Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 48 – Page 5
Naissance et évolution d’une société littéraire :
Les Amis de Flaubert
En octobre dernier, le comité de liaison des sociétés historiques et archéologiques de Normandie a tenu son 10e congrès à Rouen ayant pris pour thème : Chercheurs, sociétés savantes de Normandie. Notre secrétaire y a donné une communication sur les débuts de notre société, sur sa reprise, sa transformation et sur sa vie présente. Les sociétés littéraires de ce genre vivent difficilement aussi bien à Paris qu’en province. Il y a donc un certain mérite de la voir se maintenir, malgré les difficultés financières que toutes celles de ce genre, rencontrent pour la publication de leurs bulletins, seul trait d’union entre les membres éparpillés, non seulement en France, mais aussi à l’étranger. Le mérite de notre secrétaire dans le maintien de notre société est fort grand, s’il se montre trop effacé.
Nous croyons devoir la publier intégralement : elle le mérite largement et elle resserrera les liens d’amitié littéraire, que proches ou éloignés nous avons certainement les uns pour les autres. Il est bon que les petits ruisseaux remontent vers leurs sources et que le courant actuel n’ignore pas les louables efforts de tous ceux qui nous ont précédés et sans lesquels nous n’existerions certainement pas.
Profitons de cette occasion, pour signaler qu’à l’occasion du centenaire des congrès nationaux des sociétés savantes de France célébré l’an dernier à Paris, notre secrétaire Lucien Andrieu, a enfin reçu la décoration des palmes académiques, sollicitée pour lui depuis longtemps. Cette attribution est une reconnaissance des services gracieux et nombreux qu’il donne avec régularité à plusieurs sociétés rouennaises, dont la nôtre. Sur ce chapitre, l’on sait que la manne ne va pas rapidement à ceux que leur mérite devrait normalement être les premiers récompensés. Aussi, sachant son dévouement à de nombreuses causes, nous nous réjouissons de cette attribution et de la circonstance qui l’a permise. (A.D.).
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La création d’une société littéraire a généralement pour but de veiller au souvenir d’un écrivain local disparu et de contribuer à l’étude de sa vie comme de son œuvre.
L’idée d’un rassemblement pour la formation d’une telle société germe dans la pensée de quelques admirateurs et mûrit lentement avant de se concrétiser dans une réunion de chercheurs, d’adhérents et de lecteurs. Parfois, l’idée surgit d’un fait ou d’une circonstance inattendue qui lie presque instantanément un petit groupe qui deviendra par la suite une société. Nous avons en témoignage de cette deuxième possibilité, la Société des Amis de Flaubert.
Le 8 mai 1880, Gustave Flaubert décédait. La propriété de Croisset qui, depuis la mort de Mme Flaubert mère, appartenait à la nièce de l’écrivain — Caroline Commanville — fut achetée puis revendue à un ingénieur civil, M. Mairesse, représentant une compagnie industrielle.
On rasa tout le jardin, abattant les hauts peupliers centenaires. La maison fut détruite et sur la place ainsi nettoyée on édifia une grande distillerie dite de « Croisset-Rouen ». La première pierre avait été posée fin juillet 1881 et le 1er avril 1882 on mettait en route après avoir remblayé pour être mis à l’abri des inondations et des crues de la Seine. La colline avait été enlevée en partie et 3.740 mètres de superficie avaient été couverts de bâtiments, la façade totale de 250 mètres bordant le chemin de hallage (1).
La nouvelle industrie pouvait produire 200 hectolitres d’alcool fin, les résidus servant à la nourriture des vaches laitières et à l’engraissement des bœufs. Prospère à ses débuts, elle cessa de fonctionner en 1903. La société mit alors le terrain en vente chez un notaire de Rouen, Maître Toutain.
Or, restait debout, par miracle, oublié dans son délabrement, un petit pavillon de style Louis XIII que, du temps de Flaubert, on appelait « le petit salon », lieu de réunion où l’on menait dans la journée, les visiteurs.
En 1880, il était meublé d’un mobilier empire acajou et drap rouge. « Deux bibliothèques remplies de livres avaient été faites exprès pour s’adapter aux deux côtés de la porte d’entrée et un large bureau se dressait au milieu de la pièce » (2).
Robert de Montesquiou et Hugues Leroux, longeant le chemin de hallage, regardèrent tristement ce qui restait de la maison du romancier et comme ils demandaient au concierge de l’usine l’autorisation de pénétrer : « Oh ! monsieur Flaubert est mort » leur fut-il répondu. Alors, laissant derrière eux « le petit salon » qui se dégradait sous la pluie et le vent, ils repartirent vers Rouen.
