« Le Chèque » de Bergerat

Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 55 – Page 40

 

« Le Chèque » de Bergerat

Suite de l’article de Gérard-Cailly

 

En 1971, le défunt M. Émile Gérard-Cailly publia un article dans ce « Bulletin » établissant que la nouvelle d’Émile Bergerat Les drames de l’honneur : le Chèque (publié en 1893) fut inspirée par un véritable chèque tiré en faveur de Flaubert par « une jeune gouvernante anglaise, celle-là même, semble-t-il, qui s’occupait de la petite nièce Caroline à Croisset ». Par « ce Chèque », elle entendait payer « sa propre personne » à Flaubert quand il le désirerait. Gérard-Cailly affirme que ce chèque ne fut pas honoré, ici ou ailleurs, car il eût été indélicat et dangereux de remplir cet engagement à Croisset « entre la mère et la petite nièce ou bien même en escapade à Rouen. Il fallait attendre le retour de la jeune gouvernante dans ses foyers, en Angleterre ». Alors, sous un prétexte quelconque, Flaubert se rendit à Londres où Gérard-Cailly dit que M. Francis Ambrière lui a assuré que le chèque a été honoré. C’est M. Ambrière, affirme-t-il, qui lui a montré ce chèque dans les bureaux du Mercure de France ; il était « tout à fait semblable à celui du roman de Bergerat, mais celui-là parfaitement réel ». Aucune date précise n’est donnée (1).

Dans le roman de Bergerat, l’héroïne écrit vingt-cinq chèques en blanc en faveur d’un jeune homme dont la famille a été ruinée par le père ; il complète chaque chèque avec une partie de son corps (Bergerat donne comme exemple : les mains, les bras, les cheveux et les lèvres mais jette un voile pudique sur le reste). Gérard-Cailly commence son article par la description de la visite au fils de Bergerat, Théo, et à sa femme qui séjournaient dans une villa appartenant aux Bergerat, entre Dinard et Saint-Lunaire, où Gérard-Cailly avait lu récemment Le Chèque. C’est vingt-cinq ans après sa visite, quand Bergerat fut décédé, qu’il discuta de Flaubert avec M. Ambrière qui, selon Gérard-Cailly, lui montra le vrai chèque tiré en faveur de Flaubert dans les bureaux du Mercure. « Je citai à mon confrère le roman de Bergerat, qu’il ignorait ». Il n’émit aucun doute quant au fait que Bergerat avait construit sa nouvelle là-dessus. Gérard-Cailly allait établir que Bergerat (gendre de Théophile Gautier) était un ami intime de Flaubert dans ses dernières années, malgré sa vieille devise : « Cache ta vie », Flaubert se racontait volontiers à quelques proches et il a dû raconter à Bergerat l’histoire de la gouvernante anglaise qui aboutit à la nouvelle : Le Chèque.

D’après l’article de M. Gérard-Cailly, la jeune gouvernante anglaise ne peut qu’avoir été Juliet Herbert et l’existence d’un tel chèque — s’il est authentique — doit radicalement compter dans toute description de sa personnalité (même si l’on suppose que cela a pu être une plaisanterie entre Gustave et Juliet). J’ai écrit à M. Ambrière pour lui demander s’il pouvait éclaircir davantage cette affaire. Je lui ai dit combien cela semblait être éloigné du caractère d’une gouvernante anglaise de l’époque victorienne, du comportement de Juliet chez elle (ce que je démontre dans mon livre) et aussi, que s’il avait encore ce document, qu’il veuille bien m’en envoyer une photographie, il serait possible d’en établir l’authenticité en comparant la signature avec celle de la photographie de la signature de Juliet sur son testament que je possède. En même temps, je mentionnai plusieurs questions restées sans réponses que soulève l’article de M. Gérard-Cailly ; par exemple : le chèque a-t-il été honoré en Angleterre, dans ce cas il a dû rentrer en possession de Juliet et il y a peu de chance pour qu’elle ait gardé un document aussi compromettant.

