Maxime du Camp d’après sa correspondance avec Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 54 – Page 7

Maxime du Camp

d’après sa correspondance avec Flaubert

 

La personnalité de Maxime Du Camp a souvent mis la critique en désaccord ; non pas la personnalité de l’écrivain, car l’aisance de plume dont il a abusé a fait presque entièrement tomber dans l’oubli son œuvre malgré quelques belles pages, notamment dans Les forces perdues, et quelques vers heureux, comme ceux de L’enclos ; mais la personnalité de l’homme. Jusqu’à présent, on le jugeait d’après le portrait qu’il a laissé de lui-même dans ses Souvenirs littéraires ; les avis des critiques étaient partagés selon le point de vue où ils se plaçaient. Laissant de côté Maupassant et Caroline Commanville, dont les jugements semblent entachés d’un sentiment de rancune personnelle, on doit remarquer que le tollé général suscité par la publication des Souvenirs littéraires, dont la crédibilité a été mise en doute depuis longtemps par les remarquables études d’Édouard Maynial, de Jean Pommier et aussi de René Herval (1), se trouve aujourd’hui justifié par la publication de ses Lettres inédites à Gustave Flaubert (2), annoncée dans l’Éditorial du dernier bulletin. D’autre part, ceux qui étaient enclins à absoudre l’homme, comme M. Giovanni Bonaccorso (3) ont été obligés de se rendre à l’incontestable autorité de ces documents.

En publiant les lettres de Du Camp à Flaubert, nous nous sommes proposés deux buts principaux : 1°) mettre à la disposition du public des documents d’une grande utilité, à notre avis, pour une meilleure connaissance de Flaubert ; documents connus seulement par un nombre restreint de spécialistes ; 2°) retracer l’histoire de la longue amitié entre Flaubert et Du Camp, et donner de celui-ci une image finalement authentique, car dans ces Lettres, il s’exprime le plus souvent sans aucune contrainte.

La première impression qui se dégage de la lecture des Lettres de Du Camp est celle d’un homme qui est toujours en admiration envers lui-même et d’une extrême confiance dans ses capacités : il sait toujours ce qu’il veut, ce qu’il fait, ce qu’il dit et ce qu’il écrit. Si on compare cette attitude avec les doutes et les hésitations qui tourmentaient continuellement Flaubert, et dont sa Correspondance témoigne de façon frappante, on constate une foncière différence de tempérament entre les deux amis, et l’on est en droit de se demander comment leur amitié a pu résister aussi longtemps. Nous essaierons de donner une réponse à cette question.

La deuxième impression est celle du manque de sincérité, en dépit des formelles déclarations et des chaleureuses démonstrations de sentiments affectueux, dont regorgent maintes lettres. Afin d’y voir plus clair, nous avons été amenés à faire des comparaisons entre différentes lettres ; nous avons ainsi constaté que Du Camp se laisse aller, sans aucun ménagement, à des contradictions, à des déformations de la vérité et à des mensonges, dont certains sont de perfides mensonges. Cela étant, il nous a paru indispensable, pour obtenir un portrait plus complet de l’homme, de comparer le contenu des Lettres avec les références qu’en a tait Du Camp dans ses ouvrages, notamment dans les Souvenirs littéraires que I’on considère aujourd’hui comme généralement dignes de foi. Si pour Maynial les Souvenirs littéraires sont « une source d’information dont il convient de ne se servir qu’avec une prudente réserve »(4) , pour nous, on ne peut s’en servir en aucune manière, pas même avec la plus prudente des réserves. Les parcelles de vérité qui s’y trouvent sont tellement mêlées aux contradictions, aux déformations ou altérations de la vérité, aux mensonges, ou aux fausses affirmations, qu’il est littéralement impossible de s’y reconnaître. L’image de biographe impartial, d’artiste pur, d’ami sincère et dévoué que Du Camp a tâché de léguer à la postérité, est maintenant remplacée par une autre image tout à fait différente, mais qui a le mérite d’être authentique car elle n’était pas destinée au public.

Pour que notre démonstration soit autant que possible convaincante, nous nous sommes imposés de rester dans les limites d’une rigoureuse objectivité, laissant la parole à Du Camp lui-même. Nous n’avons donc souligné que les exemples où un même fait est présenté ou relaté d’une façon différente, afin de bien montrer que Du Camp n’hésite point à se donner les démentis les plus éclatants.

Malgré cette limitation, nous avons pu recueillir dans nos notes plus d’une centaine d’exemples, où Du Camp est pris « la main dans le sac » ; nous ne citerons ici que les principaux, en ajoutant quelques autres exemples qui n’ont pas été soulignés dans nos notes aux Lettres.

Avant de donner cette série d’exemples, il convient d’exposer très brièvement la cause qui nous paraît être à la base de l’attitude de Du Camp envers son ami, et de tenter d’expliquer, d’autre part, pourquoi Gustave Flaubert, qui n’était pourtant pas dupe (5), a voulu rester fidèle toute sa vie à cette étrange amitié. Lors de son premier voyage en Orient, Du Camp parle souvent de mariage ; à tel point que, dans sa lettre écrite de Rome le 26 novembre 1844, il reconnaît lui-même : « Je tourne au conjugal d’une ridicule façon » (page 78) (6). Il est donc assez étonnant de constater, un peu plus d’un an après, un changement d’avis radical à cet égard ; en effet, dans la lettre écrite de sa « châtellenie de Bernay » le 20 septembre 1846, on lit : « me voilà enfin installé dans ma bauge, comme un sanglier solitaire » (page 106). Ce changement se trouve confirmé par la suite ; au retour du grand voyage en Orient, il écrit à Gustave qui était encore en Italie avec sa mère : « Tout le monde me turlupine pour me faire marier ; j’envoie tout le monde au diable » (page 165) (7). Qu’est-ce qui a pu le faire changer aussi radicalement d’opinion en si peu de temps ? On ne peut malheureusement pas donner de réponse définitive à ce sujet ; il nous semble cependant que le mariage de Caroline Flaubert y est pour quelque chose. Dans ses lettres, Du Camp parle toujours avec une grande discrétion de la sœur de Gustave ; il est quand même possible de déceler un intérêt certain pour elle, ne serait-ce que par la réaction provoquée chez le voyageur par la nouvelle du mariage de Caroline : « l’idée que Mlle Flaubert se nommera Madame Hamard me paraît cocasse au possible » (page 89). Bien qu’il se déclare heureux de ce mariage, le fait que Du Camp préfère manquer à la parole donnée plutôt que d’assister au mariage de Caroline Flaubert (8) nous semble la preuve la meilleure du sentiment de profonde contrariété éprouvé par l’événement ; ce qui a très probablement entraîné sa future aversion pour le mariage. Ce manque de parole est une date importante dans l’histoire de cette amitié ; elle aura pour conséquence de marquer, d’une part, la fin de la période la plus heureuse de leur liaison, et d’autre part de causer le premier froissement chez Flaubert. L’amitié des deux jeunes gens ne connaîtra plus les élans, les émotions, les épanchements de cette période heureuse, pas même en Bretagne, malgré l’avis contraire de Du Camp ; les lettres de cette époque en témoignent suffisamment.

