Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 55 – Page 17
Topographie et toponymie
dans Madame Bovary
Les pages qui suivent font partie du chapitre dédié à Madame Bovary, dans la monographie sur Flaubert et l’Orient que nous avons sur le métier. Il s’agit donc d’une parenthèse. Elle nous a cependant paru indispensable, vu la quantité d’encre qui continue encore à couler sur le prétendu réalisme descriptif de Flaubert.
La première impression qui se dégage de la lecture de Madame Bovary, est celle d’une description minutieuse de la réalité, surtout en ce qui concerne les lieux où se déroulent les événements romanesques. Les tentatives d’identifier ces lieux avec un modèle réel ont commencé peu après l’apparition du roman en librairie ; depuis lors, ces recherches n’ont pour ainsi dire point cessé (1). Elles sont surtout concentrées sur l’identification et la localisation de Yonville-l’Abbaye, dont le nom imaginaire est heureusement reconnu par tout le monde. Tour à tour, il a été montré et démontré que le modèle de Yonville était Neufchâtel-en-Bray, Ry, Buchy, Forges-les-Eaux ; récemment on a avancé l’hypothèse que le modèle pourrait être Lyons-la-Forêt.
De toutes les études publiées, nous ne prendrons en considération que l’ouvrage cité de René Herval ; d’abord, parce qu’il a visité les lieux avec une carte d’état-major à la main ; ensuite, parce qu’il est le seul qui, tout en soutenant que le modèle principal de Yonville est Forges-les-Eaux, se montre beaucoup plus prudent et meilleur connaisseur de Flaubert que les autres critiques, car il envisage l’inspiration de plusieurs modèles ; c’est-à-dire qu’il a pris bonne note de la méthode flaubertienne de la « composition », dont il a d’ailleurs fait grand cas dans son chapitre sur Les multiples visages d’Emma Bovary, qui doit être considéré à tous les points de vue remarquable.
Toutes les tentatives de localiser et d’identifier Yonville montrent, par plus d’un côté, qu’elles sont dénuées de fondement. Tout d’abord, parce qu’aucun critique n’a fondé son analyse sur l’examen des manuscrits, ou pour mieux dire des brouillons, jugés pourtant « si précieux » (2) ; examen indispensable en matière de critique littéraire. Puis, parce que chacun d’eux n’a pas hésité malgré qu’il ne disposât que de quelques éléments concordant avec sa propre thèse à opérer la quadrature du cercle (3). Ensuite, parce qu’il n’a pas été suffisamment tenu compte des données topographiques du roman, ni des différents itinéraires. Enfin, parce qu’on n’a pas tiré la conséquence logique qui se dégage des dénominateurs communs auxquels sont soumises les données fournies par l’auteur, à savoir : 1°) à toute indication topographique réelle fait pendant en général une indication irréelle ou altérée ; 2°) dans toute description de paysage ou d’itinéraire sont employés des toponymes imaginaires ou altérés ; 3°) toute « composition » est le résultat de l’assemblage d’un ou de plusieurs éléments provenant de lieux ou de paysages différents ; et si chaque élément est bien réel, l’ensemble de la « composition » est un produit littéraire absolument original. Si l’on ajoute que Flaubert n’hésite nullement à employer dans la description du paysage normand, des éléments empruntés à ses notes du Voyage en Orient, ainsi qu’on l’a déjà vu au sujet d’Un cœur simple (4), il se dégage de tout cela une seule conclusion, à notre avis : la description de Yonville, ainsi que celle des paysages et des itinéraires de Madame Bovary sont purement imaginaires. Avant de passer à l’analyse du texte, nous jugeons utile de rappeler des témoignages qui nous semblent dignes de foi : ceux de Flaubert lui-même.
Peu de temps après la publication en volume de son premier roman, Flaubert, répondant à un de ses lecteurs, affirmait sans la moindre hésitation que Yonville « est un pays qui n’existe pas » (5). La proposition négative étant soulignée de la main de l’écrivain, il s’agit donc d’une affirmation catégorique qui n’admet ni l’ambiguïté ni la réserve mentale. Par ailleurs, elle se trouve confirmée par une de ses lettres à Louise Colet : « Le bon de la Bovary, c’est que ça aura été une rude gymnastique. J’aurai fait du réel écrit » (6) ; ce qui veut dire que le réalisme de son roman est essentiellement « imaginé ». Dans une autre lettre à son amie, où il exprimait son opinion sur les Poèmes et Paysages de Lacaussade, il expliquait en ce sens sa pensée : « Une réflexion esthétique m’est surgie de ce volume : combien peu l’élément extérieur sert ! […] Voilà ce qui fait de l’observation artistique une chose bien différente de l’observation scientifique : elle doit surtout être instinctive et procéder par l’imagination d’abord » (7).
Connaissant bien la probité intellectuelle de Flaubert, nous n’avons aucune raison de douter de sa sincérité à cet égard ; d’autant plus que dans ces lettres il s’exprime sans arrière-pensée et sans calculs. Cependant, pour montrer que Flaubert n’a dit que la vérité pure et simple, nous passerons nous aussi son affirmation au crible, comme ont fait les critiques qui se sont occupés du sujet, pour démontrer au contraire, au bout du compte, que Flaubert a menti.
En considération du fait que les documents d’état civil ou de notaires, étalés dans certains ouvrages (8), n’ont été d’aucune utilité à la solution du problème qui nous intéresse, nous laisserons de côté ces documents pour leur en préférer d’autres, qui ont le mérite capital de maintenir notre analyse dans les limites de l’objectivité : les manuscrits de Flaubert. Nous nous appuierons également sur la topographie et la toponymie, c’est-à-dire sur les sciences qui ont en matière la plus grande autorité, et qui nous permettront d’éviter toute sollicitation du texte.
En ce qui concerne la topographie, nous bornerons notre analyse à la principale description de lieux, celle de Yonville et de ses environs ; nous examinerons ensuite les itinéraires suivis par les époux Bovary quittant Tostes pour s’établir à Yonville, par Charles se rendant de Tostes aux Bertaux pour sa première visite, et par le père Rouault volant des Bertaux à Yonville après la mort d’Emma.
Outre les détails sur la localisation particulière de Yonville, l’auteur s’est donné la peine d’en donner d’autres sur sa localisation générale. En effet, le texte nous fait savoir que le bourg se trouve « sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile-de-France ». Il s’agit là d’une indication vague et délibérément erronée. Le vague est dû à l’application du principe de l’indétermination — dont Flaubert a toujours montré un souci extrême — ; l’erreur voulue donne au pays de Caux la place qui appartient au pays de Bray, car c’est celui-ci qui est situé sur les confins des trois régions. Dans un brouillon, l’écrivain ajoutait :
« C’est la limite extrême de la Normandie. C’est son point le plus avancé dans la France » (9).
