

Vaillancourt (Émile) : La conquête du Canada par les Normands.

Tanguay : Dictionnaire généalogique des familles canadiennes.

Bulletin des recherches historiques, tome XXXIII, 1927.

Proceedings and transactions of the royal society of Canada, 1911.