De froissement en froissement, en passant par l’excursion en Bretagne et le voyage en Orient, on arrive à la brouille de fin octobre 1851 et à la presque complète interruption de leurs rapports des années suivantes ; à la réconciliation lorsque la création de Madame Bovary est terminée, ou allait l’être ; aux nouvelles brouilles qu’entraînent la publication du roman dans la « Revue de Paris » et le procès ; à la paisible, somme toute, année 1860, aux froissements de Du Camp cette fois-ci, lorsque l’Éducation sentimentale  est terminée ; et enfin à la camaraderie des années 1870, que rien ne réussira à faire sombrer, car Flaubert se refusera toujours à rompre les liens qui l’unissaient à Du Camp. De toute évidence, il s’agit là d’un attachement profond qui repose sur un ensemble de raisons, qui mériterait d’être étudié convenablement. Cependant, il nous semble que Flaubert nous en a donné la clé dans Salammbô, lorsqu’il peint l’état d’âme qu’éprouve Salammbô en présence de Schahabarim : « Elle ne pouvait vivre sans le soulagement de sa présence. Mais elle se révoltait intérieurement contre cette domination ; elle sentait pour le prêtre tout à la fois de la terreur, de la jalousie, de la haine et une espèce d’amour, en reconnaissance de la singulière volupté qu’elle trouvait près de lui » (9)

Bien que cette description soit « composée », c’est-à-dire inspirée de plusieurs modèles selon la méthode de création de Flaubert, il nous semble pouvoir dire que I’ascendant que Du Camp avait sur son ami est dû à la véritable attraction qu’il exerçait sur lui ; Gustave devait en éprouver un véritable plaisir, sinon une volupté, à tel point qu’il « ne pouvait vivre sans le soulagement de sa présence », tout au moins jusqu’à une certaine époque. Cette attraction physique pourrait faire soupçonner une « amitié particulière » entre les deux amis ; mais ni la Correspondance de Flaubert, ni les Lettres de Du Camp ne fournissent de preuves décisives à cet égard ; et tous les commentaires que l’on pourrait faire appartiennent pat conséquent au domaine des conjectures.

Passons maintenant aux exemples grâce auxquels on se pourra faire une idée exacte du sentiment de l’amitié, tel que l’entendait Du Camp. Son acharnement à publier (10), et surtout son mépris de l’idéal artistique que Flaubert entendait suivre (11), conduisent à la brouille. Quatre ans s’écouleront avant que survienne la réconciliation, que Flaubert attendait depuis longtemps et dont, à notre avis, il a tiré matière à création littéraire dans l’Éducation sentimentale  (12). Mais, même s’il est certain que Du Camp Deslauriers « céda sans peine à des avances cordiales », ses lettres concernant la publication de Madame Bovary dans la « Revue de Paris », jointes à celles écrites par Flaubert sur le même sujet, nous montrent que Du Camp n’est plus le même qu’auparavant. Par le fait que, pendant les quatre années de leur brouille, il avait beaucoup publié [13), et par sa qualité de co-directeur de la « Revue de Paris », il croyait avoir acquis une autorité incontestable sur son ami, et avoir le droit non seulement de lui demander de modifier telle ou telle partie du roman, mais aussi de le manipuler à son goût, sans trop se soucier de la volonté de l’auteur. M. G. Bonaccorso a montré ailleurs par quelques exemples comment Flaubert a été « écorché » (14) ; nous allons en donner quelques autres, tirés de la centaine de variantes que les deux numéros d’octobre 1856 de l’édition pré-originale de Madame Bovary présentent par rapport au manuscrit définitif et à celui du copiste. Si l’on excepte quelques lapsus de l’imprimeur, il serait plus exact de parler de manipulations et d’interventions arbitraires plutôt que de variantes. Flaubert étant alors retenu à Croisset, ce fut Du Camp qui corrigea les épreuves de ces deux premiers numéros de la revue. Connaissant parfaitement l’intransigeance de son ami, en matière de création littéraire, il s’empresse de le rassurer dans sa lettre du 23 septembre 1856 : « J’ai constamment consulté la copie et nul changement n’a été fait » (page 209) ; et dans, la lettre suivante, il affirme encore : « tout est bien, sans corrections » (page 210) ; mais dans les deux lettres, il a soin d’ajouter : « j’espère n’avoir pas oublié trop de balourdises », et « j’espère sans faute (s) » ; il se ménageait ainsi des raisons qui expliqueraient aisément ses interventions, si on les remarquait.

Cette façon de prévenir les reproches, révèle clairement la perfidie du procédé d’une part et de l’autre l’intention délibérée de corriger le roman selon son bon plaisir ; la suppression de la scène du fiacre, qui amena la violente réaction de l’auteur, en est un exemple le plus célèbre, nous allons voir maintenant des manipulations tout à fait banales, nuisibles et même incompréhensibles, dont quelques-unes subsistent encore. Parmi les manipulations banales, signalons les suivantes : la dot de la mère de Charles « d’une soixantaine de mille francs », devient « de soixante mille francs » (I, 53) ; « la semaine dernière » est modifié en « la semaine précédente » II, 106). Parmi les manipulations nuisibles au travail stylistique de l’auteur et au sens de l’expression, citons l’image d’Emma revenant de son entretien avec le curé Bournisien : « Elle monta les marches de son escalier en se tirant à la rampe » est devenu : Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe (I, 150) ; dans l’image où Emma rêvant de Léon, avançait « ses lèvres comme pour un baiser timide ». l’adjectif est supprimé (I, 139). Parmi les manipulations incompréhensibles : « la théière vide » (I, 135) était devenu « la théière était dans le vide » ; et enfin le passage où Charles fait visiter Emma par des médecins : « Il consulta plusieurs médecins. Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. Tous furent de son opinion » subit une profonde transformation, qui aboutit à une éclatante faute syntaxique, à cause de la suppression de la première proposition : « Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. Tous furent de son avis » (15).

