Lettre de Chéruel à Michelet

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 53 – Page 42

 

Lettre de Chéruel à Michelet

(A 4765-62)

 

Rouen, 1er mai 1848,

Monsieur et cher Maître,

Je vous écris pour vous remercier et en même temps pour vous donner quelques détails sur nos événements de Rouen. La démarche que vous avez bien voulu faire m’est d’autant plus sensible que vous vous êtes imposé plus d’isolement, un isolement peut-être trop absolu pour le bien public : permettez-moi de vous le dire en passant : l’intrigue, le charlatanisme, la médiocrité prétentieuse s’agitent et s’agiteront toujours. Il serait vraiment trop triste que les hommes qui veulent le bien et sont capables de le faire se repliassent sur eux-mêmes. Je n’en suis, je vous le répète, que plus touché de votre démarche pour moi. Vous pouvez être d’ailleurs bien certain que je n’en dirai pas un mot ; mais je garde tout dans mon cœur, où le sentiment de reconnaissance que je nourrissais pour vous n’a fait que s’accroître.

Toute cette alerte était le résultat d’une espèce de terrorisme organisé à Rouen par quelques misérables. Je n’attaque pas Deschamps, le commissaire du gouvernement, que je crois honnête et qu’aujourd’hui la bourgeoisie rouennaise charge d’imprécations exagérées. Deschamps est un fanatique en politique, il suit le drapeau de Louis Blanc, mais avec conviction et honnêteté, je le crois. Malheureusement, ses séides étaient de véritables canailles qui voulaient imposer à tous les fonctionnaires une liste de noms inconnus ou généralement repoussés. De là, les dénonciations, les menaces, les destitutions, la Terreur et enfin la Réaction. Les députés nommés à Rouen ne sont pas tous bons. Il en est que j’aurais voulu biffer, mais la violence du parti ultra-démocratique leur a assuré une majorité de plus de 50.000 voix, même sur Deschamps. De là, exaspération des clubs, barricade et lutte à main armée. Nous sommes loin du champ de bataille qui s’est concentré dans les rues tortueuses et étroites des quartiers voisins de la Seine. Nous n’avons donc entendu que le bruit. Rien de plus déplorable que ces luttes, que l’acharnement passionné d’une partie de la Garde Nationale et l’égarement des masses lancées par quelques meneurs.

Il faut espérer que tout va se calmer et qu’on va songer après la bataille au véritable intérêt du peuple. Vous m’avez parlé dans une lettre précédente d’un livre qui vous occupait et où vous traitiez de questions importantes pour la République. J’espère qu’il ne tardera pas à paraître.

Croyez, je vous prie, à ma sincère et respectueuse reconnaissance.

Votre élève tout dévoué,

A. Chéruel

Maintenant, la réaction bourgeoise commence à Rouen, elle va être violente et souvent stupide ; puisse l’autorité centrale ne pas y prêter les mains.

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Lettre de Floquet à Michelet

(A 4765-59)

Rouen, le 11 septembre 1848,

Monsieur et cher Maître,

Voici une nouvelle phase dans les événements universitaires : l’académie de Rouen est supprimée, et tous les malheureux qui aspiraient plus ou moins à s’attacher à cette académie sont jetés de côté. Que devenir dans ce bouleversement ?

J’avais pensé à Strasbourg, vous vous le rappelez peut-être ; c’est là mon refuge. Car je ne puis, après dix ans de services, être complètement disgracié, et, d’un autre côté, un enseignement de seize heures par semaine est trop fatigant. Décidé pour Strasbourg, j’ai écrit à M. Gessin qui connaît le pays et qui m’a bien accueilli lors de mon dernier voyage. Comme vous êtes lié avec lui, je vous prierai à l’occasion, sans vous déranger aucunement, de lui donner un mot en ma faveur. Nous avions cru que M. Vaulabelle nous laisserait tranquilles, mais il paraît qu’il n’en sera rien et qu’on va tout changer. Je souhaite que ce soit pour le mieux.

Je vous demande pardon de vous déranger dans un moment où vous êtes si occu­pé de travaux historiques. Quant à moi, je suis trop préoccupé pour travailler sérieu­sement. On nous fait de mauvaises vacances par toutes ces modifications qui inquiètent les existences et jettent partout la perturbation, le tout pour réaliser une magnifique économie de cinquante-quatre mille francs. Si l’on veut fonder sans argent un système complet d’instruction civique, on a certainement un merveilleux secret qu’on tient en réserve.

Vous êtes loin de tout cela, Monsieur et cher Maître, plongé dans des études que ne troublent pas des soucis perpétuels ; je vous en félicite bien sincèrement et espère que le public aura dans quelque temps les fruits de vos travaux sur la Révolution. M. Dumesnil nous promet aussi un travail sur l’art. J’espère qu’il se décidera à le publier dès que les circonstances seront moins défavorables…

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Lettre de Louis Bouilhet à Michelet

(A 4898)

Monsieur et cher Maître,

Vous avez eu la bonté d’apporter vous-même le beau livre que vous voulez bien m’offrir. Je suis désespéré de mon absence bien involontaire. J’étais à cette même heure en pleine lecture au Théâtre Français. Flaubert m’accompagnait. Le comité d’examen a été favorable à ma pièce. Si j’ose vous faire part de cette circonstance, c’est que je me rappelle l’intérêt dont vous avez bien voulu m’honorer quelques fois. Merci, pour ce livre que je connaissais page à page – mais qui est toujours nouveau, comme les œuvres faites — toujours puissant, comme les choses vraies, la nouvelle préface, si calme et si sévère à la fois, complète les déductions du penseur, par les explications de l’expérience.

Ils se sont eux-mêmes chargés de la première – vous êtes comme Cuvier – vous assistez, vivant, à la révélation de vos prophéties. On a découvert votre ptérodactyle, et les gens pensent voir en plein soleil, le monstre que vous avez deviné sur l’inspection d’une vertèbre.

C’est le bonheur du génie — ce livre s’est enlevé — il s’enlèvera encore, n’est-ce pas le bréviaire des honnêtes gens.

Adieu, cher Maître, et croyez toujours à la reconnaissance de notre admiration sincère.

Bouilhet

Mantes, 27 mai 1861

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Lettre de Alfred le Poittevin à Michelet

Je suis extrêmement sensible, Monsieur et ami, au souvenir que vous voulez bien garder de moi, ce dont ne vous ont point distrait les graves préoccupations du moment. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel plaisir je reçois ces livres que je suis depuis longtemps habitué à admirer ; j’ai regretté de n’avoir aucun recueil où je passe à propos de votre dernière publication, exprimer ma sympathie pour vous et vos doctrines, mais il n’y a pas eu moyen de songer au Mémorial (journal ministériel) et Baudry a revendiqué le Journal de Rouen.

Un de mes meilleurs amis, M. Pagnerre, maintenant rédacteur en chef du Journal du Loiret, me fournira bientôt, je l’espère, un moyen de publier quelques comptes rendus ; je lui ai promis depuis longtemps une visite, pendant laquelle je m’arrangerai là-dessus avec lui en passant à Paris, j’aurai l’honneur de me présenter chez vous et de remercier d’une bienveillance qui m’est précieuse.

Recevez, Monsieur et ami, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

Alfred le Poittevin

Lundi 3 mai