Maître Paul Toutain, notaire caché sous les pseudonymes de Pierre Allen, Eugène Olivier, et surtout Jean Revel, avait déjà écrit une quinzaine de volumes dont les Contes Normands et Les hôtes de l’estuaire qui venaient de paraître. Il était très connu des écrivains et de la bourgeoisie lettrée de Rouen. Il conçut l’idée de sauver ce qui restait de la propriété de Croisset et, d’accord avec la société liquidatrice, fit deux lots : le principal, c’est-à-dire l’usine elle-même et ses dépendances, le second un tout petit terrain contenant le pavillon.
Pour mener son projet à bonne fin, des aides financières lui étaient nécessaires. Homme dont la renommée et la parole pouvaient attirer, près de lui il fallait un homme d’action, et il pensa à Georges Le Roy, chimiste, ayant une certaine originalité, dont le père avait été docteur (3). Ils s’adjoignirent Henri Héaullé, directeur de l’agence de Rouen du Comptoir National d’Escompte de Paris, Lafond père, directeur du Journal de Rouen, et formèrent ainsi le premier comité d’action.
Le 20 novembre 1904, Georges Dubosc, dans le Journal de Rouen pouvait commencer la campagne de presse : « Sur l’initiative d’un puissant écrivain normand Jean Revel — écrivait-il — les admirateurs de Gustave Flaubert doivent prochainement se réunir pour assurer la conservation de ce qui reste de cette maison de Croisset où vécut le Maître. De ce logis illustre, seul a survécu ce triste pavillon délabré du bord de l’eau où passe encore le souvenir de Salammbô et de Madame Bovary. Aujourd’hui, lui aussi est menacé de destruction et c’est son maintien qu’il s’agit de garantir comme le dernier vestige de la demeure glorieuse entre toutes… La piété des admirateurs de Gustave Flaubert ne voudra point qu’il disparaisse à jamais alors que monte et grandit de plus en plus la gloire radieuse et pure du maître normand… »
Cinq jours plus tard se réunissait la séance constitutive du comité d’action, à l’Hôtel des Sociétés Savantes. Le président Paul Toutain fit une allocution dévoilant ce que lui et son ami Georges Le Roy avaient projeté : l’achat du pavillon et l’installation d’un petit musée.
Que des projets soulevant un enthousiasme étonnent parfois ! Le petit musée fut un de ceux-là, et c’est à l’envi que les amateurs offrirent des souvenirs de Gustave Flaubert ; Le Breton, directeur des musées de Rouen, donna la maquette du médaillon de Flaubert par Chapu, Lapierre proposa un médaillon, Houzeau légua par testament le Bouddha que l’écrivain avait dans son cabinet de travail.
Les souscriptions étaient reçues au bureau du Journal de Rouen, au Comptoir d’Escompte, à la Société Générale, au Crédit Lyonnais, chez le banquier Haim, chez l’agent de change Marchand. On s’adressait à la bourgeoisie rouennaise, car il fallait une vingtaine de mille francs-or pour mener à bien l’achat du « petit salon », et régler les réparations, ainsi que l’installation du musée.
Le 27 novembre 1904, une première liste portant 36 noms était relevée où l’on notait la ville de Rouen qui versait mille francs, Lapierre cent francs, la société venderesse elle-même deux cents francs (4). On avait pu ainsi réunir quatre mille deux cents francs. Sur les vingt mille espérés, c’était peu ; aussi, on devine l’inquiétude des organisateurs qui se réunirent à nouveau le 3 décembre. Une trentaine de personnes y assistaient et on communiqua la seconde liste qui rapportait trois mille quatre cents francs. On fit remarquer que Caroline Franklin Grout, la nièce de Flaubert, avait donné mille francs.
On avait sollicité J.-H. Rosny d’être l’interprète du Comité près de l’Académie Française, mais les membres se réunissant trop peu, il ne put s’en occuper ; aussi, nomma-t-on une section parisienne lorsque fut constitué le Comité définitif, le ministre de l’Instruction Publique étant président d’honneur, Toutain président, Saint-Arroman, Le Breton, Waddington et Texcier, vice-présidents, G. Monflier, Le Roy, Hellouin, secrétaires, Henri Allais, archiviste, Héaullé, trésorier.
Saint-Arroman devait, à Paris, faire appel au concours de la presse et collecter dans la capitale pour le Comité avec l’aide d’Hector Malot, Albert Sorel et Edmond Laporte (5). On discuta pour une représentation au Théâtre des Arts de Rouen où on jouerait une pièce de Corneille ou de Louis Bouilhet, précédé d’une conférence soit de Paul Hervieu, soit d’Émile Faguet.
En décembre 1904, Jules Claretie acceptait de faire partie du Comité d’Honneur et le Comité des Gens de Lettres ainsi que la Société des Auteurs dramatiques versaient leur participation au rachat du pavillon.