D’autres manipulations méritent d’être mentionnées, parce qu’elles révèlent non seulement le manque de respect envers toute création littéraire mais aussi envers la personnalité d’un ami auquel il impose ses propres goûts ; ainsi : « commanda de suite » devient « commanda tout de suite » (I, 52) ; « une belle esprit » devient « un bel esprit » l. 64 . ; « un chemin de grande vicinalité qui rallie » devient « un chemin de grande vicinalité qui relie » (I, 110) ; le chien « revenu tout seul, à pied de Constantinople » devient « revenu de Constantinople ». (I, 116) ; et comme exemple final, le « peu de monde au déjeuner » au lendemain du bal à la Vaubyessard devient et est inexplicablement resté (16) « beaucoup de monde au déjeuner ».

Analysons maintenant la reconstruction des faits concernant la création et la publication de Madame Bovary que Du Camp nous a laissée dans ses Souvenirs littéraires, en la comparant avec les lettres écrites à Flaubert pendant cette période.

Glissons sur l’affirmation inexacte que « Flaubert employa trois années à écrire Madame Bovary » (17), affirmation qu’il répète à la page suivante, puisque Du Camp savait que le roman avait été commencé en septembre 1851 ; encore une fois, sa bonne mémoire, tant vantée (18), pourrait lui avoir fait défaut.

Ce qui, au contraire, ne peut être considéré défaut de mémoire, ce sont les observations faites sur le roman. D’abord, son insistance sur l’intervention constante de Bouilhet pendant la rédaction de Madame Bovary ; les Souvenirs littéraires nous apprennent à cet égard que « toutes les pages du roman passèrent une à une sous les yeux de Bouilhet et subirent son impeccable critique » (19) Il en est de même pour Salammbô, qui aurait été écrit « sous les yeux mêmes de Bouilhet » (20).

L’impression qu’il semble donner est que, sans Bouilhet, Flaubert n’aurait pas atteint les sommets artistiques auxquels il est parvenu ; ou bien, qu’il essaie d’atténuer le poids de ses critiques sur Madame Bovary. La part de Bouilhet dans la création du roman serait considérable ; Du Camp affirme en effet : « C’est lui qui s’agitait, s’émouvait, regimbait quand l’écrivain s’égarait » et il ajoute : « Ce fait que Jamais Flaubert n’a cherché à dissimuler et dont si souvent j’ai été le témoin » (21) ; cela nous paraît fort douteux. La dernière proposition de la citation est d’une grande importance, car la sincérité de l’affirmation s’appuie entièrement sur ce témoignage direct. Nous sommes en mesure de dire aujourd’hui que ce témoignage est faux. S’il s’agit uniquement de Madame Bovary, Du Camp ne peut avoir été témoin d’aucune discussion au sujet du roman entre Flaubert et Bouilhet, puisque sa brouille avec le Normand commence au début de novembre 1851 et s’achève à la fin de 1855 ou au début de 1856, c’est-à-dire lorsque le roman venait d’être commencé d’une part et fini d’autre part. Si Du Camp veut parler également de Salammbô et de l’Éducation sentimentale , le nom de Bouilhet n’est associé à leur réaction dans aucune des lettres à Flaubert (voir numéros 66-72 et 77-129). Cela est d’ailleurs expliqué par l’activité théâtrale à laquelle Bouilhet s’était dédié presque entièrement. C’est Du Camp lui-même qui aidera ou tâchera d’aider Flaubert en lui fournissant quelques renseignements, ainsi que le montrent les lettres du 20 juin 1868 et du 19 février 1869. Si l’on considère également qu’à partir de 1861, Du Camp passe de quatre à six mois par an à Baden-Baden, on se demande comment il pouvait être « si souvent » témoin des discussions entre Flaubert et Bouilhet.

Ayant ainsi démontré la fausseté de la proposition finale, par conséquent, ce qui précède est également faux. On remarque cependant une parcelle de vérité, au sujet de l’aide de Bouilhet que Flaubert ne dissimulait pas. La Correspondance nous a légué de nombreux témoignages, dans les lettres à Louise Colet, comme celles du 24 avril 1852, du 22 juillet, du 27 juillet, du 25 septembre du 26 octobre ; et ainsi de suite. Dans une seule de ces lettres, Flaubert parle d un rapport concret : « Bouilhet, dimanche dernier, m’a du reste donné d’excellents conseils après la lecture de mes esquisses » (22). Il est indéniable que dans d’autres occasions, Bouilhet a pu suggérer quelques retouches, et même l’enchaînement de quelques idées, mais il est également indéniable que c’est sur les insistances de Flaubert lui-même qu’il se prononçait ; et l’image d’un « Flaubert criant haut, s’impatientant, rejetant toute observation et bondissant sous la contradiction » (23), semble plutôt révéler l’aspect que prenait la discussion entre Flaubert et Du Camp lui-même, lorsqu’il demandait d’alléger le roman, plutôt qu’une réaction de Gustave lors d’une discussion avec Bouilhet.

D’autre part, la fausseté de l’affirmation est prouvée par la contradiction à laquelle se laisse aller Du Camp, dans la lettre du 11 juillet 1862 où il annonce : « Je t’envoie 7 pages d’observations malveillantes » (page 243), concernant Salammbô ; et dans la lettre du 8 juin 1869, où il annonce : « Je t’ai fait 12 pages d’annotations » (page 313) concernant l’Éducation sentimentale . Donc, si « c’est Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du moins » (24), comment se fait-il que ce maître ait laissé passer tant de fautes ?

Non content de cela, Du Camp revient à la charge en affirmant : « Toutes les pages du roman passèrent une à une sous les yeux de Bouilhet. […] Le livre fut allégé ; rien d’essentiel n’y fut modifié et il est devenu le chef-d’œuvre que l’on sait » (25). La tentative assez maladroite de rabaisser le talent de Flaubert est tellement évidente qu’il est inutile de la souligner ; voyons plutôt ce que pensait Du Camp lui-même de ce chef-d’œuvre. Nous ne saurions dire jusqu’à quel point est sincère sa fameuse lettre du 14 juillet 1856 ; mais sincère ou non, voici quelques-unes de ses appréciations, qui ne laissent pas le moindre soupçon sur sa pensée : « Laisse-nous maîtres de ton roman » ; « nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables » ; « si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée » ; « tu as enfoui ton roman sous un tas de choses » ; « on ne le voit pas assez » ; ajoutant enfin que, telle qu’elle est, Madame Bovary est « une œuvre incomplète et trop rembourrée » (page 205), expression qui n’est certes pas bien claire. Comment ces critiques peuvent-elles s’accorder avec la déclaration que Madame Bovary « est un chef-d’œuvre » (26), qu’il aurait faite aux détracteurs du roman ? Cela est un mystère qui dépasse notre compréhension. Quant à l’oraison qui suit : « Vous défendez votre ami, le sentiment vous honore », elle nous semble un véritable joyau de tartuffisme.

