Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 53 – Page 36
Voltaire et Rousseau, vus par Gustave Flaubert
Voici cette année deux siècles que Voltaire et Rousseau sont morts à quelques semaines l’un de l’autre. Leurs écrits autant que leur vie agitée et mouvementée continuent encore à passionner des érudits et des esprits cultivés, tant leurs pensées et opinions semblent avoir pesé sur leur siècle et le suivant et avoir déterminé de grands événements comme la Révolution Française. L’un et l’autre ont été des témoins curieux de leur siècle et ont pressenti que la société dans laquelle ils vivaient était anachronique, essoufflée et vermoulue, ils ont toujours de nos jours des amis fervents et des ennemis irréductibles comme de leur vivant. Le double centenaire de cette année les remet côte à côte, alors que de leur vivant, après s’être quelques années estimés et félicités réciproquement, ils se sont par la suite publiquement brouillés et détestés : une différence de pensée et presque de génération avant tout. L’un et l’autre avaient un style particulier se reliant à celui de leur époque, ce style envié du XVIIIe siècle, simple, clair, précis, harmonieux avant que le jargon des techniques soit venu l’encombrer et le détériorer. Nous avons le sentiment qu’ils écrivaient mieux et plus facilement que nous. Nous le regrettons et les envions.
On a donc reparlé d’eux abondamment pendant quelques semaines pour ce centenaire. On les a réveillés de leurs tombes du Panthéon, dans la presse sérieuse, à la radio et à la télévision. Des revues littéraires leur ont consacré de longs articles écrits par des spécialistes, familiers de leur œuvre, les uns avec une ferveur renouvelée, d’autres avec le regret de l’influence qu’ils ont pu avoir sur notre histoire nationale, mais, dans l’ensemble, leur hostilité a été plus faible que lors du premier centenaire de leur mort en 1878, surtout du côté de la fraction catholique. Les progrès de l’histoire économique ont fait apparaître d’autres raisons plus logiques et plus circonstanciées sur les causes profondes de la Révolution Française, mais il serait absurde de nier que Voltaire et Rousseau n’aient pas agi avant terme dans le sens de l’histoire, sans ce qui lentement et brutalement devait venir au jour, en 1789, vingt ans après leur mort. Voltaire n’écrivait-il pas au marquis de Chauvelin, en avril 1764 : « Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche qu’on éclatera à la première occasion ; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de grandes choses… ». Mais ce que le catholicisme militant lui a le plus reproché, c’est d’avoir lancé le cri de « Écrasons l’infâme », l’infâme, pour Voltaire, c’était toutes les superstitions et l’intolérance qui étaient puissantes de son vivant. D’avoir vécu en Angleterre, il en avait apprécié l’esprit de liberté, l’amour de la science. Rousseau, genevois protestant, catholique un moment, revenu à la foi de ses pères, irritait moins que Voltaire. Lors du passage du premier centenaire, Voltaire venait largement en tête pour cette célébration et Rousseau fut presque oublié. De nos jours, Rousseau a pris le devant de la scène, tandis que Voltaire s’est un peu estompé. La République avait alors huit ans et elle était encore mal assurée de sa continuité. L’Église catholique militante de 1878 regrettait les rois et les empereurs qu’elle sacrait. Elle exécrait Voltaire pour maintes raisons, pour avoir pris fait et cause envers les protestants Callas et Sirven : l’œcuménisme n’était pas encore à l’horizon. Mais elle lui reprochait aussi d’avoir écrit la Pucelle d’Orléans qu’elle jugeait irrévérencieuse. Ce centenaire fut la cause de la reprise de la publicité pour la sanctification de Jeanne d’Arc, lancée vingt ans auparavant par Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, et qui était tombée avec la guerre de 1870. À Rouen, les catholiques allèrent fleurir la statue de Jeanne d’Arc, place de la Pucelle, au jour même que la municipalité parisienne célébrait Voltaire : on devine quel était le climat social d’alors. Aujourd’hui, sans l’avoir admis complètement, la même église catholique s’est tue, à l’exception des intégristes qui continuent avec espérance et véhémence leurs combats d’arrière-garde. Il y a donc eu de ce côté-là une évolution sensible de climat et donc des esprits. Voltaire et Rousseau sont donc mieux admis, disons par la droite religieuse française, tandis que la gauche politique s’est toujours reconnue en eux.