Il est curieux de suivre la correspondance reçue par le Comité. Elle émane des grands noms de l’époque, Académiciens et autres, traduisant leur situation spirituelle et matérielle. « José Maria de Hérédia se dira très heureux d’être au nombre des membres du « Comité de rachat du Pavillon… qui est au bout de l’allée que le grand écrivain appelait l’allée docte où je me suis promené avec lui à l’automne, en regardant tomber les grandes feuilles dorées du tulipier… » Jules Claretie et Jean Richepin se déclaraient très reconnaissants du grand honneur qu’on leur faisait en leur demandant « cet hommage au maître aimé entre tous ».
Colette Yver adressait sa modeste cotisation : « Elle est sans rapport avec mon admiration pour le maître, dira-t-elle. J’ai eu de grandes émotions, l’automne dernier, à visiter par un jour de tempête et de pluie ce pauvre pavillon abandonné qui demeurait si noble dans sa ruine, et j’ai trouvé charmante votre idée d’un musée élégant et discret bien autrement émouvant qu’une statue ». Juliette Adam, Sully Prudhomme, Albert Sorel s’excusaient de ne pouvoir verser une plus grosse somme et le docteur Cazalis se disait écrasé de cotisations et d’impôts. Hugues Leroux rappelait que c’est le père de sa mère, le cousin germain du Général Gougaud de Saint-Hélène qui, professeur à Rouen, avait préparé Flaubert à son baccalauréat. Il possédait un crayon d’or que le père de Gustave donna en cette occasion à son grand-père. « Quand j’ai écrit mon premier roman — dira-t-il — j’étais écolier en première année et cela s’appelait Les illusions perdues . J’ai porté mon manuscrit dans cette petite maison de Croisset… » (6).
Pour la correspondance on avait fait imprimer du papier à en-tête : « Comité pour le rachat du Pavillon Flaubert » avec la figuration du pavillon par Jules Adeline. On avait aussi fait des prospectus annonçant que le dernier vestige de l’habitation de Flaubert était en danger si les disciples et admirateurs du maître n’intervenaient pas. Il donnait les noms des premiers souscripteurs, des personnalités figurant au Comité d’action. Au verso avait été imprimée l’allocution du président lors de la séance constitutive (7).
Cependant, l’argent dont on avait besoin arrivait difficilement et on faisait des projets irréalisés ou ratés.
Une cinquième puis une sixième liste parurent où l’on pouvait lire les noms de Madame Charcot née Jeanne Hugo, Coeffin, notaire à Ry, Langrenay, maire de Tôtes, du baron de Rothschild et du conseil général de la Seine-Inférieure. On put ainsi atteindre la somme de dix-huit mille cent quarante-neuf francs.
Le Comité, dans sa forme, n’était pas assujetti à la loi du 1er juillet 1901. Ce fut M. et Mme Héaullé qui furent légalement acheteurs du pavillon et ce sont eux qui, plus tard, feront le don à la ville de Rouen.
Mais il fallait encore réunir une certaine somme pour remettre tout en état, notamment faire les réparations, enclore, enlever la bicoque du jardinier qu’on appelait « la verrue ». On continua donc la propagande et la prospection, et les « Études Littéraires, Artistiques et Historiques » éditées par les étudiants du Lycée Corneille eurent sur la couverture de leur premier numéro la reproduction du pavillon de Croisset (8).
Le 11 février 1906, les membres du Comité d’action allèrent à Croisset pour se rendre compte de l’avancement des travaux. Il y avait là : Paul Toutain, Canonville-Deslys, François Depeaux, le docteur Pennetier, Georges Monflier, Robillard, Marrou, Charles Delarue, Le Roy, Héaullé, Fauquet, Paul Monflier, Lecerf fils, Haim, Robert Pinchon, Paul Delesque, Jacques Hébertot, Gaston Lebreton.
Entre le pavillon et l’usine, contiguë à la terrasse, se trouvait une vieille bâtisse. On envisagea de l’acheter pour y installer la maison du gardien, mais les vingt mille francs atteints avec la dernière liste le 11 mars 1906 avaient été dépensés. On put s’entendre avec la papeterie Aubry, nouvelle industrie remplaçant la distillerie, en espérant une subvention du ministère de l’Intérieur et l’organisation d’une tombola. La porte du pavillon, contemporaine de Flaubert, avait été découverte chez un menuisier du pays et rachetée. Le balcon de fer forgé enlevé en 1881 par le peintre Berker, l’auteur de Respha, attendait sa réinstallation (9).
