Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 50 – Page 31
Le décor et sa signification dans Madame Bovary
L’univers dans lequel vit Emma Bovary est fort limité. Le couvent tout d’abord, où elle « vivait (…) sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes ». (1) Mais le couvent est déjà lointain et les contours s’en sont peu à peu estompés. Cette première prison semble douce à Emma qui « regretta son couvent ». (2) Elle est remplacée par la ferme des Bertaux dont Emma, semble-t-il, ne franchit jamais les limites :
« Une jeune femme en robe de mérinos bleu (…) vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary. » (3)
« Elle le reconduisait toujours jusqu’à la première marche du perron. » (4)
« Elle était sur le seuil ». (5)
Et quand Charles redescend après avoir soigné le père Rouault, il trouve Emma « le front contre la fenêtre » (6), celle-ci étant perçue alors comme un obstacle séparant Emma du monde extérieur. Lors d’une autre visite, Emma est en train de coudre, tous volets fermés. Et, symboliquement, quand Emma acceptera d’épouser Charles, le père Rouault ouvrira « tout grand l’auvent de la fenêtre contre le mur ». (7) C’est comme le signe de libération, Emma ayant d’abord conçu le mariage comme une évasion.
Nous saurons dès son arrivée à Tostes, avant qu’elle-même s’en rende compte que ce n’est qu’une illusion et qu’elle sera plus prisonnière ici qu’aux Bertaux. Il n’est qu’à lire la description de la maison. La première phrase déjà est significative :
« La façade de briques était juste à l’alignement de la rue, ou de la route plutôt. » (8)
Ainsi que le souligne Jean-Pierre Richard, « entre la chaussée et la maison aucune ouverture sur le possible ». (9) Le jardin lui-même est clôturé, et qui plus est par une « haie d’épines ». (10) Toute la maison de Tostes est placée sous le signe du petit, de l’étroit :
« Sur l’étroit chambranle de la cheminée. » (10)
Le bureau de Charles est une « petite pièce » (10) et le jardin « plus long que large allait, entre deux murs de bauge. » (10) Toute la maison s’ordonne autour du corridor. Ainsi prédomine une impression de couloir, de murs qui vous emprisonnent et qui mènent en peu de temps Emma près de la dépression nerveuse. L’ancien maître de Charles ayant conseillé de « la changer d’air », (11) Charles emmène Emma ailleurs, dans un ailleurs qui sera, en pire, une reproduction de l’ici.
Yonville-l’Abbaye ? Un bourg « au fond d’une vallée », (12) « au bout de l’horizon ». (12) Enfermé de toutes parts. Flaubert insiste sur le côté limité d’Yonville :
« La rue (la seule), longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques s’arrête court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière. » (13)
Et si, à Tostes, la grand-route permettait aux rêves d’Emma d’aller jusqu’à Paris, à Yonville, il n’y a pas de route ; simplement un « chemin de grande vicinalité ». (14) Les rêves maintenant devront s’arrêter à Amiens ou à Abbeville.
Les maisons elles-mêmes sont « encloses de haies », (15) avec ce préfixe qui enferme davantage encore. Les toits cachent en partie les fenêtres, « comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux », (16) les murs des jardins sont garnis de tessons de bouteilles pour éviter qu’on y pénètre.
Comme le souligne Philippe Bonnefis, les descriptions ont leur langage ; ce sont des « moules en attente » :
« La description est un monde du discours, voire un discours spécifique inclus dans le discours romanesque ». (17)
Nous savons donc encore une fois, avant même qu’Emma en ait conscience, qu’Yonville n’est qu’une copie dégradée de Tostes ; la simple description du bourg nous a permis de le déduire. L’assimilation entre les deux villages va d’ailleurs être faite ensuite par Emma elle-même, peu après son arrivée. Alors que Léon déplore que « Yonville offre si peu de ressources », (18) Emma répond : « Comme Tostes, sans doute ». (18) Mais elle n’en tire pas alors toutes les conséquences et cela reste pour elle une assimilation superficielle, car « elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes ». (19)
Et pourtant l’intérieur de la maison présente les mêmes caractéristiques qu’à Tostes. La salle, par exemple, est une « longue pièce à plafond bas » (20) et rappelle ainsi cette idée de corridor qui sera d’ailleurs pour Emma l’image même de sa vie :
« L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée ». (21)
Une prison, donc, de plus en plus étroite, avec certaines caractéristiques des cachots, telles le froid ou l’humidité.