Par la suite, il n’en tiendra pas compte ; peut-être parce que ce dernier détail augmentait l’incongruité de la localisation générale. René Herval a raison de juger « fort discutable » (10) l’affirmation qui fait de ce pays une « contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère » ; nourrissant la conviction que Flaubert est un romancier « assez peu imaginatif » (11), il ne pouvait certes songer qu’il s’agit d’une contrée imaginaire.
Il y aurait lieu de s’interroger aussi sur la localisation du « chemin de grande vicinalité » qui, reliant « la route d’Abbeville à celle d’Amiens », devrait donc être situé au nord de Neufchâtel ; nous préférons ne pas nous attarder et passer à la localisation particulière.
La description du site de Yonville dans les plans et scénarios a un caractère encore plus vague, et montre éloquemment quelle était l’idée de Flaubert : « Yonville-l’Abbaye quoiqu’il n’y ait pas d’abbaye, gros bourg dans une vallée. Une petite rivière, des bois à quelque distance » (12). Il est évident que l’emploi des articles et de l’adjectif indéfinis donne la clé de l’intention du romancier sur le site qu’il entend créer : un bourg indéfini justement, de façon qu’il puisse ressembler, en gros, à un des nombreux bourgs qu’on rencontre partout, et non seulement en Normandie : allongé sur la berge d’un petit cours d’eau (13), avec sa mairie, son église, son auberge, sa pharmacie et ses halles au milieu de la place. Le caractère imaginaire de Yonville acquiert plus de relief encore grâce au composant du toponyme, « quoiqu’il n’y ait pas d’abbaye » ; et bien que la négation absolue subira par la suite une atténuation et ne concernera que les ruines (14), son caractère imaginaire n’en persiste pas moins.
Un autre élément, essentiel à toute description topographique, vient confirmer ce caractère, c’est la distance séparant Rouen de Yonville que l’écrivain avait d’abord imaginée, et que l’on trouve indiquée dans les scénarios et les brouillons : sept lieues. La lieue supplémentaire ayant été ajoutée dans la rédaction définitive, il nous semble que le changement d’idée ait été longuement médité ; nous jugeons partant utile de tenter d’en pénétrer la raison, à l’aide d’une carte topographique au 1/200.000°.
Tout d’abord, l’une et l’autre distance font justice des conjectures de M. Herval, sur le fondement des titres de Forges-les-Eaux. De Rouen à Forges il y a 42 kilomètres par le chemin le plus court, qui passe près de Vieux-Manoir et par Buchy ; mais ce parcours ne touche point La Boissière, localité mentionnée dans le roman. Si l’on passe par La Boissière et par Les Hayons, ainsi que voudrait M. Herval, la distance augmente de 13 kilomètres, et d’une dizaine si, de La Boissière, on prend la route de Neufbosc et Mainnemare. Or, si le romancier indique, contrairement à son principe de l’indétermination, un chiffre exact, cela signifie qu’il entend exclure les autres, soient-ils supérieurs ou inférieurs. Le changement de sept à huit lieues paraît dicté par l’intention d’éviter toute possibilité d’identification, surtout avec Buchy qui se trouvait au siècle dernier à sept lieues de Rouen. L’augmentation des quatre kilomètres n’est certes pas casuelle ; on peut même être certain que Flaubert avait sous les yeux une carte de la contrée (15). En effet, soit au nord, soit à l’est, soit au nord-est, on ne trouve au trente-deuxième kilomètre — dans l’arc compris entre les routes d’Abbeville et de Beauvais — aucun village qui puisse vanter le titre de « fort bourg ».
Essayons maintenant, texte à la main, de donner un coup d’œil au paysage décrit par le romancier. Laissant de côté l’obscure expression « l’on continue à plat jusqu’au haut de la côte des Leux » (16), on se demande comment est-il possible que la prairie, s’allongeant « sous un bourrelet de collines basses », puisse se rattacher « par derrière aux pâturages du pays de Bray », lequel est situé à l’est pour qui vient de La Boissière ou de Rouen, alors qu’à l’est Flaubert place la plaine qui, « montant doucement, va s’élargissant » ? Ce qui est plus extraordinaire encore, du point de vue de la description réaliste, c’est que l’on ne voit aucune plaine ainsi formée, du haut d’une des nombreuses collines qui distinguent la morphologie de la contrée ; de même que, l’on chercherait en vain la prairie s’allongeant sous le bourrelet de collines basses.
La magistrale description nous offre force détails pittoresques ; le tableau est une des plus saisissantes compositions (17) : le côté herbage, le côté labour, la prairie, le bourrelet de collines, l’image du manteau avec son collet de velours, la raie argentée du cours d’eau et, au fond de la toile, les chênes et les escarpements striés de traînées rouges. Mais la couleur qui attire le plus le regard et qui domine le tableau est la chaude couleur des « blondes pièces de blé » s’étalant à perte de vue, ce qui représente une véritable surprise pour le lecteur attentif. En effet, au dernier alinéa de la première partie, c’est-à-dire de la page précédente, le texte lui apprenait : « Quand on partit de Tostes, au mois de mars, Mme Bovary était enceinte » ; or, puisqu’il est impossible qu’en Normandie les blés soient déjà blonds au mois de mars, nous nous trouvons en présence d’une entorse à la réalité (18).
D’autre part, si notre mémoire nous est fidèle, il nous semble que les critiques qui ont tenté de localiser Yonville ont banni de leurs analyses d’autres indications topographiques ; elles n’auraient pas manqué de mettre en éveil leur attention, car l’écrivain les a soigneusement choisies. Au cours du dîner à l’auberge du Lion d’Or, le soir de l’arrivée à Yonville de Charles et d’Emma, le romancier met dans la bouche du pharmacien une tirade d’un comique savoureux, ayant le but d’illustrer aux nouveaux venus les qualités climatiques du bourg, et d’en vanter l’heureuse position : « nous sommes abrités des vents du nord par la forêt d’Argueil d’une part, des vents d’ouest par la côte Saint-Jean de l’autre ». En raison de ces détails, s’harmonisant parfaitement avec les aménités débitées par Homais, Yonville devrait être situé au sud de la forêt de Bray, qui se trouve près d’Argueil ; son modèle pourrait alors être Fry ou Merval, étant tous deux situés au sud d’Argueil, et tous deux protégés à l’ouest par une colline. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux petits villages ne se trouve à huit lieues de Rouen, sans compter qu’ils peuvent être rejoints plus rapidement par la route de Beauvais que par celle d’Abbeville. Par conséquent, si l’on veut à tout prix lui donner un emplacement, si vague qu’il soit, Yonville doit être situé dans le voisinage de Buchy, car les deux toponymes sont toujours étroitement associés dans le roman. La garde nationale aux comices agricoles vient de Buchy ; l’huissier dressant le procès-verbal de la saisie vient aussi de Buchy. Il y a un autre élément encore plus révélateur ; lorsque Rodolphe abandonne Emma, il est obligé de passer avec son tilbury par Yonville parce qu’« il n’y a, de La Huchette à Buchy, pas d’autre chemin ».