Poursuivons l’analyse de la reconstruction des événements. « Dès que les premiers chapitres eurent paru, les abonnés s’insurgèrent ; on cria au scandale, à l’immoralité […] on nous accusait de calomnier la France et de l’avilir aux yeux de l’étranger » (27). Les premiers chapitres et toute la première partie de Madame Bovary parurent dans la livraison du 1er octobre 1856 de la « Revue de Paris » ; dans la lettre que Du Camp envoie à Flaubert, après la parution de ce numéro, on ne trouve pas même un écho de cette insurrection contre le crime d’immoralité, ni en défense de la France calomniée, des mœurs de province « si pures », ou du gouvernement (pages 210-11). La lettre suivante, du 18 octobre, annonce la proposition faite par l’éditeur Jaccottet, pour la publication en volume du roman (page 212) ; et dans la suivante, de la fin d’octobre, c’est-à-dire lorsque la moitié de la seconde partie a paru dans la livraison du 15 octobre, Du Camp écrit à son ami : « Parmi les personnes qui m’ont parlé de ton bouquin, Gautier est ravi, Christophe très content. Deux jeunes gens du quartier Latin, qui sont venus, me voir hier, m’en ont fait grand éloge ; on m’a dit que La Rounat en était très satisfait »  (page 213). Évidemment, si Du Camp affirme que les abonnés écrivaient des lettres scandalisées à la « Revue », il faut l’en croire ; d’autant plus qu’il a montré ces lettres à Flaubert, comme il nous l’apprend un peu plus bas. Il est cependant curieux qu’aucune de ces lettres ne nous soit parvenue, car Du Camp avait l’habitude de tout conserver, même ses notes ; et les Souvenirs littéraires ne disent point qu’il les a détruites.

Passons outre, et voyons comment est présentée la suppression de la scène du fiacre : « Dès les premiers jours, de novembre, un de mes amis […] vint m’annoncer que nous allions être poursuivis en police correctionnelle » (28). Cette affirmation se trouve non seulement en contradiction avec ce que Du Camp ajoute plus bas : « il fallait aller au-devant d’une telle poursuite et, s’il était possible, lui enlever sa raison d’être » ; mais s’avère fausse, puisque dans l’unique billet du mois de novembre — les deux numéros de novembre de la « Revue » ayant déjà paru — Du Camp ne fait aucune mention à des poursuites qu’on aurait entreprises, mais les envisage simplement : « Ta scène de fiacre est impossible […] pour la police correctionnelle qui nous condamnerait » (page 215). La nouvelle de poursuites n’apparaît qu’à la fin de décembre, après que le roman avait été entièrement publié.

Du Camp, continuant sa reconstruction des faits, nous apprend : « Lorsque nous eûmes arrêté les suppressions qui nous semblaient nécessaires, j’allai voir Flaubert, persuadé qu’il comprendrait le motif d’une exigence qui n’était point dans nos habitudes » (29). Les Lettres documentent qu’il y a là deux fausses affirmations ; en premier lieu, il n’est pas vrai que Du Camp alla voir Flaubert, même si celui-ci était alors à Paris, car le billet cité du 19 novembre nous apprend : « Quand tu auras le temps, tu feras bien de passer à la « Revue » pour nous entendre sur les suppressions ». En second lieu, ce que Du Camp écrivait dans la lettre du 14 juillet : « Ferme les yeux pendant l’opération et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise en ces sortes de choses » (page 205), ne s’accorde pas du tout avec « l’exigence qui n’était point dans nos habitudes. ». Quant à l’invitation, que Du Camp aurait adressée à Flaubert, de rédiger une note par laquelle il déclarerait que son roman était désormais une suite de fragments et non plus un ensemble, la lettre de Flaubert à Bouilhet, du 12 décembre 1856 (30), nous révèle que la version des faits, pourrait être bien différente.

Il serait intéressant de commenter l’anachronisme voulu, concernant les poursuites qui allaient commencer « dès les premiers jours de novembre » (31), mais nous jugeons que le lecteur s’est déjà fait une idée assez nette, par les exemples que nous avons donnés jusqu’ici, et qu’il est préférable d’aborder un autre sujet.

En ce qui concerne Salammbô, il n’y aurait pas grand-chose à dire, car après le procès à Madame Bovary, les rapports entre les deux amis essuyaient une autre tempête, contrairement à ce que Du Camp veut faire croire : « Nous étions si bien soudés l’un à l’autre que rien ne pouvait nous désunir » (32). Une contradiction mérite cependant d’être signalée. Après l’avoir affirmé, à l’occasion de ses souvenirs sur le voyage en commun en Orient : « Par un phénomène singulier, les impressions de ce voyage qu’il semblait dédaigner lui revinrent toutes à la fois et avec vigueur lorsqu’il écrivit Salammbô » (33) ; il n’hésite point à soutenir, dans les pages consacrées à ce dernier roman, que si Flaubert « avait lu les scènes de Madame Bovary […], il fut obligé de se figurer celles de Salammbô » (34).

Il ne nous est parvenu qu’une seule lettre concernant Salammbô ; les observations n y manquent pas. Tout en le mettant en garde contre les « négligences qui sont fréquentes », Du Camp insiste particulièrement sur l’abus que Flaubert aurait fait des amphibologies et de la conjonction et ; à cet égard, il lui en a souligné « des bottes », ce qui l’entraînait parfois à entrer « en fureur », à tel point que, dit-il : « Je t’aurais battu si tu avais été là » (page 243). Regrettant peut-être cette intempérance verbale, aucune mention de ces observations n’est faite dans les Souvenirs littéraires ; il change alors de registre et nous présente le portrait physique et moral de Flaubert à cette époque.

