Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 48 – Page 17
Le roman de Madame Bovary
jugé par Barbey d’Aurevilly
De nombreux critiques ont parlé de Madame Bovary lors de sa publication, et le roman a donné lieu à une grande controverse dans laquelle tout homme de lettres qui se respectait voulait dire son mot.
Les premiers articles parurent vers le début de mai 1857, et les aventures d’Emma n’avaient pas fini de faire couler l’encre plusieurs mois plus tard. Les articles les plus connus et les plus accessibles sont celui de Sainte-Beuve, publié dans Le Moniteur, le 4 mai, reproduit dans les Lundis, et celui de Baudelaire, publié le 18 octobre de la même année et reproduit dans L’Art Romantique.
La plupart des autres articles parurent entre ces deux dates. Publié dans Le Pays, le 6 octobre 1857, l’article de Barbey d’Aurévilly bénéficie d’un certain recul dans le temps, et il peut devoir un peu de son caractère favorable à l’opinion déjà exprimée par la plume respectée de Sainte-Beuve.
Par contre, Cuvillier-Fleury avait parlé très défavorablement du roman dans Le Journal des Débats, le 26 mai 1857. En effet, son article avait résumé un grand nombre des reproches formulés par les ennemis du livre : que son style est maniéré ; que son héroïne est la même femme adultère dépeinte par le roman et la comédie depuis dix ans, que les personnages sont des mannequins fardés et grossiers. Pour Cuvillier-Fleury la moralité du livre était trop peu claire : défaut qu’il attribuait à la doctrine « réaliste » de l’impersonnalité. Malgré son admiration pour le livre, Sainte-Beuve aussi avait affirmé que « le bien en est trop absent », et nombreux étaient ceux qui voulaient nier l’originalité de Flaubert en l’associant à l’école de Champfleury.
D’autres, comme Mazade (La Revue des Deux Mondes) l’accusaient d’imiter Balzac en copiant ses descriptions minutieuses, en partageant son goût des néologismes étranges et barbares, et même en faisant revivre une de ses « femmes incomprises ». Cette accusation serait spirituellement rejetée par Baudelaire, qui allait montrer la différence entre Emma et les « fastueuses bavardes » de l’époque de Balzac.
Quelle fut l’attitude de Flaubert face à ce débat suscité par son roman ? Sa correspondance nous montre un mélange d’intérêt, d’irritation et de détachement ironique, il exprime l’avis que l’article de Sainte-Beuve a été « bon pour les bourgeois ». Il s’exaspère un peu de constater, au début du mois de mai, que même les articles élogieux ne le louent pas pour les qualités qu’il trouve louables. Quant aux autres, il affirme dans une lettre à Jules Duplan qu’il ne comprend pas comment un article de journal, même malveillant, pourrait le choquer.
Nous ignorons ce qu’il a pensé de l’article de Barbey d’Aurévilly, que nous reproduisons plus loin. Jules Barbey d’Aurévilly était un critique sérieux dont les idées maîtresses s’exprimaient clairement dans les articles souvent sévères qu’il publiait dans Le Pays, dans Le Réveil et ailleurs. À l’en croire, l’affirmation et la clarté sont l’essence de toute critique, aussi proteste-t-il contre l’emploi croissant du sous-entendu, de la précaution et des petits coups perfides : sorte de critique qu’il nomme la chatterie littéraire. Il laisse entendre que Sainte-Beuve personnifie ces qualités félines mieux que personne, et cela sans être un bien gros matou. À son avis, Sainte-Beuve n’a pas de critique, parce qu’il n’a pas de doctrine, préférant les anecdotes et les détails. Le Réveil du 2 janvier 1858 publie un article de Barbey d’Aurévilly qui est une sorte de manifeste. Son auteur fait un tour d’horizon, et ne trouve que deux écoles de critiques en France : celle de Janin, qui n’est qu’une causerie spirituelle, et celle de Gautier, qui ne cherche qu’à décrire. Gustave Planche également aurait le grand défaut typique : l’absence de principes absolus. Quant au malheureux Pontmartin, catholique comme Barbey d’Aurévilly, l’article en question l’accuse de se croire un Sainte-Beuve chrétien, alors qu’il n’est que chrétien sans être Sainte-Beuve, voire même d’être capable de faire tenir tout son esprit sur une carte de visite.