Les choses étant ainsi éclaircies, et puisqu’il y a encore une lieue à parcourir, quelle direction faut-il prendre une fois arrivé à Buchy ? Ce ne peut être que la direction sud ou sud-est, sans toutefois parvenir au sud d’Argueil — contrairement à l’indication donnée par Homais. Yonville étant, pour ainsi dire, localisé, on s’aperçoit qu’au trente-deuxième kilomètre il n’existe aucun bourg ; il n’y a qu’un hameau, nommé le Chef-de-l’Eau qui, étant situé à une douzaine de kilomètres à l’ouest d’Argueil, ne permettait pas à Emma d’arriver « promptement à La Huchette », comme nous dit le texte. Le romancier avait placé le domaine de Rodolphe près d’Argueil ; il avait même imaginé de détailler le chemin suivi par Emma, la première fois qu’elle va trouver son amant à La Huchette, quoique de façon assez vague :
« Elle suivit le sentier qui bordait les peupliers, traversa des champs en labour, tourna un herbage et monta la côte d’Argueil presque en courant » (19).
Passons à présent aux autres éléments topographiques, et précisément aux toponymes la côte des Leux et la côte Saint-Jean. Dans sa tentative d’identifier le modèle réel de la première côte, René Herval nous apprend que : « À deux kilomètres à l’ouest des deux routes venues, l’une de Sommery, l’autre de Buchy, et qui se réunissent avant de pénétrer dans Forges, se dresse un point culminant, le Mont-aux-Leux » (20). Ainsi qu’il avait identifié la forêt d’Argueil avec celle de Bray, le critique identifie la côte des Leux avec Ie Mont-aux-Leux ; faire croire que des toponymes différents soient un seul et même lieu, s’appelle à notre avis solliciter les textes. En outre, si l’on observe que M. Herval n’a pas tenu compte que Sommery n’est point sur la route des Hayons à Forges ; que de Sommery on peut rejoindre la route qui vient de Buchy par celle passant par Mauquenchy ; que la direction ouest ne peut être acceptée que si l’on parcourt la route Les Hayons-Forges, tandis que provenant de Buchy la contrée se trouve au nord ; que malgré la réelle existence du Mont-aux-Leux, Flaubert s’est bien gardé de l’employer ; on doit remarquer que ce même Mont-aux-Leux est situé à l’ouest et non sur la route Les Hayons-Forges. La chose a d’ailleurs été reconnue par M. Herval lui-même ; après avoir indiqué la hauteur de la colline, il nous révèle : « La route évite cette hauteur » (21). Donc, s’il ne passe point de route par le Mont-aux-Leux, il faut exclure que l’Hirondelle y passait et, par conséquent, son identification avec la côte des Leux.
Après avoir tenté de prouver que la côte des Leux est le Mont-aux-Leux, René Herval passe à démontrer que la côte Saint-Jean, « toute striée des traces de rouille de ses eaux ferrugineuses est la côte de l’Epinay d’où ruissellent les sources célèbres de Forges » (22). Ici non plus nous ne pouvons partager sa conviction, car la côte Saint-Jean aussi est imaginaire ; nous en reparlerons bientôt. Pour l’instant, admettons que la côte Saint-Jean soit la côte de l’Épinay et que la côte des Leux soit le Mont-aux-Leux ; la distance qui les sépare à vol d’oiseau serait donc de deux kilomètres ; or le texte nous donne une tout autre position topographique : « Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi les chênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean ». Étant donné que, dans la circonstance, le bout de l’horizon doit être placé beaucoup plus loin qu’à deux kilomètres, il s’ensuit que le point réel d’observation du romancier — s’il en avait un seul — n’est pas le Mont-aux-Leux, ou bien que la côte de l’Épinay n’a rien à voir avec la côte Saint-Jean. Mais il y aurait à définir auparavant un autre détail qui intrigue. Si le texte précise : « lorsqu’on arrive », il ne dit pas où l’on arrive ; s’agit-il du sommet de la côte imaginaire des Leux ou de Yonville ? Le romancier se garde bien de le faire savoir, préférant laisser le lecteur dans le vague. Nous pencherions plutôt pour le bourg que pour la côte ; en regardant aujourd’hui de Buchy et de ses alentours en direction d’Argueil, on voit effectivement à l’horizon, comme l’indique le texte, sinon ce qui annoncerait une forêt, du moins une ligne d’arbres, dont il est cependant impossible de distinguer l’espèce.
À l’égard du toponyme Saint-Jean, voici ce que révèlent les brouillons concernant le passage. La première rédaction indiquait :
« les pentes presque à pic de la côte Saint-Pierre » (23) ; dans la version suivante, le toponyme subit une première modification :
« les pentes blanchâtres presque à pic de la côte Jean » (24) ; un nouveau changement survient lors de la troisième rédaction :
« les pentes /presqu’à pic/ de la côte /de S/ St Jean » (25).
Le toponyme satisfaisant semble enfin trouvé, non sans une dernière hésitation dans le quatrième brouillon :
« les pentes de la côte St Jean Pierre » (26).
Cette série de tâtonnements, d’ailleurs habituels chez Flaubert, prouve sans besoin de commentaire que le toponyme en question est bien un produit de l’imagination.
En ce qui concerne le toponyme de la côte des Leux, il est possible que Flaubert se soit inspiré du Mont-aux-Leux, mais il est probable que, ne disposant pas de carte d’état-major, le toponyme lui était inconnu. Ne pourrait-on alors envisager qu’il l’ait créé à la façon dont il en a créé d’autres ? C’est-à-dire en altérant ou déformant un toponyme réel, même à l’aide d’un calembour. Ne pourrait-on pas y voir l’évocation d’un nom bien connu, d’un écho familier comme celui de Canteleu ? Il ne faut pas oublier, d’autre part, qu’il existe dans les parages de Croisset, entre Canteleu et Montigny, le lieu-dit Le Chêne-à-Leu, dont le dernier élément pourrait avoir été employé dans la création du toponyme.