Goethe, ce grand libéral d’outre-Rhin, qui les avait lus et médités, écrivit : « Voltaire, un monde qui finit, Rousseau, un monde qui commence ». Voltaire raille énergiquement son temps, Rousseau prépare des plans pour l’avenir. Le philosophe Barthes, plus près de nous, dit que la lecture de Rousseau le fait rêver. Que devons-nous à Voltaire : la recherche de la liberté d’expression, l’idée de tolérance du point de vue religieux et politique. II fait connaître après Fontenelle la science de Newton sur la gravitation universelle et surtout le mode de démocratie anglaise. À Rousseau, nous devons la reprise de l’amour de la nature, des charmes de la campagne et de la montagne. De nos jours, il serait au premier rang des écologistes et des partisans du tourisme à pied. Il a aussi célébré l’amour de l’enfant, des jeunes enfants surtout, de la nécessité de l’allaitement maternel et que les femmes riches s’occupent des leurs plus qu’elles ne le faisaient alors. Sa vogue actuelle tient surtout au sentiment de l’égalité des hommes dans la vie civile, tandis que Voltaire, fort riche, appuie davantage sur la liberté. II a dit : « Le soleil luit pour tout le monde, la terre devrait appartenir à tous », posant le problème de la propriété foncière, la principale de son époque, dans une société encore féodale dans ses cadres administratifs, dans un régime encore ferme de monarchie absolue. Avec les valeurs actuelles, on considérerait Voltaire comme un radical et Rousseau comme un socialiste. Ce ne sont pas leurs idées économiques qui les font rappeler le plus aujourd’hui, mais leurs écrits et leur style.
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Flaubert était aussi Voltairien, mais Voltairien calme et réfléchi. II était déiste, comme toute la bourgeoisie intellectuelle et libérale de son époque. Il n’était pas croyant au sens des religions révélées, mais il avait le respect de l’opinion religieuse des autres. Il l’a maintes fois témoigné à l’égard de sa nièce, fort pieuse, comme à l’égard de ses domestiques peureux, en les accompagnant à la messe de minuit de Noël, à l’église de Dieppedalle. Sa nièce, souveraine après sa mort subite, crut bon et naturel de lui donner des obsèques religieuses à l’église de Canteleu. Les morts n’ayant point manifesté leur sentiment sur ce point appartiennent à leur famille. Mais Gustave comme son père, encore davantage que lui, étaient de tendance voltairienne et par conséquent dans la tradition intellectuelle de la Révolution Française. Ils n’étaient pas de ceux qui regrettaient en soupirant l’Ancien Régime comme du côté de sa mère, élevée par son oncle Laumonier, chirurgien de l’Hôtel-Dieu, qui avait été un ardent jacobin sous la Révolution Française. Sous la réaction thermidorienne, on demanda même son arrestation. Toute la famille de Flaubert était plutôt avancée, on disait alors libérale. Elle avait cet esprit qui les fit aimer la Révolution Française, mais aussi celle de 1830 et du début de celle de 1848. C’est certainement par esprit de fidélité à son père qu’il assista au banquet réformiste de Rouen, à Noël 1847. Et peut-être le dépit plus que la hargne qu’il manifesta toujours à ses compatriotes rouennais, tient en partie à ce qu’il appartenait à cette fraction minoritaire libérale par rapport à la majorité bourgeoise bien différente et revenue à l’observance catholique.