À l’arrogance de l’attaque personnelle s’ajoute l’agressivité de la doctrine de Barbey d’Aurévilly : que la critique n’existe pas en France et que c’est lui qui va la créer, en refusant de faire des madrigaux aux imbéciles ou de s’incliner devant les mauvaises traditions de la camaraderie littéraire. Rappelant le mot de Chateaubriand selon lequel il suffisait de quatre hommes et d’un caporal dans chaque localité pour gouverner la France, il déclare son intention de donner à la littérature cette force armée : « Nous nous efforcerons de la faire rentrer dans sa double tradition morale et historique. La littérature d’une nation renferme toutes les idées religieuses et politiques, quoi qu’elle ne prenne pas de brevet pour les exposer. Que l’on sache donc qui nous sommes ! Ce sera bientôt dit. En religion, nous sommes pour l’Église ; en politique, pour la monarchie ; en littérature, pour la grande tradition du siècle de Louis XIV, Unité et autorité ! ». Aussi le critique digne de ce nom doit-il être une sorte de gendarme, un censeur capable d’entrer dans une œuvre « le fouet à la main », capable également de « traverser l’œuvre et d’aller jusqu’à l’homme ». Ce sont là des idées un peu inquiétantes. Expliquée dans ces termes, la doctrine paraît bornée et rigide. Toujours est-il que Barbey d’Aurévilly a su voir la grandeur de Stendhal et celle de Baudelaire, que sa dénonciation des Misérables sera fondée essentiellement sur des raisonnements littéraires, et qu’il a vu l’importance de Madame Bovary. C’est ce qu’il faut dire en faveur de celui qu’on appelait l‘Éreinteur, et qui acceptait ce surnom en déclarant fièrement que les éreinteurs étaient nécessaires là où il y avait des reins qui méritaient d’être cassés.
Notons que Flaubert et Barbey d’Aurévilly avaient certaines idées communes sur la littérature de l’époque. Dans un article publié dans Le Pays, le 16 décembre 1852, le critique affirmait que depuis quinze ans la renommée littéraire répétait les mêmes noms, que les auteurs en question ne faisaient que redire les mêmes choses, et que le niveau intellectuel baissait. C’était tout à fait l’avis de Flaubert, exprimé par exemple dans une lettre écrite à Bouilhet en 1850, où il proteste contre l’état de santé de « cette vieille bougresse de littérature ». Dans une autre lettre écrite la même année (Correspondance, Conard, II, p. 13) Flaubert tient des propos révélateurs sur un des écrivains les plus connus de l’époque, qui avait même inspiré de la jalousie à Balzac : « À Smyrne, par un temps de pluie qui nous empêchait de sortir, j’ai pris au cabinet de lecture Arthur, d’Eugène Sue. Il y a de quoi en vomir, ça n’a pas de nom. Il faut lire ça pour prendre en pitié l’argent, le succès et le public. La littérature a mal à la poitrine (…). Il faudrait des Christs de l’Art pour guérir ce lépreux ». Lamartine aussi a été sévèrement critiqué par Flaubert vers cette époque : on le voit dans la lettre écrite à Louise Colet en avril 1852 et dans laquelle il accuse l’auteur de Graziella d’avoir fait du convenu, du faux, et cela afin que des dames le lisent. Gautier ne trouve pas plus de faveur à ses yeux, malgré ses grandes qualités, car il a été trop souvent infecté par le « putinage d’esprit » qu’engendre le journalisme. C’est un reproche que l’on ne pouvait pas faire à Barbey d’Auréviliy, et Flaubert ne dut pas être mécontent de l’article où ce censeur sévère lui reconnaît un « succès franc et mérité » :
Lire ici la critique de Barbey d’Aurevilly