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En ce qui concerne les itinéraires, la critique a concordément reconnu que la fameuse randonnée du fiacre, à travers Rouen et sa banlieue, est absolument impossible d’après le parcours que le romancier s’est donné la peine de fournir, il ne nous semble pas, cependant, que son attention ait été attirée par les autres itinéraires qui, à vrai dire, sont décrits avec beaucoup moins de détails. Tâchons de suivre d’abord les traces des époux Bovary, quittant Tostes pour s’établir à Yonville.
Le chemin le plus court pour rejoindre la Boissière, située sur la grande route qui mène de Rouen en Picardie, passe par Saint-Victor-I’Abbaye et Saint-Saëns ; de la Boissière, la route passe ensuite par Buchy et puis côtoie la vallée du Héron. Cependant, Charles et Emma ne prennent pas par le chemin le plus court, mais semblent s’être rendus d’abord à Rouen, où ils ont pris la diligence qui les a menés à Yonville. Ce n’est d’ailleurs que de cette façon que s’explique l’expression du texte : « On quitte la grande route à la Boissière » ; en venant de Saint-Saëns on ne quitte pas la grande route, on la traverse simplement. Cet itinéraire est confirmé par une autre indication, que le texte nous apprend par la suite ; le curé de plâtre qui ornait le jardin de Tostes, « s’était écrasé en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix », en tombant de la charrette.
Si les époux Bovary ont pris la diligence à Rouen, pourquoi remonte-t-elle la grande route jusqu’à la Boissière, pour redescendre ensuite à Buchy, et ne la quitte-t-elle pas près de Vieux-Manoir ? Il est évident que l’Hirondelle ne reliait que Yonville à Rouen, mais le romancier ne dit pas que Charles et Emma se sont rendus dans la capitale normande, comme il ne dit pas qu’ils prirent le chemin le plus court. Ce qui nous semble plus surprenant, c’est que même la charrette du déménagement passe par Rouen ; c’est du moins la déduction qu’impose un des brouillons, où l’écrivain n’avait pas encore indiqué Quincampoix mais le Boisguillaume (27). On peut très bien admettre qu’à Tostes il n’y avait pas de diligence pour Yonville, mais il est impossible d’admettre qu’à Tostes il n’y avait pas de charrettes. Si l’on songe en outre que dans le premier des deux brouillons, concernant la description de la route qui mène à Yonville, l’auteur avait commencé par écrire :
« de Rouen à Yonville la route monte pendant cinq lieues » (28), l’hypothèse que tout le monde se rend à Rouen pour rejoindre Yonville est confirmée. Flaubert aurait-il oublié que ses héros habitaient à Tostes ? C’est possible ; mais nous préférons croire qu’il entendait faire de Rouen le centre d’où tous ses personnages partent et vers lequel ils sont attirés (29).
Voici maintenant l’itinéraire de Charles, lorsqu’il se rend pour la première fois aux Bertaux : « il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor ». À ces toponymes, ajoutons celui de Vassonville cité un peu plus loin, où attendait le garçon qui devait conduire Charles jusqu’à la ferme. Pour illustrer cet itinéraire de la façon la plus claire, nous jugeons qu’il n’est meilleur moyen que de tracer son diagramme. (A)
DIAGRAMME A
Le parcours qui apparaît de ce diagramme est tout à fait stupéfiant. Charles commence par se diriger vers le nord ; puis, arrivé à Longueville-sur-Scie, à 17 kilomètres de Tostes, il rebrousse chemin, revient en grande partie sur ses pas et, après 16 kilomètres de route, passe par Saint-Victor-l’Abbaye, pour revenir encore sur ses pas en se redirigeant au nord, et retraverser Vassonville. Tel étant l’itinéraire de Charles, nous nous refusons à tenter de localiser les Bertaux — même s’il est certain qu’on doit les placer entre Vassonville et Saint-Victor (30) — car il est parfaitement clair qu’il s’agit d’une ferme imaginaire.
En considération du fait que le texte n’indique que les toponymes de Longueville et Saint-Victor sans leur affixe, il se pourrait que nous l’ayons sollicité à notre tour, si l’écrivain avait en vue d’autres villages homonymes. Il existe en effet d’autres Saint-Victor en Normandie, mais il n’existe point d’autres Longueville ni Vassonville, que nous sachions ; donc, le toponyme Saint-Victor cité dans le texte ne peut être que Saint-Victor-l’Abbaye, situé à 6 kilomètres à l’est de Tostes, qui a de nos jours perdu le s de la première syllabe et pris l’accent circonflexe. Ce qui vient ôter jusqu’au moindre doute sur l’identité des toponymes, c’est un brouillon indiquant deux autres toponymes : la Croix de Bonneval et Auffay (31). Le premier a tout l’air d’un toponyme imaginaire (dans le nom composé, l’adjectif est au féminin tandis que le substantif est au masculin) ; le second toponyme est le nom d’un village situé à 6 kilomètres au nord de Saint-Victor, sur la route départementale menant à Longueville. Il existe un autre Auffay dans le pays de Caux (32) ; mais la réunion des trois toponymes (Saint-Victor, Vassonville et Auffay), que l’on ne retrouve point ensemble ailleurs, révèle incontestablement que les deux toponymes employés dans le roman sont bien Longueville-sur-Scie et Saint-Victor-I’Abbaye.
Ayant ainsi répondu à une possible objection, nous sommes en droit de nous demander si l’auteur ne se moque pas de ses lecteurs, en cette occasion, d’autant plus que selon cet itinéraire, Charles ne fait qu’aller et revenir sur ses pas. À notre avis, l’intention de Flaubert n’est certes pas de se moquer des lecteurs, mais simplement de les dérouter ; à cet effet, il a soin de présenter Charles « encore engourdi par la chaleur du sommeil » (33), se laissant « bercer au trot pacifique de sa bête », image qui nous semble inspirée d’un de ses souvenirs personnels du voyage en Orient (34). Cette image devait entraîner, peu vraisemblablement toutefois, le va-et-vient du cheval qui ignorait la route des Bertaux et sentait les rênes sur son cou ; le dernier brouillon cité (voir note n° 31) confirme qu’il en est ainsi, car Charles, se réveillant tout à coup, s’aperçoit d’avoir perdu sa route, en voyant le clocher de Saint-Victor, et revient en arrière.