Le 28 avril 1906, le Journal de Rouen imprimait un article de Caroline : « Dans quelques semaines on doit inaugurer le Pavillon de Croisset, seul reste de l’ancienne propriété où Gustave Flaubert vécut pendant trente-cinq ans et où il écrivit ses principaux ouvrages. Tous mes souvenirs d’enfance se réveillent ; je suis dans le temps qui n’est plus et me voici occupée à relire les premiers manuscrits de jeunesse… »
Quelques jours plus tard elle faisait don d’une aquarelle représentant Croisset. « Ce sera pour moi — écrivait-elle — un honneur de penser que faisant partie du musée elle rappellera cette vieille maison qui me fut si chère à tant de titres. On pourra mettre : aquarelle de madame Franklin-Grout copiée sur une étude à l’huile faite par elle d’après nature » (10).
Elle regrettait de ne pouvoir assister à l’inauguration et elle écrivait à Paul Toutain : « Ma santé n’est pas bonne et on me défend toute émotion. À quelque jour, j’irai revoir le Pavillon (11) racheté par les soins des compatriotes et admirateurs de mon oncle. Ils ont droit à ma reconnaissance, vous en première ligne ».
Le jour tant désiré arriva. Le 17 juin 1906 on put enfin inaugurer le musée du Pavillon, la cérémonie consistant à la remise des clés au maire de Rouen. Une vingtaine de personnes avaient fait le déplacement de Croisset (12). Un tulipier, remplaçant celui qui poussait du temps de Flaubert, fut planté par ses quatre amis, Pennetier, Houzeau, Merry-Delabost, Douvre, près de la maison du gardien qui avait été construite et offerte par Paul Monflier. Mlle Marguerite Lebreton planta un rosier et Mlle Suzanne Toutain le chèvrefeuille qui devait pousser autour au balcon (13).
Le soir, dans le « Grand Salon » de l’Hôtel d’Angleterre, un banquet réunissait cinquante convives (14).
Le 23 mars 1907, à la salle des ventes de Rouen, et au bénéfice du Comité, eut lieu une adjudication d’objets d’art offerts par les artistes dont les peintres Albert Lebourg, Robert Pinchon, Rochegrosse, Van Dongen, Jacques Villon (15).
« Le Comité pour le Rachat du Pavillon » n’existait plus. Il avait terminé sa mission. Mais, comme l’écrivait Le Roy le 15 juin 1908, plusieurs de ses membres avaient formé le projet de se réunir à un autre titre, une fois l’an pour célébrer la mémoire du grand écrivain et pour commémorer sur place le sauvetage des vestiges de Croisset.
Le programme était fort simple et tout intime. Il comportait un déjeuner annuel, si possible chez Colange (16), et une visite au Pavillon-musée. Aucune cotisation annuelle, sauf celle de payer son écot au déjeuner. Le premier eut lieu le 23 juin 1908 dans l’allée des Tilleuls. Colange, malade, ce fut le restaurant de la Cathédrale qui voulut bien organiser le dîner champêtre, René Fauchois déclamant des pièces de sa composition.
L’année suivante le « Comité des Amis de Flaubert » (17) organisa une conférence publique et gratuite à l’Hôtel des Sociétés Savantes sous la présidence de Georges Lecomte, membre de l’Académie Française. Le lendemain, on alla déjeuner dans l’allée des Tilleuls et Depeaux en profita pour offrir au musée la première esquisse de Fournier pour son tableau La mort de Madame Bovary.
Un registre pour signatures avait été placé sur la table lors du déjeuner annuel du 31 juin 1912 présidé par Henri de Régnier qui écrivit sur la première page l’improvisation :
Flaubert, Bouilhet, vos noms sont unis dans la gloire
Car vos cœurs ont battu d’un même amour du beau.
Qu’importe que, vainqueur d’une même victoire,
Pour vaincre l’oubli sombre et la nuit sans mémoire
L’un ait eu l’étincelle et l’autre le flambeau.
Le Comité des Amis de Flaubert fut légalement créé en 1913. Il avait pour président Paul Toutain, Georges Le Roy était secrétaire général, Gadeau de Kerville et Gustave Gruel, trésoriers (18).
La correspondance échangée dans les premières années était exposée dans des vitrines. L’encre pâlissant sous les rayons solaires, elle fut retirée en 1919 lorsque G. Le Roy fut nommé conservateur (19). Il faisait en cela état d’une critique formulée par Jean Jaurès au cours d’une visite, par quoi il blâma cette exhibition de lettres d’académiciens.