Commençons par l’accusation assez surprenante concernant la prétendue insensibilité de Flaubert. Barbey d’Aurevilly le trouve aussi peu moraliste qu’il est possible de l’être quand on écrit un roman de mœurs, car le livre n’exprime ni émotion ni jugement. Sans croire tout à fait à ce que Flaubert a dit devant le tribunal, protestant hypocritement de son respect pour les bonnes mœurs et la morale religieuse, on peut dire que le roman ne s’en prend pas à elles. Si l’on considère le problème moral dans son expression la plus simple, on constate que le romancier guide l’opinion du lecteur de façon discrète mais ferme lorsqu’il met dans la bouche de Charles la phrase célèbre : « C’est la faute de la fatalité ». Le narrateur ajoute que Rodolphe avait conduit cette fatalité. Et Rodolphe, ne sachant que dire dans sa lettre de rupture à Emma, avait déjà décidé d’accuser « la fatalité », pensant que ce mot fait toujours de l’effet, la moralité exprimée par le roman paraît assez évidente de nos jours, habitués comme nous le sommes à des livres moins explicites que ceux de l’époque de Balzac. La tragédie d’Emma n’est pas la faute de la fatalité, mais sa propre faute, et celle de Rodolphe, de Lheureux, de Guillaumin, de Charles, des religieuses qui l’ont éduquée, et aussi de Walter Scott et de Lamartine, pour ne citer qu’eux. Bref, la faute d’un milieu et d’une culture, et non seulement la faute des individus concernés. Barbey d’Aurevilly reconnaît que Flaubert doit bien posséder « les notions affermies du bien et du mal », mais il voudrait que le romancier fût plus explicite, ce qui équivaut à vouloir que Flaubert ne soit pas Flaubert. Cet amour du didactisme produit une telle cécité chez le critique qu’il n’est même pas sûr de l’intention ironique de Flaubert dans sa description de l’éducation religieuse de son héroïne. Quant à ¡’accusation de sécheresse, il est certain que l’erreur est plus pardonnable chez un lecteur contemporain qui n’a pas connu Flaubert qu’elle ne le serait de nos jours, la publication de la correspondance de Flaubert nous a permis de voir un homme qu’une belle phrase pouvait émouvoir aux larmes, qui croyait que l’émotion esthétique pouvait dépasser la vertu en beauté morale. Plus grave que l’accusation de sécheresse est celle concernant l’absence de tendresse. Plus compréhensible aussi, étant donné la forte dose d’ironie qui se mêle à la sympathie de Flaubert pour son héroïne, objet de ses attentions pendant de longues années, pour cette pauvre Emma qui, à l’en croire, pleurait dans plus d’un village de France. Mais, sans doute, est-ce le personnage de Charles qui constitue la meilleure défense contre l’accusation. En effet, on ne doit pas oublier l’importance de celui sur lequel le roman commence et s’achève, et dont la mort n’est pas loin d’être une sorte d’apothéose grâce à laquelle un personnage souvent comique, s’épurant de son aspect grotesque, ne conserve que son côté pathétique et véritablement tragique. En ce qui concerne l’accusation que le roman manquait d’idéalité, plus grave encore que les réserves du critique concernant la sensibilité et le sens moral de l’auteur, Flaubert aurait pu corriger l’erreur en répétant ce qu’il avait écrit au sujet de Graziella, de Lamartine : ce qui manque à ce roman serait, à l’en croire, « ce coup d’œil médical de la vie, cette vue du Vrai, enfin, qui est le seul moyen d’arriver à de grands effets d’émotion ». En effet, s’il fallait définir le drame essentiel que vivent les protagonistes des deux principaux romans de Flaubert, c’est dans ce sens-là qu’il faudrait regarder. C’est son incapacité de voir la vérité qui conduit Emma vers sa destruction. C’est la même aptitude à se bercer d’illusions qui caractérise Frédéric Moreau et tant d’autres dans L’Éducation sentimentale. La communication de cette vérité, de cet art qui consiste à voir le monde comme il est, était un des grands buts de Flaubert : un but esthétique et moral qui faisait partie de cet idéal que Barbey d’Aurevilly lui refusait injustement.