Aux Bertaux déjà, ferme pourtant d’apparence prospère, la peinture verte du mur « s’écaillait sous le salpêtre » (22) et, « comme la salle était fraîche, elle (Emma) grelottait tout en mangeant ». (23) De même à Tostes :
« L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée ». (24)
À Yonville enfin :
« Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre ». (25)
Le froid est une limite de plus : il enserre directement le personnage et le confine dans un cercle plus restreint encore, en atténuant par exemple la lumière ou en obligeant Emma à se réfugier dans une seule pièce :
« Dès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter la salle ». (26) Le froid finira par pénétrer Emma, pour l’envahir tout entière. Ainsi, après le départ de Léon : « Il fut de tous côtés nuit complète et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait ». (27)
Ce froid est associé à la mort. Quand Emma revient de ses rendez-vous avec Léon : « Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses vêtements ; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans l’âme ». (28)
Il annonce le grand froid final. « Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur ». (29)
Le monde d’Emma est donc extrêmement étroit, rétréci, mais il est en même temps curieusement « bourré », rempli au maximum, ce qui accentue encore l’effet d’emprisonnement et crée même une impression d’asphyxie. Emma est symboliquement sujette aux étouffements. Les mots tels que « suffoquer », « haleter », « étouffer », « étouffement » reviennent plus de dix fois au cours du roman. Ils accompagnent Emma depuis son premier printemps à Tostes :
« Elle eut des étouffements aux premières chaleurs ». (30)
Jusqu’à sa mort :
« Ouvre la fenêtre…, j’étouffe ». (31)
Jean Levaillant note avec justesse la « force envahissante de la matière ». (32) Cet envahissement est traduit notamment par la technique du double ; les objets sont comme reflétés, multipliés : deux bouquets de mariée, deux flambeaux sur la cheminée, deux grands vases bleus. Cette symétrie accentue l’accumulation que Flaubert traduit aussi par le procédé de l’énumération. Comme Emma, dès notre entrée dans la maison de Tostes, nous sommes accueillis par une série d’objets accrochés derrière la porte : « un manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir (…) ». (33) De même, la grande pièce qui donne sur la cour est « pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d’instruments de culture hors de service ». (34) Le jardin lui-même est soumis à cette profusion et, pour accentuer encore cette impression de multiplication des objets, Flaubert emploie ce que Levaillant appelle « la description en chaîne ». (35) Ainsi, « sur l’étroit chambranle de la cheminée resplendissait une pendule à tête d’Hippocrate, entre deux flambeaux d’argent plaqué sous des globes de forme ovale ». (36) Cette profusion absurde est encore plus évidente à Yonville lorsque Flaubert en décrit les maisons :
« Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments épars, pressoirs, charretteries et bouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage ». (37)
On passe d’un objet à l’autre sans coupure ; le vide, semble-t-il, n’existe plus. Et même parfois il y a « redondance » de matière ; les objets se chevauchent les uns les autres : les flambeaux sont recouverts de globes, les rideaux s’entrecroisent et les murs du jardin sont recouverts d’abricots en espalier.
De plus, il faut remarquer que très souvent Flaubert décrit, non pas les pièces maîtresses de l’ameublement, mais les détails. Quelle est la forme de la table dans la salle à manger ? Nous n’en savons rien. Il n’est même pas fait mention de cette table, ni des chaises, ni d’un quelconque bahut. Par contre nous savons qu’il y a une pendule à tête d’Hippocrate et deux flambeaux, objets absolument superflus, et de plus inutiles, puisque ces deux flambeaux sont sous globe, ce qui crée une impression d’absurde. De même, dans la chambre, le lit est mentionné parce qu’il est comme « protégé » par l’alcôve à draperie rouge. Et si Flaubert parle de la commode ou du secrétaire, c’est simplement parce qu’ils servent de support, l’une à une boîte en coquillages, l’autre à un bouquet de fleurs d’oranger.
