Les Amis de Flaubert – Année 1980 – Bulletin n° 57 – Page 21
« Madame Dumesnil » a-t-elle existé ?
Dans Flaubert et ses projets inédits, Madame Marie-Jeanne Durry cite le folio no 34 du carnet — plutôt album — n° 19 que Flaubert couvrit de notes en 1862 et 1863. Ce folio porte l’esquisse d’un plan de roman que l’éditeur titre à bon droit « Le Roman de Madame Dumesnil ». Flaubert, lui, a écrit en tête du feuillet : « Romans … », mais n’a griffonné qu’un sujet. Il est vrai qu’au feuillet n° 35 apparaît « Madame Moreau (roman) », premier plan de L’Éducation sentimentale. (« Cela fait battre le cœur », écrit Madame Durry).
Donc, « Roman de Madame Dumesnil », quasi « non-incidenté » comme Flaubert avait dit aux Goncourt vouloir en « fabriquer ». « Madame Dumesnil exècre son mari bien qu’elle l’entoure en public de cajoleries — ignoble caractère de D … il la bat ». Alors elle se console par un luxe de toilette « où se réfugie un amour du Beau que Flaubert est loin de mépriser » (M.-J. Durry). Sa fille, malade, s’était attachée au docteur qui la soigne ; elle en est jalouse et la marie à un autre.
Une question vient tout naturellement : « Mme et M. Dumesnil portent-ils le nom de personnages réels dont l’auteur se serait inspiré ? Je puis seulement signaler qu’il est question de deux Dumesnil dans la Correspondance de Flaubert ». Et Mme M.-J. Durry de citer le Dumesnil qui est venu dîner à Rouen avec le sculpteur Préault et Armand Dumesnil, directeur au ministère de l’Instruction Publique.
Le premier cité est Alfred Dumesnil. En cherchant à établir s’il est possible qu’il ait inspiré Flaubert, nous allons pouvoir évoquer plusieurs figures importantes de la vie intellectuelle au siècle dernier. Dumesnil fut en effet le secrétaire de Lamartine, le gendre de Michelet, l’assistant d’Edgard Quinet, puis le beau-frère d’Élisée Reclus. À son propos, on peut évoquer trois « Madame Dumesnil » : sa mère et ses deux épouses, la première étant la fille de Michelet, la seconde la sœur d’Élisée Reclus. L’une d’elles et lui-même auraient-ils servi de modèles ?
Parler de Madame Dumesnil mère, c’est parler de Michelet.
Michelet était marié à Pauline Rousseau, fille d’un ténor de l’Opéra. Ils avaient deux enfants, Adèle et Charles. En 1838, Pauline meurt d’une phtisie que pourrait bien avoir aidée… quelque intempérance. Un ancien élève de Michelet, Pierre Chéruel, professeur d’histoire à Rouen, où Flaubert compte parmi ses propres élèves, invite le maître à venir se reposer en Normandie. (Il l’y avait déjà invité en 1831). Au cours de ce séjour, Chéruel recommande à Michelet un élève qui part à Paris poursuivre ses études : Alfred Dumesnil, fils d’un banquier à vrai dire nommé Ferdinand Poullain-Dumesnil (1). Alfred suivra les cours du Collège de France… accompagné de sa mère ! Étudiant particulièrement timide ? Peut-être, il n’avait pas 18 ans et l’on était en 1838… Mais ne serait-ce pas sa mère qui aurait trouvé là un prétexte à s’éloigner de Bihorel alors hameau de Boisguillaume, (2) où elle a vécu ses deuils et connu peu d’affection ; elle aura dorénavant un appartement à Paris, 30 rue Taitbout.
Elle n’est pas belle, mais charmante, enjouée, cultivée. Or, elle a été mariée à 17 ans à ce Ferdinand qui en avait 22 de plus, qui la délaisse et que tous les témoignages permettent de juger antipathique — « homme prosaïque et sec » dit Maître Papillard (3) — (ce qui n’autorise pourtant pas à penser qu’il la bat, comme le Dumesnil du projet de roman). Elle a eu cinq enfants, quatre sont morts, il ne lui reste qu’Alfred (donc pas de fille, à la différence encore de son homonyme du projet). Ajoutons qu’elle pratique fort bien la musique et la peinture, ce qui (toujours à la différence du roman non écrit) lui permet de « sacrifier au Beau » en d’autres domaines que la toilette… Enfin, elle est très pieuse.