On peut discuter longuement de l’originalité thématique de telle ou telle œuvre littéraire. Le comportement humain peut varier selon les époques et les civilisations, mais la nature fondamentale de l’homme demeure suffisamment stable pour qu’il soit presque toujours possible de soutenir qu’une œuvre a des précédents littéraires. À ce sujet, le compliment que Barbey d’Aurevilly adresse à Flaubert est franc et entier : il trouve l’idée principale du roman « juste, heureuse et nouvelle », ajoutant qu’Emma est un genre de femme oublié par Balzac. Et Balzac était la grande idole de Barbey d’Aurevilly, qui voyait en lui le plus grand écrivain de tous les temps. Mais est-ce qu’on peut soutenir que l’œuvre de Balzac ne contient pas d’études de « bovarysme » dans les personnages féminins ? Les héroïnes d’Une Fille d’Ève, d’Illusions Perdues et de La Muse du Département ressemblent à Emma par certains côtés. On voit cette ressemblance également dans le roman de Modeste Mignon, de cette jeune provinciale d’intelligence moyenne dont la tête est remplie de notions illusoires puisées dans une certaine littérature. Rappelons que lors de la mort de Balzac, Flaubert l’avait qualifié « d’homme fort (…) qui avait crânement compris son temps », ajoutant qu’à son avis le célèbre romancier était aussi celui qui avait « si bien étudié les femmes ». Cela ne prouve pas que le créateur original qu’est Flaubert ait voulu s’inspirer de son prédécesseur. Le fait est tout simplement que Flaubert, lui aussi, voulait montrer des Français de l’époque de Louis-Philippe, et que la ressemblance entre Modeste Mignon et Emma Bovary continue la vérité sociale des deux personnages. Quant à la façon de peindre la femme de l’époque, Flaubert avait une manière à lui qui n’était pas du goût de Barbey d’Aurevilly. Comparant le romancier à un chirurgien, et il n’était pas le seul à lui reprocher d’avoir transféré à l’analyse littéraire le métier pratiqué par son père, le critique laisse entendre qu’il devrait exister une manière spéciale, plus douce et sans doute plus galante, de sonder le cœur féminin. Peut-être la manière de Balzac, qui tendait à idéaliser la femme en la montrant comme angélique ou diabolique. Mais il y a là une tendance sentimentale que Flaubert rejetait. On le voit dans une lettre importante à Louise Colet (Corr., III, 400-401) où il cherche à donner une définition du caractère féminin : « Ce que je leur reproche surtout, c’est leur besoin de poétisation. Un homme aimera sa lingère et il saura qu’elle est bête qu’il n’en jouira pas moins. Mais si une femme aime un goujat, c’est un génie méconnu, une âme d’élite, etc., si bien que, par cette disposition naturelle à loucher, elles ne voient pas le vrai quand il se rencontre, ni la beauté là où elle se trouve. Cette infériorité (qui est, au point de vue de l’amour en soi, une supériorité) est la cause des déceptions dont elles se plaignent tant ! Demander des oranges aux pommiers leur est une maladie commune ». C’est une maladie à laquelle n’échappera pas tout à fait même l’admirable Mme Arnoux, héroïne de L’Éducation sentimentale.