Pendant la guerre de 1914-1918 le Comité des Amis de Flaubert resta en sommeil. Nous devons cependant rappeler que l’Union Amicale des Réfugiés Belges donna, le 26 novembre 1916, une matinée littéraire au musée de Rouen avec Émile Verhaeren au profit des mutilés belges. Le Comité des Amis de Flaubert se fit l’interprète près du grand poète belge, priant René Fauchois, membre du Comité, de l’accompagner jusqu’à Rouen. Lorsque la séance fut ouverte, Georges Le Roy prononçait l’allocution suivante : « Au nom du Comité des Amis de Flaubert et en l’absence de notre Président Jean Revel, empêché par un deuil de famille, je viens saluer votre présence dans Rouen et vous rappeler que, selon votre acceptation donnée à notre collègue Jacques Monnier, vous avez été élu membre non résident du Comité. Ce vote eut lieu lors de notre dernière réunion de 1914, quelque temps avant cette guerre et avant que l’héroïque Belgique, votre patrie, eût un geste qui eût émerveillé notre grand Corneille lui-même. Notre Comité est aussi heureux et fier de vous compter parmi ses adhérents et de vous souhaiter ici la bienvenue en attendant qu’il puisse vous recevoir officiellement au Pavillon Flaubert ».
On sait qu’Émile Verhaeren devait trouver la mort à Rouen. Le lendemain, on pouvait lire dans le Journal de Rouen : « On sera touché d’apprendre qu’hier, à trois heures, une couronne a été déposée sur son cercueil, à l’Hospice Général, au nom du Comité des Amis de Flaubert » (20).
Georges Le Roy, dont l’activité débordante n’avait d’égal que son désir de créer des Comités, au nom des Amis de Flaubert, fut le principal animateur de la soirée artistique donnée au Théâtre des Arts de Rouen, le 10 février 1918, au profit des Œuvres de Guerre Serbes.
Après la guerre, le musée reçut une stèle punique exhumée des ruines de Carthage par le docteur Carton, le tableau de Rochegrosse, Salammbô et le serpent, et un voile de Tanit en tulle pailleté d’or et d’argent fait par les dames de Rouen (21).
Le Comité avait repris ses repas annuels et ses conférences. Peut-être la dernière grande manifestation fut les fêtes du centenaire où l’on put voir Jean Revel au bras de Madame Franklin-Grout. Le ministre Léon Bérard signa à Croisset le livre d’or avec la plume d’oie de Flaubert et reçut, des mains de Georges Le Roy, le premier exemplaire en vermeil de la médaille du centenaire (22). Pour la première fois aussi avait lieu, à la bibliothèque municipale, l’exposition des brouillons de Madame Bovary, avec l’autorisation de Caroline car, lors du don en 1913, une réserve était apportée n’autorisant l’exposition qu’en 1930.
Les disparitions de Paul Toutain et de Georges Le Roy, en 1925, arrêtèrent les activités de ce Comité qui avait su remuer le monde littéraire. Puis la guerre de 1940-1944 vint avec ses destructions, ses ruines. Le petit pavillon ne fut pas épargné, mais les dommages de guerre en permirent la renaissance, et Auguste Désert revêtit l’uniforme de la ville de Rouen en conduisant les visiteurs (23).
L’idée de faire revivre les Amis de Flaubert rassembla Jacques Toutain, le fils de Jean Revel, René-Marie Martin, André Renaudin, Albert Ozanne, Valère Creignou, René Sénilh et Jeanne Dupic. On exposa que sur la demande de plusieurs Rouennais et avec le concours de personnalités littéraires parisiennes qui ont notamment beaucoup écrit sur Flaubert et sur son œuvre, il apparaissait nécessaire de remettre en marche la société créée en 1913. Toutain et Martin se proposaient de prendre en main la société et de lui donner une impulsion nouvelle. Dans les statuts de l’association ayant pour titre « Les Amis de Flaubert » nous retrouvons les motifs faisant agir le premier Comité, mais de plus on devait surveiller toutes publications de texte ou de documents, toutes diffusions d’œuvre ayant trait aux romans et à la vie de Flaubert (24). Le nombre de membres était illimité, mais la société était administrée par un Comité de Direction de dix membres parmi lesquels sept devaient résider en province. Il était composé de quatre membres ayant le titre de membres-fondateurs et de six membres nommés par le Comité et par cooptation. La cotisation des membres adhérents était fixée par chacun d’entre eux mais ne pouvait être inférieure à cent francs. Cette cotisation pouvait être rachetée par vingt fois le chiffre annuel fixé par l’adhérent qui prenait le nom de membre perpétuel.
Le bureau était élu pour trois ans. Furent nommés : René Dumesnil, président, Jacques Toutain et Jean Pommier, vice-présidents, René-Marie Martin, secrétaire-trésorier. Les membres du Comité de Direction étaient Maître Ozanne, de Rouen, Dauré, de Caen, Renaudin, de Paris, Lambert de Paris, Mlle Dupic, de Rouen, René Sénilh, de Rouen. Déclarée à la Préfecture le 23 juin 1948, la création des Amis de Flaubert paraissait au Journal Officiel le premier juillet suivant (25).
Chaque année, on reprit donc la visite commémorative de la mort de Flaubert à Croisset et les conférences dans des salles de l’hôtel de ville de Rouen. On allait aussi fleurir en décembre la tombe de l’écrivain au Cimetière Monumental.