Bref, en mars 1840, Adèle et Michelet se rencontrent pour la première fois. Le charme joue, et la séduction de l’intelligence. Michelet va vouer une grande passion à celle qu’il ira jusqu’à appeler « un type accompli de la France ». « Passion spirituelle », comme le dit Maître Papillard ? Il le semble bien. Madame Dumesnil a invité Michelet à la Sente Bihorel, puis à Vascœuil, sur les bords du Crevon, dans le magnifique manoir de La Forestière, que son mari a acheté en 1808. C’est là, en avril 1841, qu’ils s’avoueront leur passion. Mais Adèle est devenue une grande malade. En juin, elle accepte de quitter la rue Taitbout pour être mieux soignée chez Michelet, par sa fille, également prénommée Adèle. Dès septembre, la maladie saccage le fragile bonheur de ceux dont le « mariage secret » n’a pu être que symbolique (Ferdinand existait toujours) et n’a d’ailleurs été représenté que par un anneau de fer (4). C’est donc dans l’hôtel de Michelet, au 12 de la rue des Postes (devenue rue Lhomond) que se déroulera la longue agonie d’Adèle, dès le début de 1842. Elle prendra fin le 31 mai. Adèle n’avait que 42 ans.
C’est Michelet qui annonce la mort à Ferdinand, mari vraiment distant. Puis, bouleversé au point qu’il ne pourra écrire la biographie de celle qu’il considérait comme un être exceptionnel, il va chercher quelque apaisement dans un voyage en Allemagne, où l’accompagnent ses deux enfants et Alfred Dumesnil. En août, il revient chez son jeune ami Eugène Noël (qu’il avait connu par l’intermédiaire d’Alfred), au moulin du Tôt, dans la commune de Montcauvaire, sur les bords de la Clairette (5). L’année suivante, à Boisguillaume, Alfred Dumesnil épouse Adèle Michelet. Son père, Ferdinand, a fait la demande protocolaire (6). Le mariage civil a lieu le 24 juillet 1843, le mariage religieux le 3 août. Au moment de se mettre en route pour la Normandie, Michelet avait publié avec Edgar Quinet un volume formé de leurs deux cours de l’année : Les Jésuites, qui allait leur valoir les foudres de l’inévitable Louis Veuillot et de quelques autres dont Mgr Dupanloup. Que s’est-il passé en Michelet ? En 1841, la foi de Mme Dumesnil avait un peu accru son idéalisme. En 1842, il a souffert de l’emprise croissante sur elle de son confesseur, l’abbé Cœur, qui l’a quasiment écarté de l’agonisante. Le 4 août 1843, en revenant du mariage, il s’arrête à Rouen. Une longue méditation en l’église Saint-Ouen l’amène à la conclusion qui mûrissait en lui depuis longtemps : il rompt avec le christianisme. « C’est chose faite exprès, écrit-il, très méthodiquement, après avoir tout comparé : un consommatum est » (Journal). Telle est la contre-influence de Mme Dumesnil sur l’évolution de sa pensée. Elle le conduira à écrire en 1844 : Du Prêtre, de la Femme et de la Famille, véritable mise en garde à l’usage des maris !
À cette époque, Michelet multiplie les séjours en Normandie, chez Eugène Noël et à Vascœuil, où se sont installés Alfred et Adèle Dumesnil, deuxième du nom. On sait d’ailleurs quelle part importante de son œuvre fut rédigée à Vascœuil (7). Alfred écrira un Léonard de Vinci, De Rembrandt à Beethoven, L’Art Italien et quelques volumes de philosophie très idéalistes (Le Livre de Consolation, L’Immortalité…) mais il est d’abord le secrétaire de son beau-père. Il se partage entre Vascœuil et Paris. Le 24 février 1848, c’est lui qui conduit à l’Hôtel-de-Ville de Paris un Michelet que l’on a dit membre du Gouvernement Provisoire mais qui arrive trop tard pour l’être ! Le mois suivant, Alfred est candidat aux élections législatives … dans les Ardennes (étrange idée), sous le patronage de Michelet, Quinet, Lamartine et Béranger ! Cela ne lui suffit pas pour être élu. En Juillet, sous le nom de Dumesnil-Michelet, il est nommé professeur-suppléant d’Edgard Quinet au Collège de France.
