Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 52 – Page 35
Une lettre concernant Madame Bovary
Nous avons publié dans le précédent bulletin l’article révélateur de Georges Dubosc paru dans le Journal de Rouen, en novembre 1890, concernant les origines possibles de Madame Bovary. Cette publication fut suivie le 2 décembre suivant par une lettre complémentaire non signée.
Finalement, on apprit qu’il devait s’agir du fils Jouanne, devenu pharmacien dans le bourg de Ry, à la place de son père. Ce dernier n’était pas le prototype de Homais, car il était personnellement clérical et conservateur. Le fils par contre était plus ouvert au progrès et il aida à la formation de plusieurs sociétés de caractère philanthropique dont la Maison Rurale. Cette lettre que nous publions est intéressante à la fois par son style et certaines espérances qui n’aboutirent jamais, notamment le passage d’une ligne de chemin de fer dans ce bourg-marché. Son père avait été témoin de la vie conjugale des époux Delamare et de l’empoisonnement de l’épouse, donnant des détails autres que ceux développés dans le roman. Le fils dut les entendre de la bouche de son père. Il est intéressant de la faire connaître à nos lecteurs.
A.D.
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Journal de Rouen, mardi 2 décembre 1890.
La véritable madame Bovary
À propos de l’article que nous avons dernièrement publié sur la véritable Madame Bovary, nous avons reçu la lettre suivante :
Monsieur le Rédacteur,
L’article paru dans le Journal de Rouen sur la véritable Madame Bovary contient quelques inexactitudes que je crois devoir vous signaler. Non que ces inexactitudes soient d’une bien grande importance, mais ne serait-ce que pour satisfaire la curiosité de vos nombreux lecteurs, il me paraît utile de les rectifier et je compte pour cela sur le zèle que vous apportez en toute circonstance à vous rallier toujours à l’exacte vérité.
Tout d’abord, la petite bourgade de Ry que l’auteur dépeint comme un village isolé où l’on ne peut trouver que l’ennui, n’est pas aussi triste qu’on pourrait se le figurer après cette assertion. Pour l’homme qui aime les charmes de la campagne, elle offre au c ontraire beaucoup de séductions. On y trouve dans le voisinage de belles promenades et des sites très pittoresques qui ne le cèdent en rien aux beautés de la Suisse. Sans compter que c’est un séjour des plus salubres. Ce petit bourg, qui avait dans le passé une certaine importance, car il était lors de la Révolution chef-lieu de canton et possédait même autrefois une haute cour de justice, ce petit bourg déchu de ces avantages est toujours le centre agricole et commercial des communes importantes qui l’environnent et n’est pas resté ce qu’il était lorsque eurent lieu les événements dans lesquels Gustave Flaubert a puisé les éléments de son beau livre sur Madame Bovary.
Ces halles couvertes en tuile et soutenues d’une vingtaine de poteaux en bois et dans lesquelles se trouvait enclavée la prison d’État où étaient enfermés les criminels avant leur jugement, ces vieilles halles n’existent plus depuis longtemps. Elles ont été remplacées par de nouvelles constructions qui enveloppent la mairie de deux côtés et ne font plus qu’un seul corps avec elle. Celle-ci, surbaissée d’un étage pour s’harmoniser avec ces nouvelles halles, n’a plus maintenant qu’un étage qui se confond avec celui qui surmonte les halles et dans lequel sont aménagés une vaste salle de réunion, les salles d’étude de l’école primaire de garçons et des magasins à blé. C’est dans une partie de ces constructions qu’un Rouennais, feu Ernoult-Joltrait, banquier, avait eu l’idée peu de temps avant sa mort d’établir le siège d’une association agricole analogue aux syndicats actuels, mais plus complète encore, idée qui, malheureusement pour notre petit bourg, ne se réalisa point. La plupart des maisons ont été également reconstruites à neuf et notamment la maison où se passa le drame de Madame Bovary, qui n’est pas celle que la route de Blainville-Crevon a fait disparaître. D… (le vrai Bovary) a bien habité celle-ci. Quand il épousa la malheureuse Emma, il habitait une autre maison située sur l’autre côté de la Grande-Rue de Ry, presque en face, maison qui a été remplacée par une autre construction plus moderne et dans laquelle se trouve aménagée aujourd’hui une étude d’huissier.
Ainsi, vous le voyez, tout est transformé dans ce petit bourg et vienne le moment où le réseau des chemins de fer de la vallée de l’Andelle sera construit, alors ce petit bourg, trop peu connu pour le moment, ne tardera pas à devenir le rendez-vous de nombreux excursionnistes, résultat auquel l’administration locale pourra fortement contribuer pour peu qu’elle s’inspire des idées de progrès.
Parmi les inexactitudes de l’article qui fait l’objet de cette lettre, je dois dire qu’il y a une erreur dans le fait que Gustave Flaubert aurait tenu du vieux pharmacien de Ry tous les renseignements qu’il a utilisés pour la confection de son beau roman. Ce n’est pas de ce pharmacien, dont le caractère était tout l’opposé de celui que lui prête Gustave Flaubert, qu’il tenait ces renseignements, et moi-même j’ai entendu ce pharmacien, après la lecture du livre de Flaubert, témoigner le regret qu’il ne l’eût pas consulté, parce qu’il aurait fait connaître une scène des plus émouvantes qui eut lieu au lit de mort de Madame Bovary et dont le génie de Flaubert aurait pu tirer grand parti pour son œuvre. Cette scène, le vieil apothicaire en fut l’un des principaux acteurs, appelé près de la malheureuse femme et pendant que D… (le véritable Bovary) se roulait désespéré et incapable de rien, il essayait d’obtenir de la mourante qu’elle lui fit l’aveu de ce qu’elle pouvait avoir pris pour s’empoisonner. Mais elle ne voulait rien dire, elle voulait mourir. Alors le pharmacien eut une inspiration : il court chercher la petite fille d’Emma et l’apporte sur le lit de sa mère… Je laisse à l’imagination du lecteur le soin de reconstituer cette scène émouvante. La malheureuse mère allait-elle priver à jamais son enfant de ses bons soins et de son affection. Non, cela n’était pas possible. Aussi, aux paroles que lui adresse le pharmacien, elle fond en larmes et avoue qu’elle s’est administrée une très forte dose d’arsenic qu’elle a trouvé non dans l’armoire du pharmacien, mais parmi une collection de toutes sortes de drogues que son mari avait remises dans un grenier. Alors, on administre à l’infortunée un contre-poison en pleine connaissance de cause. Malheureusement, le poison avait fait de trop grands ravages : le salut était impossible.
Voilà, Monsieur le Rédacteur, l’exacte vérité.
Veuillez agréer…
L’un de vos lecteurs assidus,
habitant de Ry depuis 63 ans