M. Ambrière m’a répondu très aimablement le 18 novembre 1978, m’informant que jusqu’à ce qu’il reçoive ma lettre, il ignorait l’existence de l’article de Gérard-Cailly car depuis une trentaine d’années il a cessé d’être « un flaubertiste actif » et qu’il ne lit pas le Bulletin. Bien entendu, il ne savait pas que Gérard-Cailly avait évoqué son témoignage et en fut d’abord étonné : « Je n’ai jamais entendu parler de chèque en ce qui concerne les rapports de Juliet Herbert et de Flaubert et, par conséquent, je n’ai jamais tenu à quiconque les propos que M. Gérard-Cailly me prête. J’en ai même été indigné sur le moment ». M. Ambrière donne alors une explication. En 1938, il trouva dans une dispersion d’autographes un document qui constitue un engagement à payer à Flaubert « sa propre personne ». Il le publia, croit-il, dans une revue mais est encore incapable de citer le texte par cœur quarante ans plus tard (ceci dans sa collection d’autographes qui, semble-t-il, a disparu sans doute pendant la Seconde Guerre mondiale). On lit : « Je m’engage, quand la salle de bains de l’hôtel que je fais construire rue Chateaubriand sera prête, à livrer ma personne au sieur Gustave Flaubert, qui en usera et abusera selon sa volonté ». Seulement, la signature de ce chèque n’était pas celle de Juliet Herbert mais celle d’une courtisane bien connue : Esther Grimont, maîtresse d’Émile de Girardin (qui payait les factures de la maison en question). M. Ambrière ajoute que cette petite histoire amusa tous les flaubertistes et qu’il se pourrait bien qu’il en ait parlé à Gérard-Cailly à cette époque, mais en 1971 c’était un très vieux monsieur dont les facultés commençaient à diminuer et il se peut qu’il ait transféré à Juliet Herbert ce que M. Ambrière lui a dit d’Esther Guimont.

M. Ambrière a aimablement offert d’essayer de retrouver l’article qu’il a publié à l’époque mais il ne put y parvenir car (comme il me le dit le 16 février 1979) pendant la guerre : « Des officiers nazis ont habité mon appartement inoccupé et leurs ordonnances ont dû faire du feu avec une partie de mes papiers ». À la suite de cela, j’ai consulté le Mercure de France (mais je n’ai pas trouvé d’article de lui sur le chèque) et les différentes bibliographies et index ont donné des résultats négatifs jusqu’à ce que, à la suggestion du docteur A.-W. Raitt, ma compagne de recherches et moi-même recherchions dans les articles non indexés qui apparaissent à la fin de chaque numéro du Mercure… Ainsi, nous avons trouvé en fin de compte, sous le titre « Les Journaux », dans le volume 291 du 1er avril au 1er mai 1939 (pp 193- 195), une notice signalant que M. Ambrière avait publié un article qui s’intitulait « Quand Flaubert prenait livraison de la Guimont » dans l’Intransigeant du 2 mars 1939, l’article comprenant le texte du chèque. M. Ambrière, écrivant quarante ans plus tard, s’est en effet souvenu de son contenu avec une totale exactitude, si l’on excepte la substitution de « hôtel » pour maison et « selon sa volonté » au lieu de selon son plaisir, et excepté l’omission de « je l’ai juré ». La date de ce vrai chèque n’est donnée que dans la notice du Mercure : 23 mars 1859.

Cette date est importante car, comme je le montrerai dans mon livre, Juliet n’était plus en permanence à Croisset, qu’elle avait quitté en septembre 1857, et ne revint pas, sauf pendant les étés 1859-1861 (et peut-être en 1858). Elle était en Angleterre en mars 1859, année pendant laquelle Flaubert resta à Paris de la mi-février jusqu’en mai. L’interprétation de M. Ambrière, à propos de ce chèque, est qu’Esther Guimont l’écrivit pour se débarrasser de Flaubert, peut-être pour un moment ou pour de bon. Mais il semble que tôt ou tard Flaubert a découvert que les ouvriers avaient quitté la rue Chateaubriand car si le chèque a été honoré il doit naturellement avoir été rendu à Esther et, comme on le verra, cela semble expliquer comment il vint aux mains d’un vendeur d’autographes.