L’itinéraire de Charles étant ainsi retracé, on constate que les six lieues du texte, séparent Tostes des Bertaux, sont une indication fantaisiste. En additionnant aux 17 kilomètres de Tostes à Longueville, les 16 de Longueville à Saint-Victor, puis les 3 de Saint-Victor à Vassonville et, enfin, une demi-lieue environ pour arriver aux Bertaux, on obtient une somme de près de dix lieues. Il est vrai que le texte précise qu’il s’agit de « lieues de traverse », il y aurait donc quelque chose à ajouter par la route ; mais, si l’on considère que 1) « La plate campagne s’étalait à perte de vue » ; 2) que Longueville se trouve presque au nord de Tostes ; 3) que Saint-Victor se trouve exactement au sud de Longueville ; 4) que la route qui relie ces deux dernières localités, suivant la vallée de la Scie, semble le chemin le plus court — qui est d’ailleurs celui du chemin de fer — il ressort que les lieues de traverse allongeraient la route au lieu de l’abréger, et explique le chiffre de dix lieues que l’écrivain avait d’abord indiqué et qu’il réduit par la suite à six, tout en laissant son itinéraire tel quel ou presque.
Il est certain, à notre avis, que le profond psychologue qu’était Gustave Flaubert était parfaitement convaincu que les lecteurs ne se soucieraient guère de l’invraisemblance de cet itinéraire, ainsi que des autres, parce que toute leur attention se concentrerait sur le développement du récit, et qu’il était suffisant de citer des noms de lieux réels pour donner l’illusion de la réalité. Cet axiome nous semble suffisamment démontré par tout ce que nous venons de dire ; nous en donnerons cependant une dernière preuve. Laissant de côté l’incongruité signalée entre les distances textuelle et réelle, c’est-à-dire acceptant comme valable le chiffre fourni par le romancier, il est intéressant de se demander où mènent ces « six bonnes lieues de traverse ». On laissera également de côté l’invraisemblable itinéraire, parce que si l’on prend des chemins de traverse, cela veut dire qu’on entend suivre la ligne la plus droite possible. Le résultat qu’on obtient est lui aussi surprenant.
De quelque côté que l’on se tourne, on s’aperçoit que les six lieues mènent dans le voisinage de grandes villes, telles que Rouen et Dieppe, ou de petites villes, telles que Neufchâtel et Yvetot. 29 kilomètres de route séparent aujourd’hui Tostes de Rouen, au sud, et de Dieppe au nord ; Neufchâtel est à 34 kilomètres à l’est de Tostes, tandis qu’Yvetot n’en est qu’à 23 à l’ouest. Par conséquent, dans quelque direction que l’on veuille placer les Bertaux, par rapport à Tostes, on se retrouve toujours, au bout de six lieues, près de villes où le père Rouault n’avait que l’embarras du choix quant aux médecins, voire même praticiens, qui pouvaient le soigner. Évidemment, telle n’était point l’intention de l’auteur ; ce dont il avait besoin, c’était d’un obscur officier de santé, qui ne pouvait résider que dans une petite bourgade.
D’après l’itinéraire que nous avons retracé, les Bertaux doivent être placés à une lieue environ à l’est de Tostes ; le romancier a multiplié la distance pour deux raisons principales, à notre avis. En premier lieu, parce que, selon un principe constamment appliqué, il se refuse à toute indication trop réaliste ; ainsi qu’il brouille délibérément les pistes, il brouille délibérément les distances. En second lieu, l’indication de la distance réelle aurait privé le récit de son aspect comique, et nui à la caractérisation foncière de Charles. Pour que celui-ci pût s’endormir chemin faisant, il était non seulement indispensable d’interrompre son sommeil au beau milieu de la nuit, et donc de le faire se lever de très bonne heure (35), mais aussi de lui faire parcourir un assez bon nombre de lieues, de sorte que, « bien enveloppé dans son manteau » et bercé par le trot de son cheval, il pût se rendormir : une petite distance ne l’aurait pas permis.
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D’après les indications du texte, on a montré que les Bertaux doivent être situés entre Saint-Victor et Vassonville, et que l’emplacement de Yonville est à une lieue environ au sud de Buchy ; nous allons voir maintenant comment s’y prend le père Rouault pour relier les Bertaux à Yonville, en nous aidant toujours du texte. On n’y trouve que deux toponymes, tous deux réels : Maromme et Quincampoix. Bien que l’on sache désormais à quoi s’en tenir, nous jugeons qu’ici aussi le diagramme (B) illustrera l’itinéraire beaucoup mieux que nous ne saurions le faire.
Comme le précédent, cet itinéraire ne manque pas de stupéfier, provoquant en outre une impression d’incrédulité. Au lieu de se rendre à l’est à Saint-Saëns, et de descendre ensuite sur Buchy, le père Rouault prend une tout autre direction : l’ouest. Le lecteur est pris d’étonnement en lisant qu’il passe par Maromme, c’est-à-dire qu’il touche aux portes de Rouen après une trentaine de kilomètres, car cela l’oblige à en faire presque autant en direction nord-est pour rejoindre Buchy, en passant par l’habituel Quincampoix, et arriver enfin à Yonville. L’impression d’extrême étonnement qui nous saisit à la vue d’un tel itinéraire vient du fait que le père Rouault n’est pas du tout le lourdaud qu’est son gendre ; mais aussi et surtout parce qu’une triste nouvelle le pousse à se rendre à Yonville le plus tôt possible, et que le meilleur moyen d’y parvenir, c’est de prendre par le chemin le plus court. En outre, l’écriture de ce trajet a l’empreinte d’un dynamisme effréné et d’une énergie qui frise la violence ; cela est confirmé par toute une série d’images : « Parti ventre à terre », « bondit au sac d’avoine », « renfourcha son bidet, qui faisait feu des quatre fers », « il but trois cafés l’un sur l’autre », nous donne une idée éloquente de ce dynamisme ; tandis que « Il […] enfonça la porte d’un coup d’épaule » et « penché sur son cheval qu’il bâtonnait à grands coups, et dont les sangles dégouttelaient de sang » révèlent bien quelle énergie animait le père d’Emma.
DIAGRAMME B
Nous sommes donc en présence ici d’une profonde entorse au principe esthétique de faire vrai ; cette entorse montre de façon éclatante que Flaubert préfère être taxé d’invraisemblance plutôt que de rendre un parcours ou un lieu identifiable. L’invraisemblance est d’autant plus frappante que le père Rouault (ainsi que Charles), à la différence des époux Bovary, obligés de se servir d’un moyen de locomotion lié à la route, étant à cheval jouit d’une liberté de mouvement absolue, lui permettant, au besoin, de sauter les haies ou de passer par-dessus les trous des fossés pour abréger son chemin. II est donc probable que ces invraisemblances constituent les points défectueux du roman, que l’auteur lui-même reconnaissait (36).
