Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 52 – Page 8
Flaubert et le « défaut » du genre historique
Le « défaut » du genre historique dans le roman, déclarait Flaubert dans une lettre écrite à Jules Duplan le 14 mars 1868, époque à laquelle il travaillait au premier chapitre de la troisième partie de L’Éducation sentimentale, c’est que la partie historique ne s’unit pas facilement à la partie purement romanesque. On sait que sa conscience de ce danger littéraire ne l’avait pas empêché de se lancer dans le genre historique à plusieurs reprises et de plus d’une manière : répertoire des croyances religieuses d’une civilisation morte dans La Tentation de Saint Antoine ; description d’une certaine culture d’époque dans Madame Bovary ; large évocation de l’antiquité carthaginoise dans Salammbô. Notre intention dans cet article est d’examiner la manière dont l’auteur de L’Éducation sentimentale insère dans son roman les événements de février et de juin 1848.
La lecture de ses premiers projets écrits nous montre que le point de départ de Flaubert avait été l’histoire personnelle des trois personnages principaux : Frédéric Moreau, Arnoux et sa femme. Quelques remarques que l’on relève dans sa correspondance ultérieure nous permettent de suivre l’évolution de sa pensée en ce qui concernait l’élément historico-politique qu’il convenait d’inclure dans le roman. Il y a par exemple la lettre, souvent citée, qu’il écrit à Mlle Leroyer de Chantepie le 6 octobre 1864 : « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; « sentimentale » serait plus vrai ». Dans cette même lettre, le romancier exprime de façon claire l’anxiété que lui inspire son ambition historique : la peur que son récit ne soit « peu amusant », car « les faits, le drame manquent un peu ; et puis l’action est étendue dans un laps de temps trop considérable. Enfin, j’ai beaucoup de mal, et je suis plein d’inquiétudes ». Il semble donc que Flaubert, en commençant L’Éducation sentimentale, ne prévoyait pas une exploitation systématique des événements de 1848 s’il a pu écrire que les « faits » et le « drame » risquaient de manquer dans son récit. La lettre écrite à Duplan presque quatre ans plus tard, le 14 mars 1868, nous donne des indications importantes sur le chemin parcouru par le roman : « J’ai peur que les fonds ne dévorent les premiers plans ; c’est là le défaut du genre historique. Les personnages de l’histoire sont plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là ont des passions modérées ; on s’intéresse moins à Frédéric qu’à Lamartine. Et puis, quoi choisir parmi les faits réels ? Je suis perplexe ; c’est dur ! » On voit que le romancier est en proie à une inquiétude nouvelle : il ne s’agit plus de l’absence de « faits » et de « drame », mais du problème de l’équilibre entre la fiction et l’histoire. On comprend facilement la remarque sur les personnages fictifs, car l’intention de Flaubert était précisément de montrer des individus obscurs et médiocres. C’est pourquoi il a évité toute comparaison directe entre ses personnages inventés et les principaux protagonistes de l’histoire, en excluant pratiquement ceux-ci de son roman. Ce qui était plus difficile, c’était une éventuelle exclusion des grands événements qui risquaient de « dévorer » le premier plan. Sans doute s’agit-il d’un problème inhérent au roman historique, et Flaubert a pu en voir un exemple dans Le Rouge et le Noir, qu’il avait lu plus d’une fois. Stendhal y avait bien défini son dilemme : si un romancier veut donner une description fidèle d’une époque mais n’inclut pas les événements politiques, son tableau est incomplet. Si, par contre, il leur fait une place trop large, son œuvre risque de devenir ennuyeuse et obscure six mois après sa publication, lorsque les événements auront perdu de leur actualité. Même si l’on tient compte du fait que L’Éducation sentimentale retrace des événements qui avaient eu lieu une vingtaine d’années avant la publication du roman et qui, s’agissant d’une révolution réussie et d’une insurrection écrasée, sont plus dramatiques que les machinations cléricales et royalistes montrées par Stendhal, le problème était essentiellement le même pour les deux romanciers. Le tableau historico-politique dans Le Rouge et le Noir n’était pas obscur pour les hommes de 1830, mais il allait le devenir bientôt, et de nos jours les professeurs de lettres qui parlent de ce roman savent qu’ils doivent débuter par des explications historiques. L’Éducation sentimentale ne devrait pas poser de problèmes de compréhension pour la première génération de lecteurs, mais en est-il de même maintenant ?
