Sur le Château des cœurs

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 52 – Page 37

 
 

Sur le Château des cœurs

 

La critique littéraire n’utilise pas suffisamment les deux revues hebdomadaires et illustrées que furent au siècle dernier l’Illustration et le Monde Illustré. Elles ont répandu le goût des lettres en même temps que les événements. Dans le Monde Illustré, nous avons retrouvé un article de Jules Noriac, qui, de semaine en semaine, publiait en tête de la revue une sorte d’éditorial sous le titre de Courrier de Paris, à la date du 15 mai 1880, la semaine suivant la mort de Flaubert ; l’ayant connu, il rappelle l’aventure de sa féérie le Château des Cœurs et donne les véritables motifs pour lesquels elle ne pouvait être jouée.

***

Gustave Flaubert est mort.

Il n’était pas encore enterré qu’une foule de jeunes plaisantins désirant donner le la à la postérité, qui ne leur donnera jamais rien à eux, avaient déjà porté un jugement en règle sur l’auteur de Madame Bovary.

Mon Dieu oui, comme cela, entre la poire et le fromage, en deux temps trois mouvements la chose s’est trouvée faite. Un journal du matin a annoncé qu’il n’était plus, tous les journaux du soir ou à peu près ont annoncé ce qu’il avait été et ce qu’il serait dans les temps qui vont suivre. Comme cela ferait rire si on avait le cœur à rire.

Voilà qui est entendu, maintenant la postérité commence cinq minutes après la mort d’un homme supérieur, et en revenant de son enterrement on parle d’autre chose.

Les Vapereau futurs n’auront pas grand chose à mettre dans leurs dictionnaires.

La première chose qu’il faut dire de Flaubert parce qu’elle l’honore singulièrement, c’est que jamais homme ne sut ranger autour de lui des amitiés plus sincères et en aussi grand nombre. Pourtant l’auteur de Salammbô n’avait rien d’attrayant au premier abord.

Son regard était pour la foule, dédaigneux et dur. Sa tenue rappelait celle de l’officier de cavalerie aisé qui s’habille en bourgeois à ses moments perdus, et il y avait dans l’ensemble de son visage plus de dureté que d’énergie.

Tout cela devait fondre à certains moments, s’il faut en croire ceux qui vécurent dans son intimité et qui, hommes et femmes, le proclamèrent charmeur par excellence.

Je n’ai jamais beaucoup cru à ces métamorphoses du coin du feu ; la vérité, c’est que Flaubert n’était pas banal, et qu’après avoir fait un choix très restreint, il s’était donné tout entier à quelques amitiés qui lui sont demeurées fidèles jusqu’à la mort.

Dernièrement on avait fait grand bruit de la fameuse féérie du Château des Cœurs, qui vient d’être éditée par un journal de luxe.

Flaubert, dit-on, aimait à retracer les voyages inutiles de cette pièce dans les différents théâtres de Paris, et la semaine dernière encore, un de mes confrères s’écriait : « Flaubert porta sa féérie aux Variétés, les directeurs la refusèrent ». Et mon confrère ajoute sarcastiquement et du haut de son autorité : « Ils ne la trouvaient pas assez littéraire ! »

Les directeurs des Variétés, mon cher confrère, étaient Hyppolyte Cogniard et moi. Voilà, si vous le voulez bien, l’histoire vraie du Château des Cœurs au boulevard Montmartre. Croyez bien que si je vous raconte cette histoire, c’est moins pour me mettre en scène que pour être agréable aux biographes d’un homme de grande valeur dont les faits et gestes intéressent tout le monde.

Il y avait trois jours à peine que j’avais pris une moitié de la direction des Variétés, lorsqu’un bon ami à moi, Gustave Claudin me vint voir le soir.

On jouait le Chapeau de paille d’Italie.

Claudin, après avoir lutiné Mlle Renault, me dit :

— J’ai une affaire incommensurable à te proposer.

— Je t’écoute.

— Que dirais-tu d’une féérie de Flaubert ?

— Flaubert a une féérie.

— Oui, le Château des Cœurs.

— Et où demeure Flaubert ?

— Aux environs de Rouen.

— Bon, je pars à l’instant.

— Pour où ?

— Pour Rouen.

— Comme tu te montes.

— Mais on se monterait à moins. J’arriverai à temps pour le train poste.

— Inutile de te déranger, Flaubert arrive demain ; je lui dirai ton empressement, il en sera touché.
Je ne dormis pas de la nuit.
Le lendemain, rien ; le surlendemain, rien encore.
Le troisième jour, n’y tenant plus, j’allai déjeuner avec Claudin.
— Calme toi, me dit mon excellent confrère, l’affaire est entendue ; Flaubert est très touché de ton empressement. Je lui ai dit que tu tenais à honneur d’inaugurer ta direction par une œuvre littéraire ; c’est une affaire entendue.

J’attendis huit jours ; enfin, un soir, Claudin me dit :
— Comment es-tu avec Bouilhet ?

— On ne peut mieux.

— Il ira te voir demain pour causer de la féérie de Flaubert ; il en est.
En effet, le lendemain, Louis Bouilhet arriva en compagnie du comte d’Osmoy, qui n’était pas encore député ; mais qui était déjà l’homme aimable et sympathique que tout le monde connaît. M. d’Osmoy était aussi de la pièce, cela se concevait ; les trois amis avaient passé leur hiver à creuser une idée qui appartenait à Flaubert, je pense, et qui consistait en cette proposition :
« À quoi bon de chercher dans le fantastique, dans le domaine de l’invraisemblable puisque tout est fantastique dans l’ordre ordinaire des choses ».