Le portrait physique qui parle d’un Flaubert en bonne santé, d’une « longue rémittence de sa maladie nerveuse » et de la fin de sa claustration, contraste étrangement avec les lettres de 1863, d’où il ressort que le Normand est affligé d’une suite presque ininterrompue de petits problèmes de santé. Cela devrait suffire à faire comprendre quel crédit l’on doit accorder à l’énumération des occupations de Flaubert, après qu’il eut mis fin à sa claustration : « Il se répandait, cherchait le monde » ; « Les femmes l’entourèrent, le choyèrent », « lui dirent : « Dessinez-moi le costume de Salammbô pour le prochain bal des Tuileries » (35). Si l’on considère que Flaubert ne savait pas du tout dessiner (36) et si l’on ajoute la fausse affirmation qu’il avait été invité à Compiègne, le soupçon nous prend que de pareilles affirmations n’étaient faites que pour lui permettre d’arriver tout naturellement, après avoir fait allusion à son accueil dans une maison princière, à la conclusion suivante : « Les grandeurs ne lui déplaisaient pas » (37).

Six lettres concernent les observations de Du Camp sur l’Éducation sentimentale. Disons tout de suite que la première, en date du 8 juin 1869, fournit des indications précieuses sur le modèle réel de quelques personnages du roman, qui ne manqueront pas d’être de grande utilité à la critique et lui permettront une meilleure pénétration de l’ouvrage. Pour le reste, il ne s’agit que d’observations vétilleuses et même contradictoires, comme d’habitude, telles que : « Tu as fait un tour de force en écrivant un livre pareil, sur un sujet qui n’en est pas un, sans intrigue aucune et sans caractère pour tes personnages. C’est intéressant » (page 313) ; « Quant au style, à côté de placards fort beaux, tu en as qui sont si incorrects que j’en ai rugi » (pages 314-4), ajoutant comme surenchère dans une autre lettre : « Je te reproche d’employer machinalement des expressions absolument vicieuses » (page 317). Ces observations ne figurent point dans les Souvenirs littéraires ; Du Camp se contente de faire savoir qu’à la différence de Madame Bovary et de Salammbô où il n’avait fait que « des observations de détail sans importance » (38), ses observations sur l’Éducation étaient de poids. Cela expliquerait la « discussion qui dura trois semaines » et les batailles de « quatorze ou quinze heures de suite » qu’il aurait eues avec Flaubert. Ces affirmations sont fausses ; il est aujourd’hui facile de le prouver grâce à ses Lettres. Celles des 8, 9 et 10 juin révèlent que Du Camp est à Paris et Flaubert à Croisset ; cela est d’ailleurs confirmé par la Correspondance. La lettre suivante est du 4 juillet, il serait donc possible qu’une discussion de trois semaines ait eu lieu effectivement. Mais, laissant de côté le sentiment d’extrême irritation que les observations, saugrenues pour la plupart, lui causaient, et considérant que des discussions orales avec Du Camp, Flaubert en avait assez eu à propos de Madame Bovary, nous apprenons par cette même lettre du 4 juillet ; « Duplan que j’ai vu hier soir me dit qu’il te renvoie ton roman dont le vrai titre pourrait bien être tout simplement : Madame Arnoux. J’y ai beaucoup pensé et voilà encore des observations dont je voudrais te voir tenir compte » (page 320). Les trois semaines de discussion ne s’accordent pas avec le fait que Du Camp a « beaucoup pensé » au roman, d’une part ; d’autre part, si elles avaient eu lieu, on est en droit de penser qu’elles avaient épuisé toute matière à discussion, tandis que non seulement cette lettre du 4 juillet, mais aussi celles du 7 juillet et du 14 août prouvent que la matière n’était pas épuisée. Si l’on ajoute que dans la lettre du 4 juillet Du Camp fait savoir à Flaubert qu’il ne va « pas tarder à partir pour Bade » (page 321) ; et que dans celle du 3 octobre il lui annonce qu’il ne reviendra pas à Paris avant le 1er décembre ; et si l’on considère que l’Éducation paraît en librairie au mois de novembre et que Du Camp soutient avoir eu cette discussion de trois semaines « à la fin de 1869 lorsque le roman fut terminé et recopié » (39), le démenti qu’il se donne est des plus évidents. Cette dernière citation nous permet de souligner la façon de manipuler le vrai et le faux ; s’il est vrai que la discussion eut lieu après que l’Éducation fut recopié, il est faux qu’elle eut lieu « à la fin de 1869 » et, en outre, ce ne fut qu’une discussion épistolaire.

La note perfide ne pouvait manquer même en ce qui concerne l’Éducation. Après avoir essayé d’expliquer à sa manière les raisons de l’échec du roman. Du Camp nous apprend dans les Souvenirs littéraires que « le manuscrit a été communiqué à plus de vingt personnes que je connais », d’où s’ensuit la révélation : « Flaubert n’était pas toujours difficile dans le choix de ses lectures » (40). On remarque ici aussi ce mélange de vrai et de faux dont Du Camp se sert si souvent. Il est probable que plus de vingt personnes connaissaient le manuscrit, puisque à Du Camp et à Mme Husson, aux deux frères Duplan et à Caroline Commanville, il faut ajouter les hôtes du salon de la princesse Mathilde ; mais si l’expression « communiqué à » signifie « lu par », ainsi que le laisse entendre le terme « lecteurs », cela est faux, car la princesse et ses hôtes n’ont eu que la communication orale du manuscrit. La prétendue révélation est au contraire un mensonge d’une perfidie extrême ; Du Camp savait parfaitement que Flaubert était jaloux de ses créations littéraires ; que pendant la « confection » il n’en parlait qu’avec quelques amis intimes ; et qu’il ne faisait lire qu’à très peu de personnes le manuscrit du copiste. Il était lui-même parmi ces derniers. Quant à la princesse, Du Camp ne savait peut-être pas que, pour vaincre la résistance de l’auteur, elle avait dû le prier pour la troisième fois avant qu’il se décide à lui lire le roman, et que la lecture fut un véritable triomphe (41). Il est donc ainsi démontré que les auditeurs de Flaubert n’étaient point les premiers venus.

Tandis que les observations sur Salammbô n’ont aucunement troublé leurs rapports, qui vivent leur période la plus longue ; les observations concernant l’Éducation entraînent paradoxalement l’irritation de la part de Du Camp, vexé d’avoir été pris comme modèle de Cisy dans l’épisode du duel (42). Et dire que l’Éducation voulait être, à notre avis, la consécration littéraire de leur amitié. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire le dernier chapitre du roman. L’auteur nous montre les deux héros causant « au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s’aimer ». Et l’exclamation finale couronnant l’évocation de la Turque : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » est la répétition presque littérale de ce que Du Camp écrivait un jour à Flaubert, à l’égard de leur excursion en Bretagne.