Ce monde clos et restreint est donc rempli d’objets, d’objets souvent inutiles et, comme pour leur donner plus d’importance encore, comme pour les rendre plus envahissants, Flaubert en précise (très souvent et même presque systématiquement) la matière et, parfois aussi, la couleur. Ainsi, les rideaux sont en « calicot blanc », les flambeaux en « argent plaqué », la bibliothèque en « bois de sapin », les murs qui enserrent le jardin « en bauge », le curé « en plâtre », le cadran solaire en « ardoise », le lit en « acajou », les rubans qui nouent le premier bouquet de mariée, en « satin blanc ».
Emma est donc doublement prisonnière, « prise » (38) d’une part à cause des limites mêmes d’un monde étroit, d’autre part parce que ce monde est atteint d’une sorte de cancer, totalement rempli, envahi de matière, étouffant ceux qui s’y trouvent. Attitude significative que celle d’Emma assise dans un fauteuil au milieu de sa chambre, tandis « qu’on disposait ses affaires autour d’elle ». (39)
Certes, cette profusion se manifestait déjà aux Bertaux ; témoins ces sacs de blé qui envahissaient la salle à manger : « c’était le trop plein du grenier proche » (40) ou l’abondance pantagruélique des plats le jour de la noce :
« Quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l’oseille ». (41)
Abondance qui trouve son apothéose dans la pièce montée du pâtissier d’Yvetot, sorte de pyramide qui n’en finit plus et que Flaubert décrit minutieusement et à dessein pendant une quinzaine de lignes. Mais une telle accumulation n’est pas encore chargée d’un caractère négatif ; il s’agit, non pas de matière inutile, mais de réserves pour l’hiver ou de nourriture.
À Tostes, tout va changer. Cette accumulation va devenir non pas signe de richesse, mais d’incohérence, car elle se fait absolument n’importe comment. Emma est entourée d’une sorte de bric-à-brac, de désordre envahissant. Curieusement, tout ce qui touche de près ou de loin à Madame Bovary est disparate et traduit certainement la complexité de l’héroïne elle-même, « paysanne d’origine, aristocrate en désir, petite bourgeoise dans sa vie ». (42)
Rien chez elle n’est unifié : son éducation est faite de miettes sans aucun lien entre elles comme le montrent par exemple ses « connaissances » en histoire « où saillissaient encore çà et là (….) sans aucun rapport entre eux, Saint-Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais (…) ». (43)
Incohérence aussi de ses lectures, illustrées de gravures représentant « à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l’horizon au premier plan des ruines romaines. » (44)
Et les rêves qui seront plus ou moins directement inspirés par ces lectures, seront, bien entendu, marqués par la même accumulation aberrante. Emma voudrait « s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais ». (45) Ce qui manque d’unité se manifestera aussi dans l’attitude d’Emma qui n’a aucun esprit de suite :
« En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ; à ces exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger ». (46)
Ce désordre, cet amalgame incohérent qui est peut-être une des raisons du malheur d’Emma, des tendances aussi diverses et contradictoires ne pouvant être satisfaites toutes en même temps, vont se retrouver dans les lieux où vivra Emma, dans les objets qui l’entoureront et même, curieusement, dans les personnes qu’elle sera amenée à rencontrer.
Certains signes laissaient déjà présager ce désordre dès les Bertaux. Ainsi, lorsque le père Rouault s’est cassé la jambe, Emma doit coudre des coussinets pour soutenir les attelles et Flaubert nous dit qu’elle « fut longtemps avant de trouver son étui » (47) Et dès cette première visite à la ferme, Charles égarera sa cravache, ce qui obligera Emma à « fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises ». (48)
Mais c’est surtout à Tostes que le désordre va éclater ; dès qu’elle ouvre la porte de sa nouvelle maison, la jeune Madame Bovary découvre par terre, dans un coin, « une paire de houseaux encore couverts de boue sèche », (49) et, dans la chambre conjugale, trône encore le bouquet de mariée de la première épouse. Mais ce n’est encore rien, comparé au capharnaüm que découvrira Emma en pénétrant dans sa « nouvelle » maison d’Yonville :
« Au milieu de l’appartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet ». (50)
Un tel désordre indique une certaine hostilité : Emma n’est pas attendue ; elle arrive en intruse dans un milieu au sein duquel elle ne pourra trouver sa place.