Le mandat de trois ans expiré, le président René Dumesnil sollicita son remplacement et Martin demanda l’aide d’un trésorier. Jacques Toutain fut nommé président et René Sénilh trésorier. En 1954, après la démission de René-Marie Martin, Lucien Andrieu fut nommé secrétaire.
De 1948 à 1961, chaque année, on put entendre de nombreux conférenciers, suivre des périples touristiques orientés sur la vie de Flaubert ou sur des passages décrits dans son œuvre, mêlant parfois Maupassant, José-Maria de Heredia, Zola.
Dès 1948, la société avait 59 membres inscrits. 90 en 1950, 166 en 1956 et 209 en 1961 (26).
Ce fut en 1951 que parut le premier bulletin, petit carnet vert qui se vendait cent francs. Édité à cent cinquante exemplaires, il devint un lien nécessaire entre tous les flaubertistes du monde. Cependant, devant certaines difficultés, le bureau décida d’augmenter la cotisation à deux cents francs, chaque membre recevant le bulletin gratuitement (27).
Le 7 septembre 1961, Jacques Toutain disparaissait (28). Il avait rempli sa tâche avec le dévouement que tous ceux qui l’ont connu se plaisent encore à louer. Il avait pu lancer cette inerte machine qu’est une société. Elle ne devait pas s’arrêter et le nouveau président André Dubuc continua l’œuvre de ses prédécesseurs.
Il est difficile de parler d’une société toujours active sans paraître faire une sorte de propagande. Cependant, on doit reconnaître que la société des Amis de Flaubert dont le président avait conservé le bureau et le comité de direction, resta ce que les anciens avaient voulu qu’elle fût, c’est-à-dire une réunion de chercheurs, de lecteurs et d’adhérents tous prêts à défendre l’œuvre et la mémoire de Flaubert.
Certes, le bureau reconstitué se modernisa ou plutôt suivit l’évolution du temps, vivant de la cotisation de ses adhérents et de quelques subventions. C’est surtout sur le bulletin que les efforts du président se sont portés. Il a grandi. De la couleur des lettres flaubertiennes, il porte à travers le monde la renommée de l’auteur de Madame Bovary. Il est lu même dans des pays très éloignés comme le Japon, l’Australie, l’U.R.S.S.
De nos jours, la société compte trois cent cinquante adhérents mais combien de lecteurs si l’on songe que plus d’une quarantaine de bibliothèques françaises et étrangères sont abonnées au bulletin.
En 1968, le trésorier René Sénilh malade, très dévoué, donnait sa démission. Il devait mourir en 1970. C’était le dernier représentant du bureau de 1948 qui s’en allait rejoindre tous ceux du vieux comité du rachat du Pavillon. Mlle Déologent était nommée trésorière et Mme Lemoine, trésorière adjointe. Le bureau est donc composé comme suit : président : André Dubuc ; vice-président : M. Hossard ; secrétaire : M. Lucien Andrieu ; secrétaire adjoint : M. Rivette ; trésorières : Mesdames Déologent et Lemoine. Les membres du comité de direction sont MM. Fouyé, Fallu, Creignou, Gence, Clastot, docteur Galérant.
La société peut s’enorgueillir d’avoir sauvé à son origine le pavillon, plus tard d’avoir pu ramener la bibliothèque Flaubert à Croisset et avec l’Université de Rouen d’avoir pu organiser le colloque Flaubert qui fut certainement la manifestation littéraire la plus importante de Normandie depuis la guerre.
Les Amis de Flaubert ne doivent pas disparaître. Puisse un jour des jeunes se lever et prendre la relève des anciens !
Lucien Andrieu,
secrétaire des Amis de Flaubert.
(1) Notice scientifique sur la ville de Rouen – Augé – 1883.
(2) Caroline Commanville (article du Journal de Rouen du 3/7/1911).
(3) Charles Léonor Auguste Leroy, né le 7 septembre 1796 à Lieuviller (Oise), fut le premier régent du Collège de Gisors. Professeur de langues à Rouen et demeurant dans cette ville, 107, rue Eau-de-Robec, il écrivit une Histoire de France abrégée pour être mise entre les mains des enfants. Il donna, semble-t-il, des leçons à Caroline Flaubert, puisque son frère Gustave écrit dans sa Correspondance (édition de la Pléiade p. 122 et note de Jean Bruneau), « Immaginais avec deux M. Oh Leroy où es-tu ? ».
Son fils Michel Joseph Auguste Leroy, né le 27 juillet 1822 à Gisors, fut élève du père Flaubert et devint docteur oculiste de l’Hôpital Forbras, 18, rue des Capucins, à Rouen. Enfin, celui qui nous intéresse, petit-fils du professeur, fut chimiste aux usines Malétra, puis créateur et directeur du laboratoire d’analyses et répression des fraudes de la ville de Rouen.