Michelet, lui, est en correspondance depuis 1847 avec une admiratrice, la fille du secrétaire de Toussaint-Louverture : Athénaïs Mialaret. Il l’épouse le 12 mars 1849. Cependant, la IIe République évolue comme on sait ; quatre mois après le coup d’état, Quinet et Michelet sont révoqués, Alfred aussi, ipso facto. Il accepte un emploi de précepteur à Thann, où il perd une petite fille de six mois, Camille. Une autre naîtra, également prénommée Camille, en 1854 (8). Entre temps, il est devenu secrétaire de Lamartine en 1853. Mais le malheur fond sur lui en 1855 : Adèle, à peine âgée de 31 ans, meurt le 17 juillet.
Adèle et Alfred avaient peu apprécié le remariage de Michelet, mais Eugène Noël avait contribué à maintenir une bonne entente entre les deux couples. Elle survécut au décès d’Adèle, jusqu’en 1860, mais là les choses se gâtèrent entre Alfred et Athénaïs. Michelet cessa donc de travailler à Vascœuil. Un grand voyage, qui ressembla à un pèlerinage récapitulatif, le mena cette année-là à Bihorel, à Rouen où il dîna le 8 juin avec Flaubert et au Tôt, chez Eugène Noël.
La réponse à notre question : Madame Dumesnil a-t-elle existé ? peut à ce moment être l’objet d’une sérieuse approche.
Flaubert écrit le carnet 19 en 1862 et 1863. Adèle mère est morte depuis 1842. Quelques traits de sa biographie pourraient évoquer la « Madame Dumesnil » du projet (à vrai dire surtout l’éventuelle brutalité de Ferdinand), mais son décès date de 20 ans et rien ne permet de penser que Flaubert l’ait connue. Alfred serait-il, alors, un ami assez proche pour lui avoir fait des confidences sur sa mère ? C’est douteux, car rien non plus ne permet de penser que Flaubert ait bien connu Alfred. Ils sont nés tous les deux en 1821, ont fréquenté le même collège, ont eu le même professeur d’histoire qui les a tous deux distingués. Mais pourtant…
Il y a certes la lettre de Flaubert à Bouilhet que cite Mme M.-J. Durry et qui date du 17 juin 1856 : « J’ai su… que notre grand sculpteur (9) était venu à Rouen avec Dumesnil, le curieux symboliste, et ils ont dîné chez Delzeuse. Dîner d’artistes. » Mais lorsqu’il lui écrit, pour la première fois semble-t-il, le 20 ( ?) janvier 1857, pour solliciter l’aide de Lamartine dans le procès de Madame Bovary, le ton n’est pas celui de Flaubert avec ses anciens condisciples ni même avec ses relations habituelles : « Monsieur », écrit-il, concluant : « Permettez-moi, Monsieur, de vous serrer les mains et de vous offrir l’hommage de toute ma considération ». Le 21 janvier, Alfred lui communique cérémonieusement le rendez-vous de Lamartine. Ce n’est pas le climat qui permet les confidences …
Au surplus, Alfred aurait-il pu avoir scrupule à mettre en cause son père, toujours vivant et d’ailleurs sous son toit ? Les années qui suivirent n’ont guère dû resserrer les relations entre les deux hommes. Flaubert ne semble cité nulle part parmi les notabilités qui fréquentèrent peu ou prou Vascceuil ; Alfred n’est jamais cité parmi les visiteurs de Croisset. Beaucoup plus tard, lorsqu’il préparera Bouvard et Pécuchet, Flaubert semblera ignorer qu’Alfred, héritier des goûts de son grand-père paternel, a fait de Vascceuil « un paradis floral » et professe une certaine philosophie de l’horticulture. C’est à d’autres qu’il demandera des informations à ce sujet : Jules Godefroi, Gustave de Maupassant (le père de Guy), Maurice Sand …
Certes, Flaubert semble avoir son idée sur Alfred, puisque dans la lettre de 1856 il l’appelle : « le curieux symboliste ». Mais c’est une expression que l’on retrouvera sous sa plume lorsque, l’année suivante, il recevra l’invitation d’Elisa Schlésinger au mariage de sa fille, la veille même de la publication de Madame Bovary. « Cette coïncidence m’a étrangement remué, répond-il. N’y a-t-il pas là un « curieux symbolisme », comme on dirait en Allemagne ? » Mais lorsqu’une fois de plus, le 7 avril 1863, il emploie l’expression dans une lettre à Jules Duplan, Maurice Nadeau note : « Scie montée par Flaubert et Bouilhet dès leur jeunesse d’après une expression du « père Michelet » . On trouvera encore l’expression sous sa plume en 1876.