— Eh bien, demandai-je, où est la pièce ?
Un sourire parcourut les lèvres de nos visiteurs, et Bouilhet me parut fort embarrassé. M. d’Osmoy prit la parole et me fit la grâce de me dire que mon admiration pour le talent de Flaubert le mettait fort à son aise ; que Flaubert était un maniaque, qu’il avait de la peine à se décider à lâcher sa pièce, mais qu’on l’y amènerait. Je pouvais me fier à lui et à Bouilhet.
À quoi je répondis que je mettais les intérêts du théâtre dans leurs mains.
À quelque temps de là, je reçus un mot de Bouilhet ; nous devions dîner le surlendemain chez Véfour : le maître, lui Bouilhet, le comte d’Osmoy et moi.
Le régal fut fort honnête, mais ne fut point marqué par les accents d’une folle gaieté.
Au dessert, Flaubert me dit :

— Vous allez donc jouer ma pièce ?

— Avec une joie et un empressement que vous ne sauriez concevoir.

— Si, l’on m’a parlé de ça. Mais, dites moi, vous avez un associé ?

— Oui.

— Cogniard ; mais il a fait des fééries dans le temps ?

— En effet, la Biche au bois, la Chatte blanche et mille autres.

— Ça ne le contrariera-t-il pas de jouer la mienne ?

— Il n’y a aucun rapport…

— J’aime à le penser, fit Flaubert avec majesté.

— Du reste, j’ai carte blanche, et je suis prêt à vous signer un traité en blanc, mon cher maître ; vous n’aurez qu’à l’emplir.

— Mais non, faisait Bouilhet.

— Nous avons le temps, disait le comte d’Osmoy.

— Votre parole me suffit, reprit Flaubert ; d’abord, parce que je sais que vous êtes un galant homme, et puis, comme vous pensez bien, je ne suis pas embarrassé de ma pièce ; peut-être, serait-elle mieux à la Porte Saint Martin, à la Gaieté ou au Châtelet. Je ne vous cache pas que si je vous ai donné la préférence, c’est pour faire plaisir à Claudin.

Je m’inclinai.

Pendant la nuit, je lisais le manuscrit.

Tous ceux qui suivent le mouvement littéraire, connaissent aujourd’hui le Château des Cœurs. Je n’ai donc plus à le juger.

Peu importait, selon moi, que la pièce de Flaubert fut bonne ou mauvaise ; c’était une pièce de Flaubert, et voilà tout ; le public en ferait des choux ou des raves, cela le regardait.

Notre responsabilité était sauvegardée par le grand nom de l’auteur ; le pavillon couvrait la marchandise.

Cogniard de son côté, avait lu la pièce.

— C’est la féérie que devait écrire M. Flaubert, me dit-il.

— Ce n’est pas un jugement, cela.

— Comme prose, ça peut valoir quelque chose ; comme théâtre, ce n’est rien, moins que rien. Il y a de ci de là, des idées étranges qui n’atteindront pas le public.

— Que faire ?

— Rien.

— J’ai donné parole.

— Tranquillise toi, Flaubert ne laissera pas couper un mot de sa pièce.

— Certainement.

— Eh bien, elle est injouable ; elle dure sept heures à la lecture. En supposant seulement deux heures d’entr’actes, ça ferait neuf. Il faudrait lever la toile à trois heures de l’après-midi et écouter tout ça sans dîner.
Je transmis notre opinion à MM. d’Osmoy et Bouilhet, qui ne parurent point surpris.

— Nous savions cela, dirent-ils.
Ils nous prièrent de ne pas nous impatienter ; ils allaient établir un siège régulier pour obtenir les coupures les plus nécessaires. M. d’Osmoy paraissait plein d’espoir ; mais le poète rouennais secouait lentement sa bonne grosse tête en homme qui n’est pas bien sûr de son affaire.

— Il ne coupera rien, fit-il.

Et il ajouta :

— Ce n’est pas par vanité, c’est par conviction.

Voici comment, voici pourquoi le Château des Cœurs ne fut pas joué aux Variétés.

Maintenant va-t-on faire des coupures ?

J’espère que non.

Plus le temps marche et plus je suis d’avis que cette pièce fera mieux dans la vie mondaine que sur une scène de Paris.

Avant le Candidat on aurait pu se faire illusion ; après ce n’est pas possible.

Flaubert n’entendait rien au théâtre, pas plus que Th. Gautier et Balzac.

Ce qui n’empêche pas le premier acte de Quinola et le troisième de la Marâtre d’être des chefs-d’œuvre.

Gustave Flaubert était entré d’emblée dans la gloire ; mais il y était entré tard.

Ce fut au procès fait à Madame Bovary, entachée d’immoralité, que cette personne dut son succès immédiat ; sans le procès, il eût fallu un an peut-être pour épuiser la première édition.

Quand on lit les considérants de l’assignation, il suffit de jeter les yeux sur quelques pages de Nana pour comprendre que sous la République le mot liberté n’est pas un vain mot.

En disant ceci, c’est l’Empire que j’entends blâmer.

Jules Noriac