Quels sont les événements importants de la période mouvementée qui commence en février 1848 avec la chute de la monarchie et se termine avec le coup d’état de Louis Bonaparte ? La liste est longue : les journées d’insurrection de février ; la création de la République ; la prolifération des clubs révolutionnaires ; les nombreuses manifestations et contre-manifestations à Paris ; les troubles à Rouen, Lyon et ailleurs ; l’invasion de l’Assemblée par une foule de « républicains rouges » en une tentative de coup d’état ; l’épisode sanglant de l’insurrection de juin et son écrasement. Une seconde phase commence avec la réaction provoquée par le soulèvement de juin. Parmi les faits marquants, il y a l’emprisonnement et la transportation d’un nombre d’insurgés ; la promulgation d’une nouvelle constitution ; l’élection de Louis Bonaparte à la présidence de la République ; l’apparition d’une assemblée conservatrice, hostile à la république ; la loi Falloux en faveur de l’Eglise ; enfin le coup d’état de 1851. Il est évident que Flaubert, soucieux d’éviter l’alourdissement de son récit, a fait un choix sévère parmi ces faits. Il a évité notamment l’incident de la violation de l’assemblée en mai 1848, événement curieux dont les journaux, par exemple la Presse du 15 mai, avaient donné une description vivante, dramatique et en même temps légèrement comique : combinaison qui semble faite pour plaire à un romancier. Craignant de remplir son roman d’actions de cette espèce, Flaubert a préféré donner une description ironique, et assez longue, d’un club politique dont il invente le nom : le Club de l’Intelligence. Son intention est de montrer l’état de certains esprits plutôt que de s’attarder sur les événements qui en ont résulté. On imagine que si Stendhal, avec sa conception plus souple, avait écrit un roman sur les événements de 1848-1851, il n’aurait pas craint de les exploiter librement, de même qu’il aurait été moins discret en ce qui concerne le rôle de Louis Bonaparte. Mais Stendhal était mort, et avec lui une époque littéraire dont le trait principal n’était pas la discipline. La méthode de Flaubert consistait à réduire et à comprimer les faits de l’histoire. Mais cette technique narrative, efficace pour ceux qui lisaient le roman en 1870, peut l’être moins pour ceux qui l’ouvrent de nos jours.
De quelles connaissances préalables doit disposer un lecteur pour comprendre L’Éducation sentimentale ? Il y a d’abord une question de détails : par exemple pourquoi criait-on « À bas Guizot », et pourquoi l’Anglais Pritchard était-il exécré par ceux qui se donnaient le titre de « patriotes » ? Bien entendu, le vrai problème ne se situe pas à ce niveau, ce genre de détail pouvant être élucidé par une courte note, supplément à peine nécessaire de savoir, c’est l’opinion du romancier sur la cause profonde, s’il y en a une, de la révolution de février 1848, et celle de l’insurrection de juin. Comme il va de soi, les hommes de l’époque étaient d’avis différents quant à cette cause. L’opinion des uns était qu’un rôle important avait été joué par des conspirateurs ; l’autre opinion principale, qui semble prévaloir de nos jours, est que la révolution de février 1848 a eu lieu comme par accident, n’ayant été prévue par personne, pas même par les bénéficiaires. En effet, on peut s’interroger sur la suite vraisemblable des événements : que serait-il advenu si la fusillade du boulevard des Capucines n’avait pas eu lieu ? Dans un article précédent, nous avons vu que Flaubert donne une interprétation personnelle mais discrète des événements politiques de 1848, rejetant notamment la thèse de la conspiration générale. Voulant éviter toute apparence de didactisme, le romancier a préféré donner un ensemble de détails permettant au lecteur de se rappeler ou de s’imaginer la totalité des événements. Voulant également empêcher l’élément historique de déborder les limites prévues, Flaubert sentait la nécessité, comme nous l’avons vu, d’exercer un choix rigoureux parmi les détails multiples offerts par ses sources documentaires.