Si bien qu’on ne doit pas être surpris que, très jeune, il se soit intéressé à Rousseau et bien davantage à Voltaire. La correspondance imprimée est la seule partie de ses écrits qui nous permet de le découvrir. Dans l’édition Conard, nous avons relevé 67 mentions concernant Voltaire et seulement 24 pour Rousseau, quelques-unes pour Montesquieu, aucune pour Diderot. Toute sa vie, il a été un grand lecteur, peut-être autant que Renan. À quatorze ans, il écrit à son ami de lycée Ernest Chevalier : « Je suis en train de lire Othello (Shakespeare) et puis je vais emporter pour mon voyage (à Nogent-sur-Seine), l’histoire d’Écosse en trois volumes de Walter Scott » et enfin avec une sorte de grand espoir : « Puis je lirai Voltaire ». Quatre ans plus tard, ayant écrit un mystère nécessitant trois heures pour sa lecture, il écrit au même que c’est un « inconcevable galimatias ou comme aurait dit Voltaire, d’un gauliflaubert, car je puis me vanter que c’est peu commun, ce qui est fâcheux, car cette distinction fait si bien qu’on ne le reconnaît pas ». Quelques jours plus tard, en septembre 1839. il lui écrit avec sa fougue naissante : « Mais pourquoi pas Chéruel (son professeur d’histoire) aussi parlant de Jeanne d’Arc, avec une déclamation contre le sieur de Voltaire sans doute et son estimable Pucelle ». Ici, il devance son siècle. À Louis de Cormenin, fin lettré, il se confie en 1844, ayant alors 23 ans : « Les gens que je lis habituellement, mes livres de chevet, ce sont Montaigne, Rabelais, Régnier, La Bruyère et Le Sage. J’avoue que j’adore la prose de Voltaire et que ses contes sont pour moi d’un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois, je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore lu de temps à autre… ». Il ne cite pas les romantiques contemporains comme Chateaubriand. Revenant de Suisse l’année suivante, il écrit encore à Ernest Chevallier : « Deux choses qui m’ont ému, c’est le nom de Byron, gravé au couteau sur le pilier de la prison de Chillon, et le salon et la chambre à coucher de ce vieux monsieur de Voltaire… ». Nous trouvons ici le contraste entre le romantisme de Byron, qu’il combattit lui toute sa vie tout en l’admirant, et l’esprit railleur de Voltaire.
Apprenant la mort de Touac, un de ses amis parisiens de jeunesse, sans doute par Louise Colet, dont nous n’avons plus les lettres qui durent être brûlées après sa mort, il lui répond : « Touac, honnête homme d’esprit dans l’acceptation française du mot et honnête homme avec cela. Il a un assez joli talent pour faire le vers léger, le vers des épîtres de Voltaire ; je le voyais assez souvent et nous dînions ensemble ». Toujours à la même quelques jours plus tard : « Je voudrais bien savoir ce que les poètes de tout temps ont eu de commun avec ceux qui en font l’analyse, nos critiques actuels. Plaute aurait ri d’Aristote s’il l’avait connu, Corneille se débattait sous lui ! Voltaire, malgré lui, a été rétréci par Boileau ». Voltaire lui revient souvent en pensée, comme un modèle à suivre et à imiter surtout du côté du style. Ayant lu un ouvrage sur Madame du Châtelet, qui fut l’une des nombreuses amies intimes de Voltaire, et son coup de foudre pour Saint-Lambert, il écrit encore à la Muse, et l’allusion est perfide : « En voilà encore une qui a aimé et qui n’a pas été heureuse ! La faute n’en était pas à M. de Voltaire. Quel homme intelligent et bon. Ceci t’indigne. Mais, y en a t-il beaucoup qui eussent fait comme lui et sacrifié leur vanité à la tendresse que leur maîtresse a pour un autre ? C’est qu’il ne l’aimait plus, dira-t-on. Qui l’a su ? Personne, pas même lui, peut-être ! ». Au cours de son voyage d’Orient, il écrit à sa mère qu’il a été dans un couvent de derviches : « Où nous en avons vu tomber de convulsions en convulsions à force d’avoir crié Allah ! Ce sont de gentils spectacles et qui auraient bougrement fait rire M. de Voltaire. Quelles réflexions n’aurait-il pas faites sur le pauvre esprit humain ! sur le fanatisme ! sur la superstition ! ». Car Flaubert est ainsi, il est plutôt de tendance scientifique et il a, comme son père, un tempérament de médecin et de chirurgien, croyant à la valeur de l’expérience, souriant de toutes les pratiques superstitieuses fort pratiquées encore à son époque, aussi bien à la ville qu’à la campagne, où l’on recourait souvent à des demi-sorciers avant d’aller en dernier recours trouver le médecin, ce qui explique et justifie le caractère libéral qu’avaient la plupart des médecins de son siècle.