Esther Guimont (ou Guimond comme ce nom est quelquefois écrit) était bien connue, sinon célèbre ; femme d’origine obscure « qui débuta probablement comme grisette » (2). La notice du Mercure signalant l’article de Francis Ambrière dit qu’elle était née on ne sait où et dans un milieu social plus que modeste ; elle savait à peine écrire et son langage, quand elle était excitée, était celui d’une marchande de poissons. C’est François Guizot qui la tira de la boutique de couturière où elle était ouvrière et qui lui paya son premier appartement et ses meubles. « Guizot, en tant qu’ambassadeur à Londres de 1832 à 1840, fut de tous les hommes d’État français un de ceux qui estimèrent le plus l’Angleterre victorienne ; jusqu’en 1847, on le décrivait comme « incorruptible, autoritaire, très intelligent, sévère » (3). L’honorable M. Guizot, amant d’Esther Guimont, eut pour successeurs, parmi d’autres : Hugo, Sainte-Beuve, Musset, Émile de Girardln et Nestor Roqueplan. Elle se glorifiait d’avoir contribué enfin au dénouement de la Dame aux Camélias. Elle avait l’habitude de rendre visite à Alexandre Dumas fils. Une fois, quand il était pensionnaire, il vint lui rendre visite alors qu’elle délirait de fièvre avec une typhoïde et elle lui raconta les détails les plus intimes de sa vie et aussitôt il commença à écrire la fameuse scène de l’agonie de Marguerite Gauthier.

Arsène Houssaye raconte un incident qui eut lieu dans le club très fermé du Jockey-Club (il le tenait du prince Radziwill). Alors que les femmes du monde étaient opposées à l’entrée d’Esther et des autres femmes du demi-monde, elles envoyèrent le maître de cérémonie leur dire qu’elles n’avaient pas le droit d’entrer là. Esther répondit qu’elle était là pour le plaisir de « ces messieurs » et que si elle n’appartenait pas au monde de ces dames, elle appartenait à celui de ces messieurs. En partant, elle ordonna à son cocher de conduire à côté de la voiture d’une comtesse et improvisa une chanson qui fut chantée par le Tout Paris les jours suivants. Selon Houssaye, elle était la favorite de la jeunesse dorée, à cause de sa gaieté ; on la rencontrait même dans les dîners diplomatiques et elle connaissait tous les hommes d’État. Il ajoute une explication valable à la question pourquoi le chèque écrit à Flaubert a-t-il été conservé après qu’il soit revenu entre ses mains : elle avait l’habitude de vendre des autographes. Elle dit à Roqueplan et à Houssaye qu’elle avait 800 lettres de Girardin, qui refusait de les lui acheter. Il ne fait pas de doute que Flaubert fit de même et elle la vendit à un marchand. Esther mourut en 1879. Entre-t-elle plus ou moins dans la création de Rosanette dans l’Éducation sentimentale ?

HERMIA OLIVER

(Surrey, Angleterre)

La substance de cet article constitue l’appendice II de mon livre à paraître : Flaubert et une gouvernante anglaise : à la recherche de Juliet Herbert, qui sera publié par Oxford University Press en 1980.

 

(1) Bulletin des Amis de Flaubert n° 37, janv. 1971, pp. 37-38. J’ai une dette de)  reconnaissance envers le professeur Jean Bruneau pour avoir attiré mon attention sur cet article.

(2) Arsène Houssaye, Les Confessions : Souvenirs d’un demi-siècle (1830-1880) (Paris, Dentu, 1885).

(3) James Pope-Hennessy, Monckton Milnes : The Years of Promise (London, Constable 1951), p. 123.

(4) Houssaye, pp. 329.