De tout cela, il se dégage à notre avis une seule conclusion : Flaubert a tellement altéré la topographie du pays qu’il est impossible de s’y reconnaître ; et il a si bien brouillé les pistes de ses itinéraires qu’il a créé un tel inextricable labyrinthe qu’en ne saurait en sortir, pas même avec le fil d’Ariane.
Les toponymes imaginaires, d’autre part, contribuent remarquablement à réaliser le propos de l’auteur ; c’est-à-dire que, employés à côté de toponymes réels, ils donnent parfaitement l’illusion de la réalité ; une réalité composée de toutes pièces, même d’éléments disparates, ainsi que nous l’avons vu. Les toponymes imaginaires se divisent en deux groupes : imaginaires proprement dits et altérés.
Parmi les premiers, outre Yonville-l’Abbaye, les Bertaux, la Rieule et la Côte Saint-Jean dont on a déjà parlé, citons : Andervilliers, la Vaubyessard, la Huchette, Givry-Saint-Martin ; citons également la Pâture qui n’est qu’un nom commun, ainsi qu’on le verra tout à l’heure, malgré que le romancier l’ait orné d’une majuscule. Parmi les toponymes altérés, après avoir parlé de la côte des Leux, nous ne nous occuperons que de Sassetot-Ia-Guerrière.
Commençons par les Bertaux. La toponymie nous permet de prouver que le nom est imaginaire. Le son de la syllabe finale est familier dans le pays de Caux ; on pourrait dresser une liste de plus d’une cinquantaine de toponymes ayant cette même caractéristique ; nous ne citerons que ceux que l’on rencontre dans les six lieues à la ronde de Tostes : Beautot, Bellintot, Bennetot, Bonnetot, Brametot, Butot, Cidetot, Criquetot, Critot, Ectot-l’Auber, Ectot-lès-Baons, Fultot, Gonretot, Gretot, Lintot-les-Bois, Louvetot, Prétot, Runetot, Saboutot, Sassetot-le-Malgardé, Seltot et enfin Yvetot. Il ressort très nettement de cette liste que, si le radical des toponymes répond à une grande variété de formes et de sons, ce qu’on pourrait appeler le suffixe a, au contraire, non seulement un même son mais aussi une même forme ; d’autre part, il ressort avec la même netteté que pas un des toponymes cités n’a la voyelle tonique diphtonguée, et que pas un n’est au pluriel. Ces deux différences morphologiques dans un même morphème révèlent, sans contredit, l’origine imaginaire du toponyme.
Le toponyme Pâture mérite une attention spéciale, car parmi les planches dont M. Herval a orné son ouvrage, il y en a une qui reproduit un lieu nommé : la Pâture (37) ; d’après ce que nous avons montré jusqu’à présent, on ne saurait croire que Flaubert ait pu déroger au principe de la composition constamment appliqué ; tout ce que l’on peut accorder, c’est que l’écrivain se soit inspiré d’un élément du dit lieu, qu’il a ensuite assemblé à d’autres afin d’obtenir un paysage qui n’existe nulle part. En effet, nous croyons pouvoir affirmer que Flaubert n’avait pas en vue tel ou tel lieu, parce que le terme pâture est employé dans le sens pâturage ; comme de coutume, nous nous appuierons sur l’autorité des manuscrits.
Dans la première des quatre rédactions qui nous sont parvenues de ce passage (folios 28 verso, 70 verso, 50 recto et 49 recto du ms. g 223-2), le romancier faisait dire à Léon, au cours de son premier entretien avec Emma :
« dans la belle saison je vais m’asseoir aux ***.
c’est un lieu qui (* description du lieu) et je
reste là à regarder le soleil couchant ».
Ce premier jet montre clairement que l’écrivain n’a pas encore songé, ou n’a pas encore trouvé un toponyme qui lui plaise ; et qu’il n’a pas encore clair à l’esprit le lieu qu’il décrira. Il s’agit donc d’une esquisse de cette partie du dialogue que Flaubert se propose de développer par la suite, ainsi qu’il se le rappelle à lui-même par l’expression entre parenthèses. On ne peut donc exclure, à ce stade de la composition, que le développement ne s’inspire d’un modèle réel. Passons donc à la seconde rédaction :
« Il y a un endroit que l’on nomme la Pâture, au /bas de la/ h[au]t de la côte St-Jean, sous /le/ à la lisière du bois ».
Le toponyme a donc été choisi et, ce qui plus est, Flaubert l’a écrit sans aucun tâtonnement. Cependant, l’article qui le précède avait d’abord été écrit au pluriel (le a est surchargé au e), selon l’intention de la première rédaction indiquant l’article contracté au pluriel. Si l’auteur a trouvé le toponyme qui lui convenait, il n’en est pas de même pour le lieu. Il l’avait d’abord placé au bas de la côte, qui n’était certes pas la position idéale pour admirer le soleil couchant ; il cancelle immédiatement l’expression et la remplace par l’adverbe « haut », ajoutant une localisation imaginaire, la côte Saint-Jean. En outre, l’expression « sous le bois » qui n’était pas trop heureuse non plus, cède la place à une expression plus propre. La description s’étendait ensuite au paysage alentour dominé par la pâture : la prairie avec les bestiaux et le cours d’eau bordé de saules. Dans la troisième rédaction, le toponyme Saint-Jean, qui conférait peut-être une empreinte réaliste à la Pâture, est supprimé à son tour, et le terme « bois » est remplacé par « forêt ». Le caractère vague de la description étant ainsi accentue, nous nous croyons autorisés à affirmer que le toponyme Pâture s’inscrit dans cette optique et que, par conséquent, il est employé dans son acceptation de pâturage. D’autre part, l’emploi du nom dans cette acception s’inscrit aussi dans l’optique comique où l’auteur a placé son héros. Nous avons déjà eu l’occasion de souligner cette intention (38) ; la promenade à la Pâture, au milieu des bouses de vaches — bien que la suppression de l’image de Léon assis en ait atténué le ridicule — nous paraît une confirmation convaincante.
L’exemple décisif que Flaubert emploie le terme pâture dans le sens de pâturage est offert par un autre brouillon. Dans un passage supprimé par la suite, Emma et Rodolphe étant un jour ensemble sur la berge du cours d’eau doivent se cacher derrière des fagots de bois,
« pour laisser passer les vaches qui s’en revenaient de la pâture » (39).