Parmi les souvenirs qui reviennent à la mémoire de Deslauriers, celui de la Maréchale devenue énorme et dont il avait profité, semble évoquer les libertés que prenait Du Camp avec Madame Ludovica, c’est-à-dire Louise Pradier (43) l’audace de glaner dans le champ du voisin se trouverait donc expliquée par la justification que Deslauriers donne à Frédéric : « Comme tu me l’avais permis, du reste ».

À cette amitié ainsi consacrée, le destin ironique allait donner un rude assaut. Lors de la guerre avec la Prusse, Du Camp s’esquivera de France pour se mettre en sûreté à l’étranger ; bien entendu, il explique les choses de tout autre façon, dans la lettre du 15 mars 1871, où il apprend à Flaubert comment il n’avait pu répondre à ses lettres : La lecture de cette lettre est édifiante à tous points de vue, tant pour les mensonges qui y foisonnent que pour les contradictions dont elle est garnie, et que la lettre suivante du 14 mai dévoile au grand jour.

Leurs rapports en seront affectés ; la camaraderie prendra la place de l’amitié. Flaubert aura de nouveaux amis, Laporte et Tourgueneff entre autres ; il n’éprouvera plus le besoin d’écrire comme autrefois de longues lettres à Du Camp, sinon qu’en de rares occasions, comme à la mort de sa mère. Et quand, au mois d’avril 1880, il décide de revenir à Paris, après un rude hiver passé à terminer Bouvard et Pécuchet, c’est à Tourgueneff qu’il en donne la nouvelle (44) : Du Camp est presque oublié.

L’histoire de l’amitié entre Flaubert et Du Camp étant ainsi retracée, il ne resterait plus qu’à condamner à l’exécration un homme de lettres qui écrivait pour gagner de l’argent, qui lui permettait « d’ajouter beaucoup de bonnes choses » à sa vie (page 298) ; ou plutôt pour n’avoir pas su ou voulu saisir la chance que lui avait donné le destin d’avoir pour ami un très grand écrivain, qui avait les idées extrêmement claires en matière de création littéraire, et dont il aurait tiré lui-même le plus grand profit s’il en avait toujours écouté la leçon. Mais sa vanité, son orgueil et la hâte de se pousser, l’ont porté non seulement à refuser une telle chance, et de façon blessante, mais aussi à imposer ses goûts de n’importe quelle façon, même de force, comme pour Madame Bovary, manifestant un souverain mépris de la volonté d’autrui.

Cependant, l’homme est beaucoup plus condamnable que l’homme de lettres ; le portrait de cet homme qui se dégage des Lettres nous semble si répugnant, son attitude envers Flaubert paraît si sournoise, sa coutume de mélanger le vrai et le faux est si perfide que la révélation de l’épilepsie dans les Souvenirs littéraires n’est rien du tout en comparaison, à notre avis. Mais il nous semble inutile de condamner un homme qui a fini par se condamner lui-même et beaucoup mieux que nous ne saurions le faire.

Pour que le portrait de cet homme étrange soit complet, il faut ajouter que sa conduite envers Flaubert n’est pas le résultat d’une réaction engendrée par la jalousie ou autres pareils sentiments : elle est le résultat de son tempérament naturel et de son caractère hautain, dont il était victime, et qui l’ont amené à agir de la même manière avec tout le monde. Nous allons en donner quelques exemples.

Lors de son premier voyage en Orient, Du Camp envoie de très longues lettres à Flaubert sur ce qu’il a vu et qui semble l’avoir frappé le plus ; parmi la quantité de détails plus ou moins véridiques (nous en avons souligné un bon nombre dans nos notes), il exprimait aussi des considérations personnelles et se laissait aller à des confidences sur le compte des souverains de Grèce et de Turquie, qui ont l’apparence de calomnies. Il nous semble inutile d’insister sur ce qu’il dit au sujet du roi Othon de Grèce et sur le sultan Abd-ul-Mejid ; nous nous arrêterons plutôt sur ce que Du Camp écrit sur le massacre des. janissaires, qu’aurait accompli le sultan Mahmoud en personne. Dans sa première lettre de Constantinople, du 22 juin 1844, il affirme allègrement que « Sultan Mahmoud en a tué 120.000 dans un jour et une nuit » ; non content d’avoir débité une telle sottise, il ajoute : « C’est bien travailler pour un seul homme » (page 28). Si l’on fait abstraction du mauvais goût dont Du Camp fait montre, ce qui frappe dans cette affirmation, c’est la façon tout à fait désinvolte avec laquelle il fournit des détails sur un fait historique sur lequel il n’a recueilli aucun témoignage digne de foi. Lorsqu’il publiera les souvenirs de ce voyage quatre ans plus tard, il se gardera bien de répéter ce qu’il a écrit à Flaubert et iI n’osera plus attribuer le massacre au seul Sultan, même s’il tâche, par un jeu de pronoms indéfinis de s’approcher du chiffre donné dans la lettre : « On ne sait rien de positif sur le nombre des victimes : les uns ont dit six mille, les autres vingt mille, quelques-uns même cent mille » (45).

À l’égard des femmes, le portrait que Du Camp nous a laissé de lui-même n’est certes pas meilleur : c’est le portrait d’un fat révoltant et d’un égoïste grossier. La femme n’a de prix pour lui que jusqu’à la satisfaction de ses désirs ; dès qu’il en est fatigué, il s’en défait comme si ce n’était qu’un objet ; d’autres fois illa dresse comme un animal, selon son bon plaisir. Nous ne donnerons qu’un échantillon de sa prose à ce sujet ; il résume clairement l’attitude de Du Camp envers les femmes depuis 1846 jusqu’en 1862 : « Blanche après m’avoir expédié lettres sur lettres, après avoir renouvelé avec ma portière la scène de la mère Colet, après m’avoir écrit qu’elle me ferait pleurer des larmes de sang, commence enfin à me foutre la paix ; elle fait bien, car j’étais décidé à lui flanquer une pile la première fois que je l’aurais rencontrée » (page 150).

Quant au récit d’aventures casanoviennes, dont les lettres de 1846-51 nous ont laissé de copieux témoignages, il nous semble inutile d’en parler ; l’aspect imaginaire apparaît des plus évidents, d’autant plus que la narration « rerum gestarum » devait satisfaire la requête de son ami.