En fait, c’est Michelet que Flaubert connut le mieux. Il « blague » sa théorie des personnalités symboliques, mais il l’admire quasiment depuis l’enfance, plus ou moins au travers de Chéruel. Ce n’est pas par hasard que dès l’âge de treize ans il consacre ses premières tentatives littéraires à Isabeau, Marguerite de Bourgogne, le duc de Guise, puis vers seize ans à Louis XI. Bien que, plus tard, il veuille accabler l’auteur de L’Éducation sentimentale, Saint-René-Taillandier ne manque pas de perspicacité quand il trouve que la fin du roman imite « manifestement le style de M. Michelet dans les derniers volumes de son Histoire de France » (11). De plus, à l’époque précisée où il écrit son carnet n° 19, Flaubert a des relations étroites et chaleureuses avec le grand homme et toujours pas avec le gendre. Il n’est même pas interdit de penser que c’est justement en raison de ses liens avec Michelet que Flaubert ne se rapproche pas d’Alfred, dont Michelet est en train de se détacher.
Alors, est-ce Michelet qui lui aurait fait des confidences sur Madame Dumesnil mère ? Un mouvement de ressentiment contre la situation qui l’écarte de Vascœuil (12) pourrait l’expliquer, mais elle est quand même disparue depuis vingt ans ! Et puis les différences entre sa biographie et celle de l’héroïne du projet ne réduiraient leur intérêt qu’à quelques indications sur Ferdinand, peut-être même qu’au « collage » d’un nom sur une histoire prise ailleurs, ou imaginée, ou venue du « bourgeonnement » foisonnant, luxuriant, d’un faible indice … Il y a peu de chances pour que Madame Dumesnil mère ait « apporté » beaucoup à Flaubert au moment où L’Éducation sentimentale rôdait en sa tête.
Le modèle — si modèle il y a — serait-il Adèle la jeune ?
Elle-même est à cette époque disparue depuis sept ou huit ans. La « frêle enfant » que son père adorait avait été marquée par la triste fin de sa mère Pauline, mais l’affection de Madame Dumesnil et l’amour d’Alfred avaient éclairé ses dix-huit ans. Ses portraits ne laissent pas apparaître un goût de luxe et de toilette comparable à celui du « modèle » de Flaubert. Et comment aurait-t-elle pu être jalouse de sa fille ? L’aînée avait quatre ans à son décès ! Quant à la constance d’Alfred et à son attitude, on peut les apprécier dans cette lettre que cite M. Papillard et qu’il écrivait à Adèle le 24 avril 1851, c’est-à-dire huit ans après leur mariage : « Adieu, chère ange, je t’aime et t’embrasse de toute mon âme ». De quelle séparation s’agissait-il ? Elle était restée à Paris tandis qu’il préparait un cours à Vascœuil ! Mais c’était le ton habituel. Alfred était un sentimental, un lamartinien qui passa progressivement mais facilement à l’humanitarisme des Reclus. En effet, Alfred, qui a pris Louise Reclus pour institutrice de ses enfants, a été conquis par les vues utopiques mais généreuses et particulièrement chaleureuses des frères Reclus. En 1863, il invite Elie et Élisée, les deux savants géographes, à s’installer à Vascœuil « en une sorte d’association coopérative ». On possède une source documentaire capitale sur ce qui va suivre : la Correspondance d’Élisée Reclus, publiée en 1911 chez Schleicher Frères à Paris (13). Or, ce qui va suivre a encore son intérêt pour notre propos, parce que complétant la réponse négative sur Alfred.
Les relations de toute la famille ne sont qu’effusions — toniques chez Élisée. Le présentateur de la Correspondance évoque ainsi Vascœuil et l’amitié des deux hommes : « C’est là qu’ils travaillaient, contemplant l’espace, respirant le parfum des fleurs qui montait du jardin. C’était une joie de besogner ainsi, mais les journées ne se passaient pas seulement en labeur, et que de fois, pendant les belles heures de soleil, on les voyait se promener dans les allées, s’arrêter souvent pour admirer les fleurs ou pour traiter avec une belle passion une question d’art ou de philosophie. Souvent, des amis se joignaient à la conversation exquise des promeneurs, et l’on se sentait parfaitement heureux. Des jours aussi fortunés font oublier de longues amertumes ».