N’oublions pas qu’Yonville lui-même est « une contrée bâtarde » (51) « sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile de France ». (51) Son pharmacien exerce illégalement la médecine ; le gardien du cimetière y est tout à la fois fossoyeur et bedeau et le cimetière lui sert à enterrer les morts, mais aussi à faire pousser des pommes de terre.
De même, à Tostes, le jardin cumulait plusieurs fonctions : à la fois verger par les abricotiers qui y poussaient, potager par les « végétations sérieuses », (52), jardin d’agrément par les « quatre plates-bandes garnies d’églantiers maigres », (52) ; il comptait aussi un cadran solaire et un curé de plâtre.
Le caractère désordonné est donc encore accentué par le fait que les objets ou les lieux sont déviés de leur utilisation ou de leur destination première ; ainsi, à Tostes, la « grande pièce délabrée qui avait un four (…) servait maintenant de bûcher, de cellier, de garde-magasin » (52) et par conséquent elle perd toute fonction précise. Même la voiture que Charles offre à Emma est faite de pièces rapportées :
« Son mari (…) trouva un boc d’occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crottes en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury ». (53)
Cet aspect disparate est grotesquement renforcé lorsqu’ils se rendent au bal de la Vaubyessard, par l’ensemble des cartons et des colis accrochés un peu partout :
« Une grande malle attachée par derrière et une boîte à chapeau qui était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes ». (54)
Les odeurs et les bruits eux-mêmes participent à ce désordre : on sent par exemple, dans le cabinet de consultation, l’odeur des roux qui vient de la cuisine et, dans la cuisine, on entend la toux des malades.
Au début, pourtant, Emma a cherché à lutter contre ce désordre : elle a fait poser du papier neuf et Flaubert constate qu’elle « savait conduire sa maison » ; (55) mais elle n’a pu résister longtemps et bientôt « elle laissait tout aller dans son ménage », (56) renonçant à rétablir un ordre quelconque, se laissant envahir par la dégradation de la plupart des objets, s’assimilant au décor qui l’entoure : « Elle restait à présent des journées entières sans s’habiller, portait des bas de coton gris ». (56)
En effet, et c’est la dernière caractéristique de ce décor, le cadre dans lequel vit Emma est souvent vieux, plus ou moins délabré : le papier est posé sur une toile mal tendue, la brochure du Dictionnaire des sciences médicales qui se trouve dans le bureau de Charles est usée, la grande pièce délabrée qui s’ouvre sur la cour est « pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d’instruments de culture hors de service, avec quantité d’autres choses poussiéreuses dont il était impossible de deviner l’usage ». (57) Les objets se sont à ce point dégradés qu’ils sont désormais réduits à l’état de « choses », concept qu’analyse C. Duchet en montrant qu’il correspond à la mise à mort de l’objet : « L’objet, même dérisoire ou grotesque est (…) d’abord de la vie ; la chose est de la mort, et comme sa substance ». (58)
Et cela va expliquer la comparaison qu’Emma va employer pour traduire ce qu’est sa vie : « Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord ». (59)
Le grenier, c’est justement l’endroit où l’on rejette tous les objets défigurés, les objets morts, comme cet absurde bouquet de mariée, « le bouquet de l’autre » qu’Emma trouve en arrivant à Tostes et que Charles « alla porter au grenier ». (60)
La vie d’Emma est une collection de choses, de moments inutiles, car le temps est dévastateur : témoins certains objets, tel le curé de plâtre dont la figure se couvre de gales blanches et qui finit par se briser lors du transport de Tostes à Yonville ; tel le propre bouquet de mariée d’Emma, dont les boutons d’oranger ont jauni et dont les rubans se sont effilochés.
Pour montrer ce rôle prépondérant du temps, Flaubert place au milieu du jardin de Tostes un cadran solaire en ardoise, pierre tendre qui évoque plus la fragilité et l’effritement que la solidité.