Il avoue aussi à Louise Colet que, tout jeune, il avait : « Beaucoup étudié le théâtre de Voltaire, que j’ai analysé d’un bout à l’autre ». Par contre, il semble surpris de son opinion dans ses commentaires de Rodogune et de Théodore, tragédies de Corneille, « quel immonde chose que les commentaires de Voltaire. Est-ce bête et c’était pourtant un homme d’esprit ! ». Il ajoute cette réflexion : « Mais l’esprit sert à peu de chose dans les arts, à empêcher l’enthousiasme et même le génie, voilà tout ! ». Son admiration pour lui ne va pas jusqu’à la dévotion aveugle. Sur le style, le bon style, il lui dit : « …et que ce soit clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère et ruisselant de couleur toujours… ». Il enviait Théophile Gautier d’être si facilement coloriste. Une autre fois, encore à Louise Colet, il lui déclare : « Je lis maintenant le soir dans mon lit l’histoire de Charles XII du sieur de Voltaire. C’est corsé. Voilà de la narration au moins… ». À Feydeau, plus tard, sous Napoléon III, il lui confie : « Nous gueulons contre notre époque. Mais ni Rabelais, ni Molière, ni Voltaire ne nous ont fait leurs confidences ». À Mlle Leroyer de Chantepie, cette curieuse femme des bords de la Loire, qu’il ne rencontra jamais, admiratrice éperdue de la Révolution Française et du divorce, mais demeurée catholique très pratiquante, Flaubert sourit de ses contrastes et lui donne ce conseil de sagesse : « Si vous voulez sortir de là, je vous le répète, il faut prendre un parti, vous enfoncer résolument dans l’un ou dans l’autre. Soyez avec Sainte Thérèse d’Avila ou avec Voltaire. Il n’y a pas de milieu quoiqu’on dise. » Mysticisme ou raison ! La meilleure défense de Flaubert pour Voltaire et Rousseau a été exprimée à Mme Roger des Genettes, avec une ardente conviction : « Vous savez bien que je ne partage pas votre opinion sur la personne de M. de Voltaire : c’est pour moi un saint ! Pourquoi s’obstiner à voir un farceur dans un homme qui était un fanatique. M. de Maistre (cet ardent militant catholique) a dit de lui dans son traité des Sacrifices : « Il n’y a pas de fleurs dans le jardin de l’intelligence, que cette chenille n’ait souillées. » Je ne pardonne pas plus cette phrase à M. de Maistre que je ne pardonne tous leurs jugements à MM. Stendhal, Veuillot, J.B. Proudhon. C’est la même race quinteuse et anti-artiste. Le tempérament est pour beaucoup dans nos prédilections littéraires. Or, j’aime le grand Voltaire, autant que je déteste le grand Rousseau (le Rousseau politique) et cela me tient au cœur la diversité de nos appréciations. Je m’étonne que vous n’admiriez pas cette grande palpitation qui a remué le monde. Est-ce qu’on obtient de tels résultats quand on n’est pas sincère ? Vous êtes, dans ce jugement de l’école du XVIIIe siècle, lui-même, qui voyait dans les enthousiasmes religieux des mômeries de prêtres. Inclinons-nous devant toutes ses pages. Bref, cet homme-là me semble ardent, acharné, convaincu, superbe. Son « Écrasons l’infâme » me fait l’effet d’un cri de croisade. Toute son intelligence était une machine de guerre. Et ce qui me le fait chérir, c’est le dégoût que m’inspirent les Voltairiens, des gens qui rient sur les grandes choses. Est-ce qu’il riait, lui ! Il grinçait ! ». Ce débonnaire est terrible lorsqu’il sort de ses gonds, mais quelle page et quel contenu sociologique pour faire comprendre ce que son Homais, Voltairien pédant de clocher, représente dans Madame Bovary, car la lettre en question est datée de 1857.
Plus il vieillira, moins Flaubert manifestera le souvenir de Voltaire dans sa correspondance. Pourtant, il signalera encore à Mme Roger des Genettes qu’il relit pour la « millième fois les contes de ce polisson de Voltaire » et comme lui-même est devenu célèbre, qu’on le reconnaît dans la rue, il lui fait un aveu : « Qu’est-ce que la gloire littéraire ? Monsieur de Voltaire avait raison, la vie est une froide plaisanterie, trop froide et pas assez plaisante. J’en ai, quant à moi, plein le dos, révérence parler ». Il n’a plus que quelques années à vivre, ses déboires familiaux l’accablent, les amis, les vrais, ceux de sa jeunesse ou de ses débuts, sont partis, morts ou éloignés, il repense à ce que ses auteurs préférés lui ont appris et il revient à Voltaire, pour lui le maître de la prose fine et spirituelle. Tout au long de sa correspondance, il l’appela dignement et respectueusement Monsieur de Voltaire, noblesse de la plume l’exige. Quel grand coup de chapeau que ce De de la particule d’un autre maître de la prose à un prince de la pensée et de l’esprit.