Ce climat est bouleversé par la guerre de 1870. Alfred veut organiser avec Gambetta la défense de la Normandie, il fait le voyage de Tours. Quand il revient, Rouen s’est rendue. Il lui faut attendre l’armistice (14) pour pouvoir se réinstaller — partiellement — à Vascœuil, occupé par les Prussiens : « La cour était pleine de chevaux morts, gisant parmi les meubles, les objets de valeur et les livres de la bibliothèque » (15). La Commune éclate. Les frères Reclus sont évidemment dans les rangs des fédérés. Élisée est fait prisonnier au cours de l’un des tout premiers engagements avec les Versaillais. II est jeté au fort de Quelern, près de Brest, d’où il peut écrire à sa sœur Louise à Vascœuil. Brusquement, le 15 juin 1871, il ne s’adresse plus à : « Ma bien chère Louise », mais à : « Ma chère sœur Louise et mon bon frère Alfred ». C’est que Louise et Alfred se sont mariés.
Cette troisième Madame Dumesnil est évidemment étrangère au projet que Flaubert esquissait huit ou neuf ans plus tôt. Mais tout ce que la Correspondance d’Élisée Reclus livre sur Alfred renforce la conviction que la deuxième madame Dumesnil l’avait également été. Alfred travaille pour Élisée, condamné à la déportation puis banni en Suisse. Il relit, corrige, la Géographie Universelle, négocie l’édition chez Hachette, édite les œuvres de Lamartine, cultive ses fleurs et écrit sur elles. Bien que son remariage ait consommé la rupture avec Michelet (qui jusqu’à sa mort, en 1874, ne reverra plus ses petits-enfants), il aide Eugène Noël à rédiger Michelet et ses enfants (16). Bref, selon le mot d’Élisée, « Vascœuil est devenu une usine littéraire ». En 1886, Élisée verra en Alfred « l’homme complet, en communion avec la science, l’art et l’humanité » (17). On peut même ajouter ce « détail » qui n’en est pas un par rapport à notre recherche, qu’appuyé par Élisée, Alfred a encouragé sa fille Jeanne à faire des études à l’époque à peu près interdites aux femmes (18). Peut-on l’imaginer sous les traits du personnage à « l’ignoble caractère » qui aurait persécuté la deuxième Adèle ? Décidément, celle-ci n’est pas non plus le « modèle » du projet de Flaubert.
Si donc il semble exclu que l’une des deux Adèle ait pu « fournir » à Flaubert sa biographie pour plan de son projet, est-il possible d’identifier un autre modèle ?
Peut-être pourrait-il s’agir de l’épouse du deuxième Dumesnil que mentionne Madame M.-J. Durry, mais il ne semble guère qu’un indice soit décelable. Ce Dumesnil, prénommé Alexandre, Ernest, Armand (usuellement : Armand) avait deux ans de plus que Flaubert. Né dans l’île d’Oléron, il semble ne pas avoir eu d’attaches avec Rouen et la Normandie. Entré en 1838 au ministère de « l’Instruction Publique », il devint en 1870 directeur de l’Enseignement Supérieur et finit Conseiller d’Etat. Flaubert l’a un peu connu (il était lié à Théodore de Banville et à Baudelaire, qui furent des premiers à comprendre Flaubert). Il le prenait pour un « fort aimable homme », eut l’intention de lui demander d’intervenir pour Maupassant, bouda quand il fut nommé commandeur de la Légion d’Honneur … mais tout cela eut lieu dans les dernières années de sa vie, plus de dix ans après la rédaction du carnet 19 et du folio 34 (19). Ce deuxième Dumesnil n’est donc certainement pas en cause.
Deux autres Dumesnil auraient pu être connus de Flaubert.