Yonville non plus n’échappera pas à la destruction du temps. Le mot « ruines » est associé au nom d’Yonville. Flaubert note
« Yonville-l’Abbaye (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen ». (61)
Le temps ici a tout nivelé, effaçant jusqu’au moindre souvenir. Peut-on trouver une image plus frappante que celle utilisée dans le dernier paragraphe de cette description d’Yonville :
« Les fœtus du pharmacien, comme des paquets d’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcool bourbeux ». (62)
Le temps n’est donc jamais source de richesse et ne fait que renforcer l’idée de prison.
Les signes eux-mêmes perdent leur valeur et se figent en une série de gestes. Ainsi, les marques de tendresse que Charles manifeste à sa femme :
« C’était une habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner ». (63)
Tout se répète toujours ; les moments, comme les objets, sont doubles ; au premier mariage de Charles en succède un deuxième ; Yonville se substitue à Tostes ; même la petite fille d’Emma, cet être neuf, portera un nom chargé pour sa mère de souvenirs, puisque c’est celui de Berthe qu’elle avait entendu au bal de la Vaubyessard.
Quand il ne dégrade pas, le temps pétrifie et on retrouve en lui la même continuité que dans la matière : pas de rupture par laquelle pourrait s’échapper le rêve ; les journées se suivent, liées les unes aux autres comme les maillons d’une chaîne, semblables comme les barreaux d’une prison.
« La série des mêmes journées recommença » (64). L’écriture de Flaubert exprime cette monotonie avec cette succession de mots chargés d’une même idée : « série », « mêmes », et le préfixe « re- » qui indiquent la reprise continuelle des mêmes gestes. Les mots « mêmes » et « toujours » sont constamment repris :
« Elle retrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles ». (65) « Cinq ou six hommes, toujours les mêmes ». (66)
« Elle le voyait toujours là ». (67)
Les sonorités, elles aussi, traduisent cette impression d’écho multiplié à l’infini :
« Et la cloche, à temps égaux, continuait sa sonnerie monotone. » (68)
Temps de l’imparfait, de l’infini, du toujours recommencé, comme ce retour de Charles après sa journée de travail :
1 2 3 4 5 6 7 8 9
« Il disait les uns après les autres
1 2 3 4 5 6 7 8 9
tous les gens qu’il avait rencontrés
1 2 3 4 5 6 7 8 9
les villages où il avait été
1 2 3 4 5 6 7 8 9
les ordonnances qu’il avait écrites ; (69)
Rythme monotone, comme le débit de cette conversation, ennuyeux comme l’aspect de ce gros garçon qui termine sa journée en ronflant. Le temps donc par sa monotonie contribue, comme l’a montré G. Poulet, à cette sensation d’étouffement déjà créée par le cadre :
« En avant, en arrière, à perte de vue, la durée s’étend comme une masse temporelle homogène. Mais par un processus que Mallarmé reprendra plus tard dans son sonnet du Cygne, l’on voit cette masse étendue de toutes parts, se rétrécir en raison même de son uniformité ; et les horizons antérieurs et postérieurs qui la composent, s’équivaloir, se confondre, se rejoindre, en sorte que tout se réduit finalement à un seul point d’existence où l’on se fige et où l’on suffoque (…). Le temps est un vide à l’intérieur duquel existe un seul moment, toujours pareil, n’apportant rien ». (70)
Ainsi, Flaubert décrit un monde caractérisé par l’étroitesse, un monde oblong. De plus, ce décor est délabré, rempli d’objets ayant perdu leur beauté, attestant le passage du temps. Cela laisse mal augurer de l’avenir d’Emma. Comment pourrait-il se passer du nouveau dans un décor qui se répète et qui n’est toujours qu’une copie de soi-même : le couvent, les Bertaux, Tostes, Yonville ?