Voici maintenant quelques exemples sur la conduite de Du Camp envers parents et amis. Lorsqu’il décide d’accomplir son second voyage en Orient, ses parents, et surtout sa grand-mère rechignaient devant les frais que comportait ce voyage, ce qui amena évidemment des discussions ; vers le mois de mars 1849, il atteint son but et il donne la nouvelle à Flaubert : « J’ai forcé tout le monde à céder, on est occupé à me faire un fonds » (page 149) Au sujet d’une question de lettres de femme que lui demandait le mari de Laure de Vesins, il annonce en ces termes la grande habileté et le grand courage dont il aurait fait preuve en la circonstance : « De ce côté, victoire complète. Toto a avoué à son cousin qui l’a redit à Laure qu’il ne pouvait penser à moi sans terreur » (page 157) Pour une question d’héritage avec son oncle Amédée Achard, semble-t-il, Du Camp ne craint pas d’affirmer : « Je fus très calme et surtout assez maître de moi pour être aussi insolent que possible » (page 163).

Quant à ses amis, voici ce qu’il nous apprend sur Lottin de Laval, qui devait être son compagnon de route pendant le premier voyage en Orient (pour ne pas retarder son départ, il part tout seul et ne le retrouvera qu’à Constantinople) ; tout ce qu’il dit à son sujet est marqué de contradictions : « Tu me parles de Lottin, je suis bien avec lui, notre vie matérielle se passe parfaitement. Mais parfois il est bien fatigant de voyager avec un individu qui toujours parle de son talent de peintre et de son âme de poète. Il n’ouvre la bouche que pour dire : moi ! Il est sans cesse en admiration devant sa personne » (page 35) Et dans lalettre suivante du 14 juillet 1844, il ajoute : « Tu me parles de mes relations avec Lottin, elles sont passables ? C’est décidément un assez vilain monsieur plein de vanité et d un amour-propre incommensurable. Deux ou trois fois il a été grossier avec moi, tu penses de quelle façon il a été reçu » (page 39).

Venant à parler d’Alfred Le Poittevin, dans sa première lettre de Rome, on dirait qu’il était jaloux de l’influence que celui-ci exerçait sur Flaubert et qu’il cherche à l’en détacher : « Toi qui as une intelligence d’élite, tu t’es fait le singe d’un être corrompu, du grec du bas-empire, comme il dit lui-même. Et maintenant, je t’en donne ma parole sacrée, Gustave : il se moque de toi, et il ne croit pas un mot de tout ce qu’il t’a dit » (page 85). Si l’on tient compte que ces paroles lui auraient été dictées parce que « l’amitié est inexorable », on est immédiatement porté à croire à l’expression sincère de ses sentiments : pourtant, de cette œuvre de corruption, il ne restera plus de trace dans les Souvenirs littéraires, et l’on est quelque peu surpris, de lire au contraire : « Autant par son âge que par les qualités de son esprit, Le Poittevin exerça de l’influence sur Flaubert, et cette influence fut littérairement bonne » (46).

Nous terminerons avec son vieil ami Louis de Cormenin, une amitié qui dura 44 ans. Celui-ci meurt des suites d’une grave et assez longue maladie le 20 novembre 1866 ; Du Camp savait quel était l’état de santé de Cormenin, comme il l’apprend à Flaubert dans sa lettre du 13 septembre écrite de Bade : « La cause de ma fureur est la santé de Louis de Cormenin. Il est perdu, je le sais, je fais plus que de le savoir, je le sens ; depuis deux mois, je prie, je supplie pour qu’on le soigne et je ne puis l’obtenir » (page 289). Il est inutile de souligner ce qu’ont d’odieux de pareilles insinuations ; ce qui nous semble vraiment impardonnable, c’est que, bien que sachant la grave maladie dont son ami était affligé, non seulement Du Camp n’a pas bougé de Baden-Baden pour aller voir Louis avant qu’il n’expirât, mais dans sa lettre du 28 novembre il s’arrache hypocritement les cheveux : « Tout s’est donc passé sans moi et cela me cause une stupéfaction que tu ne peux imaginer » ; avec accompagnement de jérémiades : « J’ai le cœur très gros et très meurtri […] je suis comme dépareillé » (page 293). Il était tellement « dépareillé » que lorsque la belle-mère de Cormenin lui demande un article dans « Les Débats », il ose écrire à Flaubert : « J’ai été assez maître de moi pour ne pas l’étrangler » (page 295).

Le portrait de cet homme, selon lui-même, étant ainsi terminé, on pourrait mettre sur sa pierre tombale les mêmes, termes qu’il emploie pour peindre Louise Colet : « Tous ceux qu’elle a frôlés dans la vie […] elle les a noyés dans sa prose peu véridique » (47).

ROSA M. DI STEFANO

Université de Messina (ITALIE)

(1) Cfr. É. MAYNIAL : Maxime Du Camp biographe de Flaubert ; dans  « Revue d’Histoire Littéraire de la France », vol. 29, juillet – septembre 1922 ; G. LELEU – J. POMMIER : Du nouveau sur Madame Bovary ; ibidem, vol. 47, 1947, première partie (Critique préalable par J. Pommier, pages 211-26) ; R. HERVAL : Les Véritables Origines de Madame Bovary. Préface de P. Cogny. Paris, 1957 ; pages 25-34. Après avoir pris connaissance des lettres alors inédites de Du Camp, Jean Pommier, avec la collaboration de Claude Digeon, était amené à plus d’indulgence envers Du Camp et, ce qui est encore plus étonnant, à lui reconnaître des mérites (cfr. J. Pommier – C. Digeon : Du nouveau sur Flaubert et son œuvre ; dans « Mercure de France », 1ermai 1952). La faute en revient, à notre avis, à la connaissance partielle de cette Correspondance.

(2) M. DU CAMP : Lettres inédites à Gustave Flaubert. Con 12 tavole f.t. Introduzione e note di G. Bonaccorso e R. M. Di Stefano, Messina, 1978, « Iride », I.

(3) Cfr. G. BONACCORSO : I  Souvenirs littéraires di Maxime Du Camp, (Roma, 1963 ; « Bibliotechina della Rassegna di cultura e vita scolastica », quaderno n.43) ; et puis dans Racine e Flaubert (Messina, 1970).

(4) Cfr. E. MAYNIAL : art. cit., page 318.