(4) On doit noter aussi la commune de Canteleu-Croisset, qui donna deux cents francs.
(5) Edmond Laporte était conseiller général du canton de Grand-Couronne et Saint-Arroman, directeur au Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts.
(6) Certains académiciens refusèrent de donner leur nom au Comité d’Honneur comme l’écrira G. Boissier « …Je ne veux pas donner mon nom, ayant eu des ennuis à propos de la conférence Fustel de Coulanges. À mon âge, j’ai le droit de protéger ma tranquillité… ».
(7) Cette allocution a paru dans Faicts et dicts normands de Jean Revel – Rouen -Lecerf – 1912.
(8) C’est l’argent de la bourgeoisie lettrée qui a sauvé le Pavillon Flaubert. Cependant, dans la quatrième liste, on relève la collecte recueillie parmi les habitants de Croisset par Colange, l’ancien cuisinier de Flaubert, avec les noms d’un ouvrier et de Cotelle, le passeur. Des humbles se sont donc associés à l’œuvre entreprise.
(9) Les boiseries du grand salon furent achetées en 1881 par le grand-père de monsieur Le Maignan et installées dans sa maison familiale.
(10) Caroline avait douze ans lorsqu’elle exécuta l’étude à l’huile. On a reproché souvent à madame Franklin-Grout d’avoir vendu la propriété de Croisset. La lettre de Henri Allais, l’archiviste du Comité, exprime ce que beaucoup ont pensé : « Je compte bien que nous allons soigneusement laisser dans son coin madame Franklin-Grout et ne l’aviser de rien et ne l’inviter à rien. Rappelez-vous que c’est son vandalisme qui rend nécessaire notre opération actuelle ». Beaucoup à sa place en eurent fait autant : sauver un mari de la ruine. Commanville, miné et malade devant ses insuccès successifs, décéda à cinquante-six ans, en 1890.
Quand Caroline a vendu la propriété, elle ignorait qu’elle serait détruite et remplacée par une distillerie. Lire L. Andrieu : Les maisons – revue Europe septembre 1969, et bulletin Amis de Flaubert n° 30 « les maisons de la famille Flaubert dans la région rouennaise ».
(11) A partir de ce moment, le Pavillon s’écrira avec une majuscule.
(12) Tous ceux qui avaient versé une participation reçurent une lettre donnant droit au passage sur le bateau desservant Croisset, ainsi qu’à l’entrée dans le parc.
(13) Suzanne Toutain, morte récemment, était la fille de Paul Toutain. Elle épousa le notaire Vacherot, qui succéda à son beau-père. Elle assistait à toutes nos réunions et sorties.
(14) Le prix de participation au banquet était fixé à douze francs, soit dans les 100 francs lourds actuels. Tout ce tapage ne plut pas à tout le monde. Déjà, le docteur Pierre Maridor (Rouen-Théâtre du 3 décembre 1904) avait écrit : « …La bourgeoisie a été prise du besoin subit de cristalliser la mémoire du grand provincial. L’argent va descendre de Rouen à Croisset, et de plus haut encore. Avec plaisir nous pénétrerons dans ce pavillon où l’artiste pensa, écrivit et maudit cette même multitude retardataire, qui ne comprit pas ses œuvres à leur éclosion et qui sera bientôt plus flaubertiste que Flaubert… ». Plus tard, c’est le poète Francis Yard, amer, qui dira : « Samedi dernier, grand centenaire de Flaubert. Tout le conseil municipal était au complet. Tous les éternels imbéciles chers à sa gloire ont bu à sa gloire ».
(15) Le bénéfice tiré de la vente permit les réceptions à Croisset chaque année. On avait aussi édité deux cartes postales, l’une représentant le pavillon avant les travaux de restauration, l’autre après.
(16) Colange s’était établi aubergiste à Croisset et avait mis comme enseigne « Ancien cuisinier de Gustave Flaubert ». Il devait décéder l’année suivante.
(17) Nouveau titre du Comité.
(18) Membres du Comité des Amis de Flaubert. 1913, lors de sa création : président : Jean Revel (Paul Toutain) ; vice-président : E. Souriau ; secrétaire général : G.-A. Le Roy ; secrétaire de bureau : Jean Lafond ; membres : Adrien Bisset, F. Destin, Marius Dillard, Louis Dubreuil, F. Faucon, Gadeau-de-Kerville, G. Gruel, Henry Guilbert, J. d’Heucqueville, L. James, André Liard, J. Lormier, P. Macqueron, G. Monflier, Jacques Toutain.