Pour l’un, il s’agissait d’un pseudonyme, car il s’appelait en fait Lemaistre. Né à Caen en 1783, il fut exilé par Napoléon pour avoir pris part à l’insurrection vendéenne. Rentré avec Louis XVIII, il devint commissaire du roi en Basse-Normandie, fut emprisonné pendant les Cent-Jours, puis son franc-parler déplut à Charles X, ce qui peut se comprendre quand on sait que l’un de ses livres, publié en 1824, s’appelle : Considérations sur les causes et les progrès de la corruption en France. Il fut donc condamné pour délit de presse. Il mourut en 1858. Il semble que Flaubert n’en ait jamais parlé.
L’autre, Antoine-Jules, né à Puiseaux, dans le Loiret, en 1805, vécut jusqu’en 1891. Avocat, conseiller général, sénateur, il était « homme de gauche ». Ses ouvrages sont d’érudition juridique et historique, par exemple : Traité de la législation spéciale du trésor public en matière contentieuse. Rien ne permet de croire que ses voies aient quelquefois croisé celles de Flaubert.
Ajouterons-nous encore que le seul plan de Croisset que nous connaissions et que Jean Bruneau a reproduit dans l’album de la Pléiade est celui que dressa en 1751 un certain… Dumesnil ?
Nous nous éloignons.
En vérité, le seul Dumesnil que Flaubert dut quelque peu connaître et voir avant 1862-63 fut certainement Alfred. De sa mère et de sa première épouse, il n’a sans doute pu retenir beaucoup plus qu’un nom — comme ceux que son aîné Balzac relevait sur les portes… Mais peut-être une femme qu’il connut bien, et justement à partir de ces années 1862-63, a-t-elle « donné » davantage que les deux Adèle à l’héroïne du projet. Elle pourrait au moins lui avoir donné le comportement de son mari. Il s’agit de la princesse Mathilde.
D’où peut venir cette idée ? De Choses Vues, de Victor Hugo. On y lit, en date du 31 décembre 1846 : « Cette année, la princesse Mathilde Demidoff a écrit à l’empereur de Russie en lui envoyant des cheveux blonds sous enveloppe : Sire, voici la dernière poignée de cheveux que mon mari m’a arrachée ». Voilà enfin un trait qui concorde avec le projet !
Qui était Demidoff ? C’est encore Victor Hugo qui a répondu, trois mois plus tôt, le 29 octobre 1846 : « Le comte Demidoff a quatre ou cinq millions de rentes. Il y a sept ou huit ans, il vit la princesse Mathilde à Florence. Elle était alors parfaitement belle et elle s’appelait Napoléon. Le comte, sensuel et vaniteux, voulut l’avoir et l’épouser. Le roi Jérôme devait cinq millions. Il offrit de les payer ; il les paya et épousa la fille du roi, laquelle n’eut en dot que des diamants, fort beaux à la vérité, les anciens diamants de la couronne de Westphalie. » Bien sûr, le mariage dura peu. Mais Victor Hugo dit encore, le 29 décembre 1848, que l’élection de Louis-Napoléon à la Présidence de la République a coûté « deux cent mille francs, avancés par Mme Mathilde ». Il commente même : « Il est curieux que ce soit l’argent de ce moujick russe qui fasse les frais de nos élections républicaines ». Cependant, Mathilde vivait en fait, depuis un certain temps, avec un ancien ami de jeunesse, connu à Florence, le sculpteur de Nieuwerkerke. Louis-Napoléon voulut payer « moralement » sa dette en nommant le personnage directeur des musées, mais ce qui eût été des prérogatives d’un prince ne l’était pas encore de celles d’un président. Il faillit voir démissionner tout le cabinet Odilon Barrot et perdit quand-même deux ministres. En 1853, le comte de Nieuwerkerke fut nommé surintendant des Beaux-Arts, mais sa carrière auprès de Mathilde ne dura pas plus que l’Empire. Il fut remplacé vers 1870 par le peintre, émailleur et poète Claudius Popelin. La princesse avait conservé « ce piquant qui était l’essentiel de son charme depuis toujours » (20). On dit que Flaubert, qui n’avait qu’un an de moins qu’elle, fut moins insensible à ce charme que timide.