Bien entendu, il fut invité en 1878 au centenaire de la mort de Voltaire à Paris ; il n’y vint pas, mais il a écrit à plusieurs à ce sujet. Il leur dit : « Cette histoire du centenaire est bien comique ». À la princesse Mathilde, il lui rappelle qu’il s’est abstenu d’assister à « cette petite fête de famille, à cause des gens avec lesquels je me serais trouvé… » et il ajoute : « L’alliance des duchesses et des poissardes, de grandes dames et de grosses dames, les unes connaissaient Voltaire aussi bien que les autres, me semble extrêmement drôle, mais c’est de l’histoire ancienne… » Dans deux lettres, cette même phrase : « Les cléricaux ont eu l’avantage de l’emporter comme bêtise et ridicule ». Il suffit aujourd’hui de relire le mandement de l’archevêque de Paris publié en 1878, contre Voltaire et ce centenaire, pour se rendre compte du mépris à son égard de tous ceux qui espéraient encore à un retour à la royauté et aux anciens principes du sacre des rois. Pour Flaubert, Voltaire n’avait nullement besoin qu’on le rappelle dans d’éphémères fêtes solennelles. En un mot, tout au cours de sa vie, Voltaire a été pour Flaubert son directeur de conscience et de style.
Son attachement « à Jean-Jacques Rousseau est différent. Flaubert a dix-sept ans quand il écrit par deux fois à Ernest Chevallier : « J’ai presque fini les Confessions de Rousseau et je t’engage à lire cette œuvre admirable, c’est là la vraie école du style » et quelques jours plus tard : « C’est là-dedans que son âme s’est montrée à nu. Pauvre Rousseau qu’on a tant calomnié, parce que son cœur était plus élevé que celui des autres, il est des pages où je me suis senti fondre en délices et en amoureuses rêveries ». Passant par Genève en mai 1845, il écrit à Alfred Le Poittevin : « Ce soir, tout à l’heure, j’ai été en fumant mon cigare me promener dans une petite île qui est sur le lac en face de notre hôtel et qu’on appelle l’île Jean-Jacques à cause de la statue de Pradier qui y est. Cette île est un lieu de promenade où on fait de la musique le soir. Quand je suis arrivé au pied de la statue, les instruments de cuivre résonnaient doucement, on n’y voyait presque plus, le monde était assis sur les bancs en vue du lac, au pied des grands arbres, dont la cime presque tranquille se remuait, pourtant, ce vieux Rousseau se tenait immobile sur son piédestal et écoutait tout cela. J’ai frissonné, le son des trombones et des flûtes m’allait aux entrailles. Après l’andante est venu un morceau joyeux et plein de fanfares. J’ai pensé au théâtre, à l’orchestre, aux loges pleines de femmes poudrées, à tous les tressaillements de la gloire et à ce paragraphe des Confessions : « Jean-Jacques, tu doutais, toi, qui, quinze ans plus tard, haletant, éperdu… ». La musique a continué longtemps. Je remettais de symphonie en symphonie à rentrer chez moi, enfin je suis parti. Aux deux bouts du lac de Genève, il y a deux génies qui projettent leur ombre plus haut que celle des montagnes. Byron et Rousseau, deux gaillards, deux mâtins qui auraient fait de bien bons avocats… ». Flaubert a alors vingt-quatre ans, il est sensible à la musique mais aussi à ces deux écrivains romantiques et sentimentaux, tendance naturelle qu’il essaiera de museler dans ses romans.