Le romancier donnait ensuite force détails sur le troupeau ; l’intérêt qu’il attachait à ce passage est démontré par le fait qu’il l’a repris jusqu’à la rédaction définitive (cfr. ms. g 221, folio 328), où le terme « pâture » laisse la place à « prairie » (40).
En ce qui concerne les autres noms imaginaires, nous n’examinerons que celui de la Vaubyessard, parce qu’il permet de mettre en relief une des manières de Flaubert de créer ses toponymes. Ainsi que celui de Bonneval, dont on a souligné la concordance erronée entre substantif et adjectif, le toponyme Vaubyessard paraît composé de deux éléments. Les noms de lieux composés avec val, sont assez fréquents en Normandie ; moins fréquents ceux composés avec vau, comme en témoigne la liste suivante de toponymes du pays de Caux, Beauval-en-Caux, Mesnil-Sauval, Pierreval, Saint-Vaast-du-Val, Val-de-Saâne, Le Valmartin, la Vaupallère, le Ver-à-Val.
De cette liste il ressort que l’affixe concorde en genre avec le nom auquel il est rattaché ; le terme vau, ancienne forme de val, est généralement féminin ; en Normandie il ne semble employé qu’au féminin, comme le révèle la Vaupalière (dans Pierreval, Pierre est nom propre, comme Valmartin, et non pas nom commun). Selon sa terminaison, le toponyme Vaubyessard créé par Flaubert doit être considéré comme étant masculin ; sa forme correcte serait alors : le Valbyessard. En effet, non loin de Croisset, au-delà de Dieppedalle, se trouve une localité nommée Les Chênes Biessard qui est, de toute évidence, un toponyme masculin. Est-il hasardeux de supposer que Flaubert connaissait le toponyme sinon la localité ? N’ayant pas encore vu les brouillons sur ce point, nous nous limiterons à répondre qu’il nous paraît très probable que c’est bien sur ce toponyme réel qu’a été forgé la Vaubyessard. L’erreur morphologique délibérée s’inscrirait, elle aussi, dans le propos de l’écrivain afin d’éviter toute possibilité d’identification ; le changement de genre a dû être Jugé indispensable, car le masculin laissait peut-être subsister une relation trop visible.
Le même changement erroné de genre est appliqué dans le toponyme altéré Sassetot-la-Guerrière, créé par la réunion d’un élément réel et d’un autre imaginaire. Ce toponyme est évidemment modelé sur celui de Sassetot-le-Mauconduit, ou bien de Sassetot-le-Malgardé, situés tous deux non loin de Cany, le premier à l’ouest et le second à l’est. Mais comme l’indique nettement l’article de l’affixe des deux toponymes réels, Sassetot est un nom masculin ; l’emploi d’un affixe et d’un article féminins — pour justifier le changement de genre du nom composé — est donc une erreur volontaire.
De quelque côté qu’on l’examine, et l’excellente étude de M. E. Hollingsworth Deudon en est une autre pertinente démonstration (41), il apparaît clairement que Madame Bovary est bien une pure invention.
Giovanni BONACCORSO
(Messine)
(1) Ces recherches se trouvent réunies dans l’ouvrage de R. Herval : Les Véritables Origines de « Madame Bovary ». Préface de P. Cogny (Paris, 1957). L’analyse des différentes études a permis de montrer aisément la faiblesse foncière de chacune d’elles. À cette liste, ajoutons les études publiées parla suite : R. Venzac : Au pays de Madame Bovary (Genève-Paris, 1957) ; R Vérard : Épilogue de I’ »affaire Bovary ». La victoire de Ry (Rouen, 1959) ; R. Bismut : Et si Yonville était Lyons-la-Forêt ? (dans Les Amis de Flaubert, décembre 1972).
(2) Cfr. R. Herval : op. cit., page 16.
(3) Portant à l’appui de sa thèse des documents d’archives concernant l’église de Forges qui possédait « une tribune de bois sur laquelle se trouvait un orgue », M. Herval s’est vu contraint, à cause de la différence entre modèle et création littéraire, à rédiger une note au bas de la page (cfr. ibidem, page 126, note n° 21), où il affirme : « C’est évidemment cette tribune que Flaubert appelle assez improprement d’ailleurs « un jubé pour les hommes ». Ce qui signifie,en d’autres termes, que Flaubert ne connaissait pas son vocabulaire.
(4) Cfr. G. Bonaccorso : L’influence de l’Orient dans les « Trois Contes », II ; Bulletin n° 51, décembre 1977, pages 29-30.
(5) G. Flaubert : Correspondance, lettre à Cailteaux du 4 juin 1857 ; t. 13, page 585. La citation, ainsi que les suivantes — même d’ouvrages différents — se rapporte à l’édition des « Œuvres complètes de Gustave Flaubert », publiée par le Club de l’Honnête Homme (Paris, 1971-1975).
(6) Ibidem, lettre du 7/8 juillet 1853, t. 13, page 373.
(7) Ibidem, lettre du 6/7 juin 1853, t. 13, page 356.
(8) Voir notamment les ouvrages cités de R. Herval et G. Venzac.
(9) Cfr. G. Flaubert : Madame Bovary ; manuscrit g 223-1, f° 181 v°, de la Bibliothèque municipale de Rouen. Il va sans dire que nous respectons toujours l’orthographe des manuscrits, à l’exception des accents.
(10) Cfr. R. Herval : op. cit., page 113.
(11) Ibidem, page 106.
(12) Cfr. Madame Bovary, Appendice, scénario III ; t. 1, page 440.
(13) L’étymologie de la Rieule donnée par M. Herval nous trouve entièrement d’accord ; elle s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans l’optique de la généralisation, qui est un des principes esthétiques de Flaubert. D’autre part, voici ce qu’on lit dans ce que nous retenons le premier brouillon du passage (nous indiquons entre barres obliques tout ce qui est cancellé, et en gras ce qui est ajouté en interligne ou en marge) : « une longue vallée qu’arrose la Rieulle, / entre les g[ran]des routes d’Abbeville et celle de Beauvais. / petite rivière Cours d’eau qui se jette dans la rivière d’Andelle après / un parcours de dix lieues / » (cfr. ms. g 223 2, f° 3 r° » ). Aucun des cours d’eau qui se jettent dans l’Andelle n’a une telle longueur ; le Héron n’a qu’une dizaine de kilomètres, et le Crevon qu’une vingtaine.