Mais, peut-on objecter, quand Flaubert écrit le projet du carnet 19, la séparation Mathilde-Demidoff est fort ancienne. Oui, mais c’est exactement à ce moment que Flaubert vient de faire la connaissance de la princesse. Elle a demandé à le voir à l’occasion de la publication de Salammbô, le 24 novembre 1862. Il dîne à sa table le 21 janvier 1863. Elle lui demandera un peu plus tard des dessins des costumes de Salammbô. C’est le début d’une longue et fidèle amitié, qui durera jusqu’à la mort de Flaubert. On ne peut écarter l’idée qu’au moment où allait voir Mathilde pour la première fois, Flaubert se soit renseigné …
En tout cas, la brutalité du mari est évidente, de même que la possibilité du luxe compensateur pour la princesse (et peut-être aussi, chez cette femme de caractère, le désir de tuer son bourreau, que l’on trouve dans le projet !). Mais le portrait n’est pas complet : Mathilde a sans doute été délaissée par Demidoff, mais il y eut Nieuwerkerke et Popelin. Et puis elle n’avait pas de fille dont elle pût être jalouse. Et elle était aussi artiste. Autrement dit, Mathilde n’est pas toute Madame Dumesnil, même si elle l’est un peu plus que les plus connues (de nous) de celles qui portèrent ce nom. Elle ne pouvait d’ailleurs pas l’être. Flaubert n’est pas un copiste, mais un créateur. « Mme Dumesnil » n’a qu’un nom, mais de nombreux « modèles » … partiels. Elle est créée à partir de mille observations, inductions, extrapolations … dont la synthèse est tout autre chose qu’une addition, mais une « typisation » (le « Mentir-vrai », d’Aragon).
Sans doute, puisque le folio suivant est consacré au premier plan de L’Éducation sentimentale, peut-on aussi considérer que « Madame Dumesnil » est une étape de la recherche du personnage de Madame Arnoux. Suppositions, imagination, sur la vie d’Élisa Schlésinger, épouse délaissée et qui se heurte violemment à sa fille ? En fin de compte, la part étant faite de la marge d’ignorance de Flaubert (qui en savait moins que M. Gérard-Gailly) et du « grossissement de trait » nécessaire et inévitable chez le créateur, l’héroïne du projet a davantage de points communs avec Élisa qu’avec toute autre « inspiratrice » possible. Le projet intitulé « Le roman de Madame Dumesnil » n’est sans doute qu’une première et grossière approche de L’Éducation sentimentale. Après lui, Flaubert affinera son héroïne et préparera le roman « de l’honnête femme adultère ». Puis, peut-être mieux informé sur Élisa, en tout cas submergé par le respect et l’amour qu’il porte à sa « vieille tendresse », il écrira « celui de la plus brûlante chasteté », qui demeure le plus grand roman écrit en notre langue.
Les questions posées par Mme M.-J. Durry mènent donc à conclure sur une citation d’elle et sur l’incomparable visage d’Élisa … après avoir ramené au jour d’attachantes figures contemporaines de Flaubert.
Charles BOCQUET
(Paris)
(1) Il existe toujours à Bihorel, commune séparée de Boisguillaume depuis 1892, une rue Poulain-Dumesnil (que le plan le plus usité de la région ferait bien d’écrire avec deux l), où se trouva la maison de la famille — depuis longtemps appelée Château Michelet.
(2) La sente Bihorel se trouvait alors sur le territoire de cette commune.
(3) Conservateur de la Maison Michelet, qu’il a créée dans le château de Vascœuil restauré par ses soins. Maître Papillard est l’auteur d’un ouvrage : Michelet et Vascœuil (en fait catalogue du musée) auquel ce passage de l’étude doit de précieuses précisions, d’indispensables recoupements et la possibilité de redresser quelques pénibles approximations publiées dans une revue régionale par un chartiste pressé.
(4) « … notre anneau à nous, l’anneau de fer qu’elle porta dans les derniers temps … » Michelet. Journal. 2 juin 1842.
(5) Eugène Noël (1816-1899) est généralement appelé — quelque soit l’année que l’on évoque — « le conservateur de la bibliothèque de Rouen, en fait, il ne le fut que de 1879 (Il avait 63 ans !) à 1898. Fils d’artisan, « poussé aux Études » il fut au collège le condisciple d’Alfred Dumesnil, qui le présenta à Michelet. Celui-ci le présenta lui-même beaucoup plus tard à Flaubert, dont il devint l’ami. (C’est Flaubert qui, au déclin de l’entreprise familiale, trouva, à la demande de Michelet, un gagne-pain pour Eugène, dans les assurances …) Mais Eugène Noël devint journaliste ; il fut « Le Père Labêche » du Journal de Rouen, éditorialiste de grande et longue réputation. Il écrivit un Rabelais, un Molière, un Voltaire et de savoureux — dit-on — Mémoires d’un Imbécile. Notons pour l’anecdote qu’on lui doit une saisissante description de l’incendie de la flèche de la cathédrale de Rouen en 1822 (Il avait six ans). Cette description fut publiée le 11 octobre 1935 dans La Dépêche de Rouen par l’érudit Robert Delamare, greffier au Palais de Justice, à qui l’avaient remise les filles d’Eugène Noël, encore vivantes.