Plus tard, après son retour d’Orient, il écrit à Louise Colet, se rappelant Holbach dont Jean-Jacques se plaignait dans ses Confessions : « Le tort qu’il avait, je crois, c’était de voir là un parti pris. Ça agit comme un organisme en vertu de lois naturelles. Et comme Rousseau devait bien heurter tout ce XVIIIe siècle, de beaux messieurs, de beaux esprits, de belles dames et de belles manières ! Quel ours mal léché en plein salon ! Chaque mouvement qu’il faisait lui faisait tomber un meuble sur la tête, il dérangeait. Or, tout ce qui dérange est meurtri par les angles des choses qu’il déplace… ». Entre le solitaire Genevois et celui de Croisset détestant les froids salons rouennais, la différence est minime sur ce point. En 1855, alors qu’il compose Madame Bovary, il a lu Émile, l’ouvrage de Jean-Jacques sur l’éducation, et il écrit à Bouilhet : « Quel baroque bouquin comme idées il faut en convenir et ça n’était pas facile… » et encore au même : « Tu trouves qu’à propos de Rouen, par exemple, je manque tout à fait de sensibilité, car toi, tu es sensible. C’est par-là que tu te rapproches de Rousseau, quoique tu en dises, tu aimes les champs, tu as les goûts simples… ». Remarque exacte, Flaubert avait été élevé dans le quartier morose et affligeant de l’Hôtel-Dieu, il était un citadin. Bouilhet venait de Cany dans la plaine cauchoise, il avait été comme Maupassant élevé comme lui dans la même région, Flaubert avait une autre optique sur la vie naturelle. Remerciant Michelet de l’envoi d’un ouvrage, il lui écrit : « Quant à votre jugement sur Rousseau, je puis vous dire qu’il me charme, car vous avez précisé exactement ce que j’en pensais. Bien que je sois dans le troupeau de ses petits-fils, cet homme me déplaît. Je crois qu’il a eu une influence funeste, c’est le générateur de la démocratie envieuse et tyrannique. Les brumes de sa mélancolie ont obscurci dans les cerveaux l’idée du droit ». Mais de quel droit ? Est-ce de celui qu’il a appris sur les bancs de la faculté de droit ? Remarque curieuse et inattendue, Flaubert fut sensible familialement de la révolution de 1830, il a regretté la Révolution de 1848, à cause des émeutes textiles de Rouen qui heurtaient son sens bourgeois et surtout du suffrage universel, qui rapidement devait amener le Second Empire. Cette déconvenue, il la manifeste à Jules Duplan, à la veille de la guerre de 1870, avec un regret : « Si on avait continué par la grande route de M. de Voltaire, au lieu de prendre par Jean-Jacques, le néo-catholicisme, le gothique et la fraternité, nous n’en serions pas là ! ». Cette opinion tardive, il la confirme à une ancienne Rouennaise, ardente féministe, Amélie Bosquet : « Je crois même que si nous sommes tellement bas moralement et politiquement, c’est qu’au lieu de suivre la grande route de M. de Voltaire, c’est-à-dire celle de la Justice et du Droit, on a pris les sentiers de Rousseau qui, par le sentiment, nous ont ramenés au catholicisme. Si on avait eu souci de l’Équité et non de la Fraternité, nous serions haut… ». Il n’est pas le seul à penser ainsi après 1848, quand ses espérances renouvelées d’un nouveau 1830 durent laisser la place à un mouvement social inattendu et prématuré. Nous trouvons chez Barbey d’Aurevilly un retournement analogue mais plus accentué devant cet échec du libéralisme, devant la montée sociale issue des usines textiles ou métallurgiques et des chemins de fer. Barbey est retourné vers les pensées royalistes de sa famille, Flaubert est demeuré fidèle à son esprit voltairien, regrettant ensuite au cours du siècle qu’il ait régressé dans l’esprit de la bourgeoisie intellectuelle.
Faute de mémoires ou de carnets évocatifs, grâce à sa correspondance où il s’est toujours longuement épanché, il est possible de connaître son opinion intime sur ces deux écrivains du XVIIIe siècle dont l’influence a persisté sur l’ensemble du siècle suivant, beaucoup moins sur le nôtre. Les polémiques se sont atténuées si elles n’ont pas complètement disparu. Voltaire croyait survivre par son théâtre et non par sa prose. On demeure surpris que Flaubert l’ait étudié pièce par pièce, la plume à la main. Aujourd’hui, aucun directeur de théâtre ne se risquerait à en monter une seule, sachant qu’il irait à l’échec. Pour les jeunes de 1830, Voltaire était le maître incontesté. De sa jeunesse à sa mort, Flaubert est resté un Voltairien constant et un demi-rousseauiste. Chez eux, il admirait leur style clair et limpide, mais a-t-on mieux écrit en français depuis ? Si, de nos jours, ces deux écrivains n’ont plus autant d’admirateurs passionnés et de détracteurs courroucés, c’est qu’avec la suite des années, leurs idées — car c’était surtout elles qu’une fraction de l’opinion combattait — elles, sont lentement entrées dans l’opinion courante et que leurs adversaires les ont admises en partie, tout au moins, pour la qualité de leur style. Ainsi peu à peu, mais toujours fort lentement, s’assimilent des idées et des comportements nouveaux qui soulevaient à leur lancement d’ardentes controverses.
André DUBUC
(Rouen)