On est plus prêt à donner raison à Barbey d’Aurevilly lorsqu’il affirme, tout en reconnaissant la valeur du personnage, que les femmes comme Emma ne s’empoisonnent pas. Le fait est discutable, mais en laissant de côté l’éventuelle utilisation par Flaubert de l’histoire véritable de Mme Delamare (voir : La Genèse de Madame Bovary, de Mme Gothot-Mersch, Corti, 1966), il n’est pas absurde de se demander si la mort d’Emma ne constituait pas une solution de facilité. En effet, l’introduction d’un empoisonnement ne s’accorde pas parfaitement avec certaines déclarations théoriques de l’auteur. Il est vrai que Flaubert craignait parfois que les lecteurs ne se lassent de lire ses longues analyses, les nombreuses pages où il s’efforce de « peindre couleur sur couleur et sans tons tranchés ». Mais le moment d’hésitation passe, et le romancier réaffirme ses premiers principes : « Si je voulais mettre là-dedans de l’action, j’agirais en vertu d’un système et gâterais tout ; il faut chanter dans sa voix, or la mienne ne sera jamais dramatique ni attachante. Je suis convaincu d’ailleurs que tout est affaire de style ou plutôt de tournure d’aspect ». C’est malgré ces affirmations que Flaubert a utilisé l’épisode « dramatique » du suicide. On peut même ajouter que, pris dans sa totalité, le roman contient plus d’événements et plus d’action que ne le laisse prévoir cette déclaration d’intention. Le mot célèbre de Flaubert concernant ce « livre sur rien », ce « livre qui n’aurait presque pas de sujet » qu’il voudrait écrire, appartient au domaine de la théorie. Son roman a son sujet, et un sujet qui a très souvent la qualité « dramatique » et « attachante » dont son auteur se méfiait. Cela est vrai malgré ce que Baudelaire a dit du « léger et soudain miracle de cette pauvre provinciale adultère, dont toute l’histoire, sans imbroglio, se compose de tristesses, de dégoûts, de soupirs et de quelques pâmoisons fébriles arrachées à une vie barrée par le suicide ». Cette scène de la vie privée qui finit en une double tragédie, n’est-elle pas plus dramatique que certains romans de Balzac, que Modeste Mignon, par exemple ? Notons que ce n’est pas très sérieusement que Barbey d’Aurevilly reproche à Flaubert d’avoir poussé son héroïne au suicide et qu’il cherche surtout à condamner l’adultère. Son admiration pour le personnage d’Emma, considéré du côté purement littéraire, est déclarée sans réserve ; il s’agit d’une véritable création, car l’âme de l’héroïne, quoique commune, cesse de l’être par la profondeur de l’analyse.
Mais peut-on accepter les réserves du critique concernant les autres personnages ? Peut-être a-t-il raison en parlant de l’absence de « cette puissante variété » que l’on trouvait chez Balzac, mais pourquoi affirmer dogmatiquement que tous les grands romanciers doivent faire comme Balzac ? Et que penser de cette « petite vérité » qu’il reconnaît chichement aux personnages secondaires de Flaubert ? De nombreux lecteurs diront qu’un personnage comme l’usurier Lheureux est aussi réussi et aussi vivant que ses cousins balzaciens. Et peut-on soutenir que Homais a été trop vanté ? La chose est possible, mais le mot du critique concernant une vérité « raccourcie » n’est guère celui qui convienne le mieux au pharmacien. Il vaudrait mieux parler d’un processus de grossissement. Une lettre écrite à Louise Colet en juin 1953 explique le point de vue de Flaubert : « Il ne faut jamais craindre d’être exagéré, tous les très grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière (…). Mais pour que l’exagération ne paraisse pas, il faut qu’elle soit partout continue, proportionnée, harmonique à elle-même ; si vos bonshommes ont cent pieds, il faut que les montagnes aient vingt mille et qu’est-ce donc que l’idéal si ce n’est ce grossissement-là ? D’ailleurs, le personnage d’Emma aussi n’est guère conforme à une esthétique complètement réaliste. Qui niera, en effet, bien qu’il ne soit pas possible de donner une définition parfaite de la notion de réalisme, que le processus de grossissement est utilisé là aussi. On le voit, par exemple, dans le chapitre décrivant l’éducation reçue par Emma dans le couvent : c’est un épisode dans lequel le personnage devient un prétexte, un moyen de résumer toute une culture qui est la contrepartie esthétique de la pseudo-culture scientifique du pharmacien. Il est certain que le processus est utilisé avec plus de modération dans le cas d’Emma, mais on peut se demander si, sans lui, le personnage aurait acquis cette signification durable et changeante selon laquelle un Barbey d’Aurevilly pouvait voir en elle la femme médiocre des vieilles civilisations sans croyances, tandis que le vingtième siècle peut la considérer comme une préfiguration de la consommatrice idéale, intoxiquée par une nouvelle culture populaire plus puissante que la poésie de Lamartine et les romans de Walter Scott.