Considérons la manière dont le romancier utilise certains incidents réels qui constituaient cet élément « dramatique » au sujet duquel iI avait exprimé son inquiétude. Les principales actions historiques qui trouvent place dans la troisième partie de L’Éducation sentimentale sont l’assaut contre le poste du Château d’Eau et l’irruption de la foule dans le palais des Tuileries. Or, Flaubert avait assisté personnellement à ces événements, ce qui nous amène à établir une distinction entre eux et ceux qui peuvent venir essentiellement de sources documentaires. Si l’on cherche dans le roman les actions précises qui ont été empruntées à ces sources écrites, on trouve par exemple la colonne d’étudiants qui s’avance et le cheval de garde municipal qui tombe le soir de la fusillade du boulevard des Capucines ; on trouve les réunions d’ouvriers avant l’insurrection de juin, et l’incident de l’insurgé fusillé dans la prison. C’est-à-dire que la liste est très courte, si on la compare avec ce que contenaient les journaux de 1848, source documentaire que Flaubert a consultée comme on le sait. En effet, des journaux comme le Commerce, le National, la Presse et le Constitutionnel lui offraient une foule de détails dramatiques ou bizarres. Dans L’Éducation sentimentale, pourtant, les événements du 23 février, prélude à la célèbre fusillade, sont résumés très sommairement et de manière à donner l’impression que les combats de cette journée étaient sans importance. Une lecture des journaux fait comprendre que Paris était troublé par de nombreuses scènes violentes : la barricade immense surmontée d’un drapeau rouge rue Vieille-du-Temple, l’orateur qui y monte pour braver l’armée et qui est abattu par une balle ; la troupe qui essaie de contenir la foule en la menaçant de l’arme blanche, et qui finit par tirer ; des officiers de la garde nationale qui veulent séparer la foule et la troupe ; les lueurs d’incendie sur la ville. La fusillade du boulevard des Capucines est racontée de façon énergique et concise par plusieurs journaux, la Démocratie pacifique par exemple : la foule qui s’approche sans défiance d’un régiment d’infanterie, le feu roulant fait sans sommation par une partie des militaires, la population exaspérée qui cherche des armes, le tocsin qui sonne. Il est clair que le récit de Flaubert est bien plus simple que ce qu’il aurait été s’il avait cédé à la tentation offerte par ses sources documentaires. Autre exemple : sa description de l’irruption de la foule dans le palais, fondée essentiellement sur ses observations personnelles (qui dans le roman deviennent celles de Frédéric), exclut quelques détails frappants que Flaubert a dû lire au cours de ses recherches. Il inclut le fait que le trône a été porté en triomphe par le peuple, chose que Frédéric pourrait voir de ses yeux, mais n’utilise pas la suite de l’affaire : le fauteuil symbolique traîné de barricade en barricade et enfin brûlé place de la Bastille. Dans la partie du roman qui relate l’insurrection de juin, la même discipline rigoureuse est visible. En effet, bien qu’il fût absent de Paris lors des journées de juin, Flaubert aurait pu emprunter aux journaux un nombre d’incidents dramatiques pour les ajouter aux deux seuls qu’il choisit : l’action courageuse attribuée à son personnage Dussardier et l’assassinat commis par Roque. Notons en passant que les journaux de juin 1848 lui offraient plus d’une action qui ressemble à celle de Dussardier : le Siècle, par exemple, rapportant comment un certain commandant Mori s’est précipité sur une barricade pour arracher un drapeau à un insurgé. D’autres journaux racontaient des incidents semblables où des porte-drapeaux des insurgés se laissaient abattre sur les barricades : faits vrais que Flaubert a pu réunir et simplifier dans l’action prêtée à Dussardier. On comprend que le romancier ait renoncé à l’inclusion pure et simple du grand nombre de faits extraordinaires et authentiques enregistrés par la presse, et dont nous avons cité quelques exemples. C’est avec une grande sobriété, avec réticence même, qu’il a utilisé les journaux de 1848, ne conservant qu’une petite partie des détails dramatiques et visuels offerts par cette source.