Emma est non seulement enserrée par d’étroites limites extérieures mais elle est, à l’intérieur même de ces limites, comme cernée par un afflux d’objets, de « choses ». Le monde dans lequel elle est condamnée à vivre rappelle celui du duc Arthur d’Amalroës, homme sans âme, que Flaubert décrit dans une de ses premières œuvres comme n’étant que « matière brute et stupide » (71) et dans le château duquel s’entassent pêle-mêle des objets inutiles et tronqués :
« Le reste du salon était occupé par des vieux fauteuils, des harnais usés, quelques selles mangées par les vers et une grande quantité de fagots et de bois sec. Le concierge ne l’ouvrait jamais, si ce n’est pour y pousser quelque chose de vieux et de cassé, qu’il jetait négligemment et qui allait tomber sur un vieux tableau, sur une statue de jardin ou sur les fauteuils dépenaillés ». (72)
Comment les rêves d’Emma pourront-ils éclore dans un monde où triomphe la matière et où Emma elle-même, victime et bourreau à la fois, aide à ce triomphe par le désir de posséder qui la pousse à acheter chez Lheureux ?
Comment ne pas pressentir déjà, à la vue même de ce décor, qu’Emma verra se faner toutes ses illusions ? Et ne peut-on voir un signe dans cette démarche d’Emma qui va chercher la mort dans le capharnaüm d’Homais.
Claudine VERCOLLIER
Victoria Collège
Université de Toronto (Canada)
(1) Madame Bovary, Édition de C. Gothot-Mersch, Paris, Garnier 1971, p. 37
(2) Ibid., p. 41.
(3) Ibid., p. 42.
(4) Ibid., p. 18.
(5) Ibid., p. 19.
(6) Ibid., p. 17.
(7) Ibid., p. 26.
(8) Madame Bovary, p. 26.
(9) J.-P. Richard, Littérature et sensation, p. 197.
(10) Madame Bovary, p. 33.
(11) Ibid., p. 69.
(12) Ibid., p. 71.
(13) Ibid., p. 74.
(14) Madame Bovary, p. 72.
(15) Ibid., p. 72.
(16) Ibid., p. 72.
(17) Philippe Bonnefis, Littérature n° 2, p. 66.
(18) Madame Bovary, p. 86.
(19) Ibid., p. 88.
(20) Madame Bovary, p. 99.
(21) Ibid., p. 65.
(22) Ibid., p. 16.
(23) Ibid., p. 17.
(24) Ibid., p. 65.
(25) Ibid., p. 87.
(26) Ibid., p. 99.
(27) Ibid., p. 128.
(28) Ibid., p. 273
(29) Ibid., p. 322.
(30) Ibid., p. 64.
(31) Ibid., p. 322.
(32) Jean Levaillant, Europe, nos 485 – 487, p. 206.
(33) Madame Bovary, p. 33.
(34) Ibid., p. 33.
(35) J. Levaillant, Europe, nos 485 – 487, p. 206.
(36) Madame Bovary, p. 33.
(37) Ibid., p. 72.
(38) Madame Bovary, p. 60.
(39) Ibid., p. 34.
(40) Madame Bovary, p 16.
(41) Ibid., p. 29.
(42) C. Duchet, Romans et objets : l’exemple de Madame Bovary, Europe, nos 485-487 p 176
(43) Madame Bovary, p. 39.
(44) Madame Bovary, p. 40.
(45) Ibid., p. 42.
(46) Ibid., p. 69.
(47) Ibid., p. 16.
(48) Ibid., p. 17.
(49) Madame Bovary, p. 33.
(50) Ibid., p. 87.
(51) Ibid., p. 72.
(52) Ibid., p. 33.
(52) Madame Bovary, p. 33.
(53) Ibid., p. 34.
(54) Ibid., p. 48.
(55) Ibid., p. 43.
(56) Ibid., p. 68.
(57) Madame Bovary, p. 33.
(58) C. Duchet, Romans et objets : l’exemple de Madame Bovary, Europe nos 485 – 487, p. 198.
(59) Madame Bovary, p. 46.
(60) Ibid., p. 34.
(61) Madame Bovary, p. 71.
(62) Ibid., p. 45.
(63) Ibid., p. 65.
(64) Madame Bovary, p. 65.
(65) Ibid., p. 45.
(66) Ibid., p. 65.
(67) Ibid., p. 66.
(68) Ibid., p. 65.
(69) Madame Bovary, p. 43
(70) G. Poulet, Les métamorphoses du cercle, p. 380.
(71) Flaubert. Rêve d’enfer, Œuvres de jeunesse I, Paris, Conard, 1910, p. 192.
(72) Ibid., p. 192.