Peut-être est-ce dans les affirmations de Barbey d’Aurevilly sur la nature de l’art que l’on voit le mieux ce qui empêchait de nombreux critiques d’apprécier l’œuvre de Flaubert : sa définition de ce « charme » qui fait rêver, ce charme « qui est le propre de l’art, même dans ses conceptions les plus terribles ». Il est évident que, de nos jours peu de lecteurs partageront l’opinion de Barbey d’Aurevilly concernant l’absence de cette « poésie » dont il parle ailleurs dans l’article. Est-ce que ce changement s’explique par notre meilleure connaissance des intentions de Flaubert exprimées dans sa correspondance, témoignage passionnant de ses joies et de ses peines en écrivant le livre ? Pour certains lecteurs, sans doute, mais d’une manière générale il s’agit d’une évolution de la sensibilité. Nous avons une conception plus large de la beauté, et Flaubert doit être compté parmi ceux qui ont favorisé cette évolution. Nous savons que Flaubert pensait à l’avenir, et que son pessimisme bien connu concernait surtout l’époque à laquelle il vivait. C’était une époque, croyait-il, où l’humanité n’avait que faire du Beau. L’avenir lui semblait plus prometteur : « Plus il ira, plus l’Art sera scientifique, de même que la science deviendra artistique, écrivait-il à Louise Colet en 1852. Aucune pensée humaine ne peut prévoir à quels éblouissants soleils psychiques écloront les œuvres de l’avenir ». Toujours est-il que, pour Barbey d’Aurevilly, la « précision presque scientifique » de la langue de Flaubert est liée à un manque de spiritualité et à un excès de menus détails. Et pourtant, le même critique avait défendu Balzac contre ceux qui l’accusaient d’avoir trop décrit, affirmant que seuls les esprits pauvres et superficiels étaient de cet avis (Le Pays, 1er janvier 1857). Et de quel droit le style serait-il jugé par un homme capable d’abuser de la métaphore comme il le fait précisément dans le paragraphe sur la langue de Flaubert, parlant de diamants, de glaces de Venise, de microscopes, de lynx, d’entomologie, de pointillé, de nervures et de linéaments ? Notons en fin de compte que celui qui promettait un superbe avenir à Flaubert, à condition qu’il se guérisse de sa rage du détail, allait se déclarer déçu par ses œuvres postérieures. L’Éducation sentimentale aura droit à une condamnation d’ensemble par Barbey d’Aurevilly, moins équilibré qu’en 1857. En effet, il trouvera tout vulgaire dans le dernier grand roman de Flaubert : des personnages et des sentiments bas, une conclusion « immonde ». Et le critique prendra sur lui de proposer une épitaphe pour le romancier : « Ci-gît qui sut faire un livre, mais qui ne sut pas en faire deux ! » La composition d’épitaphes est une activité dangereuse, et Barbey d’Aurevilly n’est pas le seul à l’avoir montré.
Richard Bolster,
Ahmadu Bello University,
Abdullahi Bayero Collège,
Kano (Nigeria).