(5) Ainsi que nous l’avons déjà souligné dans notre Introduzione (page XXXVII), nous sommes convaincus que Du Camp a fourni le modèle d’Emma Bovary, lorsque Flaubert la présente mentant habituellement : « À partir de ce moment, son existence ne fut plus qu’un assemblage de mensonges […] C’était un besoin, une manie, un plaisir » (cfr. Madame Bovary, t. I, page 291). Cette citation est tirée des Œuvres complètes de Gustave Flaubert, publiée par le Club de l’Honnête Homme (Paris, 1971-75). Toutes les autres mentions, sauf avis contraire, s’entendent référées à cette édition).

(6) Cfr. M. DU CAMP : Lettres inédites à Gustave Flaubert, éd. cit. Toutes les citations relatives aux Lettres seront indiquées entre parenthèses dans le texte par le numéro de la page seulement.

(7) Du Camp arrivera par la suite à concilier les deux points extrêmes, dans son union vaudevillesque avec le ménage Husson.

(8) Non seulement Du Camp n’assistera pas au mariage de Caroline Flaubert, mais contrairement à ce qu’il affirmait, il reviendra à Paris en cachette, sans se douter peut-être que son ami pouvait être en proie à l’anxiété à son égard, ainsi que le témoigne la lettre de Gustave à Caroline du 22 mars 1845 (Cfr. Correspondance, t. XII, page 441).

(9) Cfr. Salammbô, t. II, page 176.

(10) « Je veux m’arranger », écrivait Du Camp, « de façon à débuter à la fois dans les revues et les journaux afin de familiariser les publics avec mon nom » (cfr. lettre du 2 Juin 1851, page 167).

(11) « Tu me dis que c’est par goût et après délibération que tu as choisi la vie que tu mènes : mais tu t’abuses au possible » ; ce reproche sans fondement fait partie, avec tant d’autres, de la célèbre lettre du 29 octobre 1851 (page 196)(12) Lorsque Frédéric rentre chez lui, après avoir débité « beaucoup de sottises » dans le salon de Mme Dambreuse, Dussardier l’attendait ; pour le soulager, le commis, « en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers. Frédéric, au nom de I’avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante » (cfr. L’Éducation sentimentale , t. III, page 245).

(13) Du Camp avait commencé par publier une nouvelle, Tagahor, dans le numéro d’octobre 1851 de la « nouvelle période » de la « Revue de Paris » ; il y publie par la suite des pièces de vers, son roman Le Livre posthume (1852-53), le récit de son voyage en Égypte, Le Nil (1883), et même une partie de Par les champs et par les grèves, sous le titre Souvenirs de Bretagne (1852). Il faudrait ajouter à cela les deux volumes de Égypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852) et Les Chants modernes (1855).

(14) Cfr. G. BONACCORSO : Sul testo di Madame Bovary ; dans « Rivista LMC », vol. XXXI-N. 2, giugno 1978.

(15) Cette leçon de l’édition pré-originale a été ensuite revue par Flaubert et ainsi modifiée : « Il la conduisit à Rouen, voir son ancien maître. C’était une maladie nerveuse » (1,106).

(16) Les éditeurs de l’édition du C.H.H. ont été amenés à croire que le changement est de Flaubert : « On ne comprend pas la correction de Flaubert sur ce texte » (1.95, note).

(17) Cfr. M. DU CAMP : Souvenirs littéraires, Paris, 1882-83, t. II, page 194.

(18) Nous renvoyons aux exemples soulignés dans nos notes aux Lettres et nous nous bornons à rapporter cette expression : « j’ai ces souvenirs présents à l’esprit comme s’ils étaient d’hier » (page 323).

(19) Cfr. M. DU CAMP : Souvenirs littéraires, éd. cit., t. II, page 195

(20) Ibidem.

(21) Ibidem, t. Il, page 192.

(22) Cfr. G. FLAUBERT : Correspondance, lettre du 25 septembre 1852, t. XIII, page 240.

(23) Cfr. M. DU CAMP : Souvenirs littéraires, éd. cit., t. Il, page 194.

(24) Ibidem.

(25) Ibidem, page 195.

(26) Ibidem, page 196.

(27) Ibidem, page 195.

(28) Ibidem, page 199.

(29) Ibidem, page 200.

(30) Cfr. G. FLAUBERT : Correspondance, t. XIII, pages 545-6.

(31) Cfr. M. DU CAMP : Souvenirs littéraires, éd. cit., t. II, page 199.

(32) Ibidem, page 202.

(33) Ibidem, t. I, page 481.

(34) Ibidem, t. Il, page 209.

(35) Ibidem, pages 369-70. De la Correspondance il ressort que seulement la princesse Mathilde aurait exprimé ce désir : « S.A.I. la princesse Mathilde m’a exprimé le désir d’avoir des dessins de costumes tirés de mon livre intitulé Salammbô » (cfr. t. XIV, page 165).

(36) Pour s’en rendre compte, il suffira de donner un simple coup d’œil aux dessins de cornes de cerf, dans les notes prises pour la création de Saint Julien, conservées à la Bibliothèque Nationale (cfr. ms.n.a.f. 23663, folios 511 et 512).

(37) Cfr. M. DU CAMP : Souvenirs littéraires, éd. cit., t. II, page 372.

(38) Ibidem, page 470.

(39) Ibidem.

(40) Ibidem, page 471.

(41) Cfr. G. FLAUBERT : Correspondance, lettre à sa nièce Caroline du 23 mai 1869 ; t. XIV, page 482 : « La princesse Mathilde m’a demandé par deux fois à ce que je lui lise des fragments de mon roman. À la troisième requête j’ai cédé, et hier je me suis mis à lire les trois premiers chapitres. Là-dessus, enthousiasme de l’aréopage impossible à décrire, et il faut que tout y passe ».

(42) Ainsi que nous l’apprend une lettre à Louise Colet, Flaubert avait arrangé un duel à Du Camp (cfr. ibidem, t. XIII, page 297).

(43) Cfr. surtout la lettre du 23 décembre 1948, pages 144-5. Dans la lettre du 2 juin 1851, Du Camp lui communique que Ludovica « est fort engraissée » ; cette annotation a peut-être inspiré Flaubert, à l’occasion de la dernière image qu’il donne de la Maréchale.

(44) Cfr. G. FLAUBERT : Correspondance, lettre du 7 avril, t. XVI, page 350

(45) Cfr. M. DU CAMP : Souvenirs et paysages d’Orient, Paris, 1848, pages 271-72.

(46) Cfr. M. DU CAMP : Souvenirs littéraires, éd. cit., t. I, page 221.

(47) Ibidem, t. II. page 360.