Etant donné le caractère restreint de la dette du romancier envers les journaux, que peut-on dire du nombre considérable de notations visuelles sans source documentaire connue, venant soit des observations personnelles de Flaubert, soit de son imagination ? Relatant le commencement des troubles de Février, le roman contient les phrases suivantes : « Des hommes des faubourgs passaient, armés de fusils, de vieux sabres, quelques-uns portant des bonnets rouges, et tous chantant la Marseillaise ou les Girondins. Çà et là, un garde national se hâtait pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au loin, résonnaient ». Partout on voit le même souci : montrer le côté pittoresque et visuel, mais de manière sobre et sans souligner ce qu’il y a de violent et de dramatique dans l’événement. Aussi le romancier indique-t-il les lampions et les lanternes vénitiennes, « guirlandes de feux » qui expriment la joie de la population lors de la chute de Guizot, et la foule sombre où brillent des blancheurs de baïonnettes. De même, il ne se contente pas d’informer le lecteur que les gardes nationaux crient leur joie, mais précise qu’ils sont « rouges d’enthousiasme » et qu’ils brandissent leurs sabres. Fait important, il s’abstient de toute description réelle du massacre du boulevard des Capucines : la fusillade et ce qui l’a déclenchée ; le pavé jonché de cadavres ; la foule qui court aux armes. Citons, par contraste, la description que Marie d’Agoult a donnée du cortège sinistre après la fusillade : « Dans un chariot attelé d’un cheval Diane, que mène par la bride un ouvrier aux bras nus, cinq cadavres sont rangés avec une horrible symétrie. Debout sur le brancard, un enfant du peuple, au teint blême, l’œil ardent et fixe, le bras tendu, presque immobile, comme on pourrait représenter le génie de la vengeance, éclaire des reflets rougeâtres de sa torche, penchée en arrière, le corps d’une jeune femme dont le cou et la poitrine livides sont maculés d’une longue traînée de sang. De temps en temps, un autre ouvrier, placé à l’arrière du chariot, enlace de ses bras musculeux ce corps inanimé, le soulève en secouant sa torche, d’où s’échappent des flammèches et des étincelles, et s’écrie en promenant sur la foule des regards farouches : « Vengeance ! Vengeance ! on égorge le peuple ! » « Aux armes ! » répond la foule ; et le cadavre retombe au fond du chariot, qui continue sa route, et tout rentre pour un moment dans le silence. L’Enfer de Dante a seul de ces scènes d’une épouvante muette. Le peuple est un poète éternel, à qui la nature et la passion inspirent spontanément des beautés pathétiques dont l’art ne reproduit qu’à grand’peine les effets grandioses. […] Après une courte halte, le cortège reprend sa route et s’enfonce dans les faubourgs. Arrivé sur la place de la Bastille, on dépose les cadavres au pied de la colonne de Juillet ; les torches consumées s’éteignent, on se disperse. Les uns courent dans les églises et sonnent le tocsin ; d’autres frappent aux portes des maisons et demandent des armes. On aiguise le fer ; on coule du plomb ; on fabrique des cartouches. Les barricades se relèvent de toutes parts. Le fantôme de la République se dresse dans ces ombres sinistres ; la royauté chancelle. Les morts ont tué les vivants. Le cadavre d’une femme a plus de puissance, à cette heure, que la plus valeureuse armée du monde ». (Histoire de la Révolution de 1848, l, chapitre IX).
Il n’était évidemment pas question, pour Flaubert, de s’inspirer directement de cette page dramatique, qui montre les qualités littéraires d’un ouvrage dont on entrevoit l’influence plus d’une fois dans L’Éducation sentimentale (1) Mais le contraste entre les méthodes narratives des deux écrivains est si grand qu’il nous aide à voir ce qu’il y a de particulier dans celle de Flaubert. Là où Marie d’Agoult a voulu un récit complet, explicite et directement émouvant, Flaubert mentionne à peine le cortège funèbre et emploie une technique impressionniste pour la fusillade. En effet, il précise seulement que c’est « un bruit pareil à un craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire ». C’est dire que la méthode de Flaubert consiste à se fier au pouvoir évocateur du langage figuré : le déchirement de la pièce de soie suggère la rupture de l’équilibre social par le massacre. La même méthode sobrement allusive est visible dans un nombre d’évocations précises. Citons le texte du roman dans l’épisode de l’irruption de la foule dans le palais : « C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules si impétueusement que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsion irrésistible ». On voit la même intention esthétique, le désir de transformer les faits bruts par une utilisation habile du langage figuré, dans une autre description de foule, de celle qui se réunit dans les quartiers populaires juste avant