(14) Sur la probable inspiration réaliste de ce changement, et sur la manipulation du manuscrit, cfr. G. Bonaccorso : Sul testo di « Madame Bovary » (dans « Rivista di Letterature Moderne e Comparate » ; XXXI, 2 juin 1978).
(15) La liste de localités dressée par Flaubert, que nous avons publiée dans notre article Sul testo di « Madame Bovary » (cfr. ibidem, page 140, note n° 19), autorise notre hypothèse.
Cette liste comprend des toponymes réels et imaginaires ; et Flaubert s’en est servi pour la création de la scène des prix, aux Comices agricoles. Une partie des toponymes est passée dans le roman, mais la plupart ont été supprimés après avoir été employés dans les brouillons. Par contre, le toponyme imaginaire de Givry-Saint-Martin, qui se trouve dans le texte, ne figure pas sur la liste.
(16) L’expression « l’on continue à plat » ne sied point à la contrée ; son aspect physique est constitué par une suite de montées et de descentes.
(17) M. Pierre Cogny a relevé un élément dont Flaubert a dû se servir dans sa composition : « au cours du voyage en Bretagne toujours, Flaubert a dû noter sur la côte, près de Lorient, « deux régions de physionomie distincte » […] Finistère-Morbihan » (cfr. Préface à R. Herval : op. cit, page VII).
(18) Dans les brouillons (cfr. ms. g 223-1, folios 297 r°, 296 r°, 294 r° et 298 r°), on remarque les hésitations de Flaubert à ce sujet : « on partit de Tostes après Pâques », « aux fêtes de Pâques », « au mois de mai », et enfin « au mois de mars ».
À notre avis, Flaubert n’a pu se soustraire à l’invraisemblance de la notation, n’ayant pas d’autre moyen pour que l’on puisse distinguer, de loin, les blés des prés. D’autre part, il a dû juger indispensable de mettre en relief la principale culture du pays ; Il a été ainsi amené à enfreindre la loi des saisons. Cette liberté, et celle qu’on a soulignée dans la note précédente prouvent que les lieux où est situé Yonville appartiennent au domaine de l’imagination.
(19) G. Flaubert : Madame Bovary. Ébauches et fragments Inédits, publiés d’après les manuscrits par G. Leleu (Paris, 1936) ; t. II, page 32. Nous n’avons pas eu le loisir d’examiner le brouillon cité par Gabrielle Leleu (ms. g 223-3, f° 285 v°) ; il nous semble cependant qu’il y a erreur de lecture dans la citation. À notre avis, le pronom relatif ne devrait pas être sujet mais complément, et le verbe devrait être au pluriel ; Il est évident que ce sont les peupliers qui bordent le sentier et non vice versa.
(20) Cfr. R. Herval : op. cit., page 109.
(21) Ibidem.
(22) Ibidem, page 93.
(23) Cfr. f° 1 r° et 81 v° du ms. G 223-1 ; cfr. également Madame Bovary, éd. Leleu, t. I, page 286.
(24) Cfr. ms. g 223-2, f° 5 r°.
(25) Cfr. ms. g 223-1, f° 115 v°.
(26) Cfr. ms. g 223-2, f° 4 r°.
(21) Ibidem.
(22) Ibidem, page 93.
(23) Cfr. f° 1 r° et 81 v° du ms. G 223-1 ; cfr. également Madame Bovary, éd. Leleu, t. I, page 286.
(24) Cfr. ms. g 223-2, f° 5 r°.
(25) Cfr. ms. g 223-1, f° 115 v°.
(26) Cfr. ms. g 223-2, f° 4 r°.
(30) Ce qui amène Charles à revenir encore une fois sur ses pas. Les Bertaux doivent être situés dans le voisinage de Saint-Victor plutôt que de Vassonville, parce que le soir des noces d’Emma, le père de Charles envoie acheter des cigares à Saint-Victor. Il est probable que Flaubert se soit inspiré, en partie, de la ferme que ses parents possédaient à Saint-Maclou-de-Folleville, à une demi-lieue de Saint-Victor (la demi-lieue qui sépare les Bertaux de la mairie ?).
(31) Cfr. ms. g 223-1, f° 47 r°.
(32) Il se trouve à une dizaine de kilomètres au sud de Cany, ville natale de Louis Bouilhet. Si l’on considère que d’autres toponymes de cette partie du pays de Caux figurent dans le roman, tels qu’Ingouville et Sassetot, un apport de Bouilhet dans le choix des toponymes s’avère très probable.
(33) Telle est bien la leçon voulue par Flaubert, que l’on trouve même dans le manuscrit du copiste. Le texte qui nous est parvenu : « Encore endormi par la chaleur du sommeil », présente un pléonasme tellement choquant qu’il ferait douter des dons d’écrivain de Flaubert. La modification de la leçon originale est due à une autre malheureuse manipulation de Maxime Du Camp qui a échappé au contrôle de l’auteur lors des éditions successives.
(34) Il ne nous semble pas qu’on ait jusqu’à présent soupçonné que Flaubert lui-même n’ait pas dédaigné de poser comme un des modèles de Charles ; voici pourtant l’image qui nous paraît avoir inspiré celle du texte : « Je dors sur mon cheval et je ne vois guère Nymphio que d’un œil entrouvert » (cfr. Voyage en Orient ; t. 11, page 35).
(35) La première Idée qu’avait eue Flaubert était de le faire partir à trois heures du matin ce n’est que dans la version définitive que survient la modification (cfr. ms. g 221, f° 26).
(36) Dans une lettre à Jules Duplan, Flaubert écrivait au sujet des comptes rendus sur Madame Bovary : « je n’en ai pas encore trouvé un qui me gratte à l’endroit sensible, c’est-à-dire qui me loue par les côtés que je trouve louables et qui me blâme par ceux que je sais défectueux » (cfr. Correspondance, lettre du 10 ou 11 mai 1857 ; t. 13, page 577).
(37) Cfr. R. Herval : op. cit., page 110.
(38) Cfr. G. Bonaccorso : Les parrains littéraires de Léon ; Bulletin n° 50. mai 1977, page 38.
(39) Cfr. ms. G 223-4 , f° 143 v°.
(40) À la relecture, Flaubert a dû juger que la description de la rentrée du bétail ralentissait trop le mouvement et dans le manuscrit du copiste elle n’apparait plus.
(41) Cfr. H. Hollingsworth Deudon : Gustave Flaubert et le souci de vraisemblance : la mort d’Emma Bovary ; Bulletin n° 53, décembre 1978, pages 4-11.