Disons encore que l’édition Conard des Œuvres de Flaubert commet au sujet d’Eugène Noël une erreur malheureusement reprise par Maurice Nadeau dans l’édition Rencontre. Flaubert écrivant à Michelet, en février 1861, qu’il s’est occupé de chercher un emploi pour Noël, une note informe le lecteur que celui-ci était « le gendre de Michelet ». C’est faux. Michelet n’avait qu’une fille et qu’un gendre : Alfred Dumesnil.
(6) Obligé de vendre Bihorel en 1845, Ferdinand vivra à Vascœuil avec les jeunes mariés. II y mourra en 1868, âgé de 91 ans.
(7) Il s’y rendait par la diligence de La Feuillie, qu’il allait prendre à « L’Aigle d’Or » rue Cauchoise. Cette diligence est évoquée par Georges Dubosc, le 9 décembre 1890, dans un article aux longues répercussions puisqu’il y « identifie » plusieurs personnages de Madame Bovary : le conseiller qui discourut au Comice, le conducteur de « L’Hirondelle », Yvert et Léon, « notaire dans l’Oise ».
(8) Camille disparaîtra à l’âge de 86 ans en octobre 1940, peu après sa sœur Jeanne, morte à 89 ans, pendant l’exode de juin 1940. Leur frère, Etienne, était mort en 1906, à 61 ans.
(9) Préault, dont on peut voir un Christ en Croix dans l’église Saint Gervais, à Paris, et qui était un survivant de la bataille d’Hernani.
(10) On le sait grâce à Mme Madeleine Cottin, qui publia cette lettre, trouvée dans la Bibliothèque de Lovenjoul à Chantilly et qui du même coup prouva que le procès de Madame Bovary eut lieu le 29 janvier 1857 et non le 31 comme tout le monde le croyait et l’écrivait auparavant (Nouvelles Littéraires, 19 décembre 1957).
(11) Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1869 (Cité par René Dumesnil, homonyme sans lien de parenté, dans « L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert », (Nizet). René Dumesnil était le gendre de Edmond Laporte, la « Nounou », tristement et injustement répudié à cause de Caro … et de Commanville.
(12) Alors que Michelet avait beaucoup aidé à l’entretien de Vascceuil, Alfred avait, en 1860, maladroitement exprimé la crainte que son remariage ne porte atteinte aux intérêts de ses petits-enfants. Athénaïs s’employa à élargir le fossé. Après la mort de Michelet, Alfred perdit plusieurs procès contre elle. Jalouse posthume, elle a détruit des pages du « Journal » consacrées à Adèle mère.
(13) L’auteur de cet article possède, de cette Correspondance, un exemplaire particulièrement précieux puisqu’il lui fut donné par Césaire Levillain, haute figure de la Résistance en Seine-Inférieure. Les deux volumes portent la couverture de papier bis et les titres admirablement calligraphiés qui caractérisaient toute la bibliothèque, austère et riche, de celui qui lui confiait, en 1941, rue du Nord : « Ma décision est prise. Je suis maintenant capable d’aller jusqu’à la mort s’il le faut ». Il y alla, torturé au point que pour le fusiller les nazis durent le ligoter sur une civière qu’ils dressèrent contre le poteau. (4 mars 1944, Champ de Tir du Madrillet).
(14)Le présentateur de la Correspondance écrit : l’amnistie [sic].
(15) Ouvrage cité, tome II, page 22.
(16) « Le livre qui est de Noël et qui n’en est pas moins de vous ». (Élisée Reclus. Lettre du 17 juillet 1878).
(17) Lettre du 4décembre à M. de Gérando.
(18) Lettre d’Élisée, le 11 octobre 1868.
(19) Lettre du 2 décembre 1873, à Laure.
(20) G. Normandy, Lettres inédites (de G. Flaubert) à Raoul-Duval, page 198.