l’insurrection de juin : « De la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin, cela ne faisait plus qu’un grouillement énorme, une seule masse d’un bleu sombre, presque noir. Les hommes que l’on entrevoyait avaient tous les prunelles ardentes, le teint pâle, des figures maigries par la faim, exaltées par l’injustice. Cependant, des nuages s’amoncelaient ; le ciel orageux chauffant l’électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur elle-même, indécise, avec un large balancement de houle ; et l’on sentait dans ses profondeurs une force incalculable, et comme l’énergie d’un élément ». Il n’est pas nécessaire de savoir que Flaubert n’avait pas été à Paris en juin 1848, pour sentir que cette description naît essentiellement de son imagination. La métaphore choisie est autre chose qu’une décoration extérieure, car elle contient un commentaire sur la nature même de la société de l’époque, avec ses courants dangereux et ses tempêtes violentes. Il est donc juste de défendre Flaubert contre une éventuelle accusation d’esthétisme et de froideur. Voulant éviter la manière de Victor Hugo dans Les Misérables, roman qui l’avait irrité par ses procédés de mélodrame et ce qu’il considérait comme une grosse flatterie envers le Peuple, Flaubert cherche à favoriser un certain détachement intellectuel chez ses lecteurs. C’est pour cette raison qu’il évite l’inclusion d’un grand nombre d’actions courageuses et émouvantes offertes par la réalité historique. De même, les détails visuels choisis par lui concernent souvent des faits sans importance apparente : l’aspect extérieur des choses et des hommes. On le voit dans les phrases consacrées au « grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur ». Un exemple frappant est fourni par le détail suivant, que nous citons en entier : « Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on aperçut un vieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours. D’une main, il tenait un rameau vert, de l’autre un papier, et les secouait avec obstination. Enfin, désespérant de se faire entendre, il se retira ». Le sens complet de l’incident est obscur pour la plupart des lecteurs, et l’était sans doute aussi pour beaucoup lors de la publication du roman. En effet, combien d’entre eux savaient qu’il s’agissait d’un émissaire du palais monté sur le propre cheval de Louis- Philippe, portant encore la selle de parade sur laquelle le roi venait de passer les troupes en revue, et qui servait maintenant à montrer à la foule l’acte d’abdication dont l’encre était à peine sèche : détails se trouvant dans l’ouvrage de Marie d’Agoult ? Est-ce que le lecteur du roman de Flaubert a besoin de les connaître ? Comme nous l’avons rappelé, le romancier avait assisté personnellement à l’assaut contre le poste du Château d’Eau, lieu de l’événement, et il est possible qu’il a vu l’émissaire sur un cheval blanc sans en comprendre la signification dramatique. C’est la même compréhension partielle qu’il attribue à son protagoniste Frédéric, observateur médiocre qui est notre guide principal à travers les événements. Frédéric tourne le dos lorsqu’il entend la fusillade du boulevard des Capucines, et explique à Rosanette qu’on casse quelques bourgeois. Bien entendu, le romancier ne partage pas cette indifférence, ne tourne pas le dos au grand drame historique dans lequel il situe les amours de Frédéric. Il cherche à communiquer au lecteur un certain détachement que l’on peut qualifier d’ironique, mais qui doit lui permettre de juger sans excès d’émotion. C’est pour une raison semblable que le romancier met un écran entre le lecteur et certaines situations et événements historiques, aperçus à travers une sorte d’opacité voulue, comme c’est le cas de l’émissaire à cheval blanc. L’ambition de Flaubert en recréant la situation de 1848 a été de respecter les faits de l’histoire tout en sauvegardant les droits de l’imagination. Mais dans son désir de réduire la masse de faits offerts par la réalité, et d’éviter le caractère cohérent et explicite, mais statique et didactique du traditionnel récit historique, Flaubert nous a laissé un tableau dont l’opacité partielle s’est épaissie avec le temps. Nous en concluons que le « défaut » du roman historique est un problème réel, et sa conscience du fait a permis à Flaubert de trouver une solution qui est bonne sans être parfaite. Le problème se pose surtout lorsqu’un romancier se fait l’historien d’un passé récent, comme l’on fait Stendhal et Flaubert. Walter Scott, dont les romans faisaient revivre les sociétés des siècles passés, avait une tâche moins difficile. Il en avait été de même pour Flaubert en écrivant Salammbô, roman qui, supposant moins de connaissances préalables chez le lecteur, a cet avantage sur L’Éducation sentimentale.
Richard BOLSTER
Université de Bristol
Angleterre
1. – Voir l’article de G. Guisan, RHLF., avril-juin 1958