Par la suite, 1913 et 1914, viendront : J. Monnier, Louis Delarue, René Fauchois, De Vesly, Binet, conservateur du musée de peintures de Rouen, Robert Duquesne, Texcier, G-Lebreton, F. Depeaux, Houzeaux, Marrou, G. Saint, Minet.
Le nombre ne devait pas dépasser trente membres, y compris les membres non résidents ou associés étrangers (statuts).
Nous y trouvons : Henri Poincaré, La Reine de Roumanie, Maurice Barrès, Émile Verhaeren.
La guerre de 1914 empêchera le Comité de prendre son plein essor.
(19) La place était honorifique.
(20) Émile Verhaeren fut écrasé par un wagon alors qu’il repartait pour Paris, ayant glissé malencontreusement sur le quai d’embarquement en voulant monter dans le train avant l’arrêt total. Il y eut beaucoup de fleurs et de couronnes déposées à la morgue de l’hôpital, mais celle des Amis de Flaubert fut la première annoncée par la presse.
(21) Flaubert en eût certainement hurlé d’indignation mais le voile de Tanit par les dames de Rouen n’était pas plus stupide que le costume de Salammbô des dames de Paris.
Le musée s’était enrichi aussi d’une copie d’un portrait de Flaubert enfant appartenant à Caroline et exécuté par le peintre Marcel Berthon, de la lettre de Flaubert à Charles Lapierre offerte par madame Lapierre peu avant sa mort, enfin d’une urne funéraire en argile, très belle amphore punique exhumée des ruines de Carthage. Cette pièce fut arrêtée à la douane comme objet de toilette ayant servi à Salammbô pour ses ablutions et jugée pouvoir être assujettie à la taxe de luxe, soit 10 % de sa valeur. On s’inspirait peut-être de la momie du grand roi égyptien Ramsès II mise au Louvre, qui fut taxée en douane comme poisson salé.
(22) Œuvre du graveur Gaston Bigard, elle représentait l’effigie du romancier d’après le dessin de Lepsart. À l’avers une reproduction du Pavillon, la légende latine « Quod Superest » (ce qui reste) et la date 1921. Elle était mise en vente à 12 francs.
(23) Les précédents gardiens furent Blourhis, Marais, Nicolas et leur maison fut occupée, de 1944 à 1950, par des sinistrés de Rouen.
(24) On ne peut plaire à tous, surtout lorsqu’on est un artiste. La lettre de Frédéric Masson écrite lors des fêtes du centenaire en est une preuve « Voulez-vous me permettre de décliner votre très aimable et très flatteuse invitation. J’ai dû accepter de participer à cinq ou six érections de monuments et c’est beaucoup pour mes soixante-treize ans. Mais c’étaient des Académiciens. En ce qui concerne Flaubert, je n’aurai pas cette excuse. Je l’ai connu et l’ai assez vu pour le juger durement. Nous en causerions, vous penseriez comme moi. Il était
brave homme, bourgeois jusqu’aux moelles et simulait l’homme exaspéré, le rapin farouche et l’aplatisseur de la famille. Il s’est ruiné pour sa nièce et méritait toute l’estime possible, mais il avait la mentalité d’un vieux médecin de Rouen, en prenant l’attitude d’un débardeur ou d’un chicard ».
Masson écrira aussi, sachant que sa lettre avait été diffusée, « … On m’a raconté que Flaubert émaillait ses lettres de gauloiseries extrêmement fortes parce que, disait-il, cela les garerait des publicateurs. Il croyait, moi aussi, que j’avais mis des culs de bouteilles sur les murs, mais je vois que ça n’a point servi et que je dois porter les conséquences ». Frédéric Masson était d’ailleurs réputé gros bourru, grossier, refusant toute obole, cependant il semble qu’il regretta plus tard les sentiments qu’il avait exprimés.
(25) Le Pavillon de Croisset devint le siège social.
(26) Il y eut 16 membres perpétuels : Étienne Ader, René Dumesnil, les deux frères Ferrieu de Casablanca, de Foucault, Lambert, Le Tallec, Maurice Rat, Madame Sadegh, René Sénilh, la Britannique Constance West, Georges Mignot. l’Américain De Walker, Flobert, le professeur Pierre Castex, les papeteries Navarre.
(27) Le premier numéro fut tiré par l’imprimerie Pouette de Rouen. Par la suite, ce fut l’Imprimerie Yvetôtaise qui s’en chargea, le nombre d’exemplaires montant à 500.
(28) Jacques-Paul Toutain, comme son père, fut lui aussi auteur de plusieurs pièces dramatiques, dont La douleur ; Liberté ; Floréal ;
L’Aurore ; Jœline. Il composa aussi l’Ode à la Victoire. Ancien combattant, il fut nommé en 1919 président de l’U.N.C. et fut l’ardent défenseur de toute question intéressant les combattants. Une rue porte son nom à Bonsecours, près de Rouen.