Les Amis de Flaubert – Année 1982 – Bulletin n° 60 – Page 20
Une danseuse de corde.
Novembre est à la fois la première œuvre qui vaille de Flaubert « le chef-d’œuvre de la jeunesse, dit Maurice Nadeau, et celle qui met un terme à l’épanchement du moi ». On y trouve mention de cette nostalgie qui s’exprimera encore lorsqu’il mènera George Sand à la foire Saint-Romain : « …J’ai toujours aimé les choses brillantes. Enfant, je me poussais dans la foule, à la portière des charlatans, pour voir les galons rouges de leurs domestiques et les rubans de la bride de leurs chevaux ; je restais longtemps devant la tente des bateleurs, à regarder leurs pantalons bouffants et leurs collerettes brodées. Oh ! comme j’aimais surtout la danseuse de corde, avec ses longs pendants d’oreilles qui allaient et venaient autour de sa tête, son gros collier de pierres qui battait sur sa poitrine ! Avec quelle avidité inquiète je la contemplais quand elle s’élançait jusqu’à la hauteur des lampes suspendues entre les arbres et que sa robe, bordée de paillettes d’or, claquait en sautant et se bouffait dans l’air ! Ce sont là les premières femmes que j’ai aimées. »
Ces lignes ont été écrites en 1841 ou 1842 (la date de l’achèvement est indiquée par l’auteur : 25 octobre 1842). En 1847, lors du voyage en Bretagne, on trouve une autre évocation d’une danseuse de corde :
« Dans quelque temps, les saltimbanques auront disparu pour faire place aux séances magnétiques et aux banquets réformistes, et la danseuse de corde bondissant dans l’air, avec sa robe pailletée et son grand balancier, sera aussi loin de nous que la bayadère du Gange. »
Il est fort possible que cette nostalgie des danseuses de corde (ou plutôt : de la danseuse, car il en parle toujours au singulier) ne soit pas seulement liée à la foire Saint-Romain. Rouen, en effet, a connu autrement une funambule dont la célébrité a franchi les bornes de sa vie : Madame Saqui.
Née en 1786 à Agde, Marguerite Lalanne avait, à l’âge de cinq ans, gagné Paris seule, depuis Pau, en diligence ! C’était pour rejoindre son père, devenu maître à danser du comte d’Artois. La troupe de saltimbanques ayant fui Paris lors des événements de 1792, Marguerite fit à Caen la connaissance de Charlotte Corday, découvrit à Tours sa vocation de funambule, fit ses débuts à Valence (éblouissants !), puis à Epinal épousa le danseur Julien Saqui.
Bientôt, Madame Saqui devient l’étoile du Tivoli de Paris, parc d’attractions que fréquentent les permissionnaires de la Grande Armée de passage dans la capitale. Elle arbore un casque empanaché, brandit un sabre, mime sur sa corde des scènes militaires ; c’est la célébrité qui croît encore lorsque, un certain 15 août, elle franchit la Seine sans balancier. Un autre jour, lors d’une fête dans les Jardins Beaujon, elle est présentée à l’empereur : « Mais vous vous casserez le cou, Madame, quelque jour. — Votre Majesté sait qu’il n’est pas de gloire sans danger. »
Parcourant toute l’Europe pour danser la geste impériale, madame Saqui passa par Rouen où elle participa, en juillet 1811, à de splendides fêtes de nuit dans le parc du Trianon, notre actuel Jardin des Plantes. Elle y triompha à tel point que son séjour se prolongea jusqu’au 18 septembre. On parla longtemps de son numéro qui se déroulait au milieu d’un feu d’artifice — de Ruggieri, bien sûr. Elle était venue au Théâtre Français en 1809 ; elle y revint en 1820. À cette époque elle dirigeait (depuis 1816) un théâtre du boulevard du Temple, le « Spectacle -Acrobate », dans lequel on donnait aussi la comédie, d’ailleurs au mépris des règlements qui n’admettaient pas encore le mélange des genres. Devant l’entrée, la parade était faite par le frère du célèbre mime Debureau. (On est en plein Prévert…).
Comment savons-nous cela ? Par une des chroniques irremplacéee de Georges Dubosc, consacrée à un livre de Paul Ginesty sur Madame Saqui et publiée dans son premier recueil : « Par-ci, par-là ». Le merveilleux connaisseur de l’histoire de Rouen avait d’ailleurs ajouté quelques souvenirs personnels car il avait connu un personnage devenu « bien rouennais » : le père Lalanne, neveu de Madame Saqui et témoin de la deuxième carrière de sa tante. Or, si Flaubert n’était pas né lors de la première carrière de la funambule, la seconde ramena celle-ci à Rouen quand il était adolescent.
Madame Saqui avait un frère, Baptiste Lalanne, qu’elle avait chargé de la gestion du « Spectacle-Acrobate ». Bien qu’il le gérât mal, il eut les yeux trop grands et entreprit de faire construire un cirque à Rouen. C’était en 1834. Il s’agissait du futur Théâtre Lafayette (entre la place Lafayette et la rue des Fossés-Saint-Yves).
Tout commença bien. Le fils Lalanne remporta de grands succès comme écuyer. Mais les talents d’administrateur de son père étaient tels que Madame Saqui, retirée du spectacle, dut reprendre du service dès 1836 pour essayer de sauver les meubles. À cinquante ans, elle était toujours éblouissante. Le public revint, en nombre, à Paris et à Rouen. Comment le jeune Flaubert, qui avait quinze ans et plus, n’en aurait-il pas été ? Il lui fallait si peu de temps pour descendre de l’Hôtel-Dieu à la place Lafayette I Madame Saqui n’est certainement pas étrangère aux évocations que nous avons relevées.
Disons encore que l’incapacité de Baptiste ayant quand même fait crouler les deux établissements, Madame Saqui fut obligée de reprendre ses tournées. Elle eut alors bien du mal à s’arrêter, autant en raison de sa passion du métier que pour porter remède aux dégâts financiers causés par le cher frère. La dernière fois qu’elle monta sur la corde (à l’Hippodrome qui, à Paris, précéda le Gaumont-Palace, récemment abattu), elle avait presque 77 ans ! Elle mourut en 1866, à Neuilly. Quant au fils Lalanne, l’écuyer, il devint à son tour « le père Lalanne », professeur d’équitation, qui exerçait ses talents… place de la Madeleine, à Rouen, sous les murs de l’Hôtel-Dieu. Gustave a dû souvent le revoir, sur le chemin de Croisset à la « Rue Verte ».
Ajoutons encore que la déconfiture du frère de Madame Saqui ne provoqua pas la fermeture du « Cirque ». Avec des hauts et des bas — certes beaucoup de bas — il vécut encore une cinquantaine d’années. Assez brillant quand il remplaça le Théâtre des Arts, détruit par un incendie en 1879 (on y chanta l’opéra), il fut touché à mort par 1a réouverture de celui-ci, en 1882, puis à son tour détruit par un incendie, le 28 juin 1887. Hors le passage de Madame Saqui, si le souvenir en restera dans l’histoire locale et dans la petite histoire littéraire, ce sera surtout à cause de Maupassant. C’est là en effet que Maupassant rencontra… Boule de Suif. Il ne l’avait jamais vue alors même que la nouvelle l’avait rendu célèbre, n’ayant travaillé que sur l’histoire que lui avait racontée son oncle, Charles Cord’homme, deuxième mari de la veuve d’Alfred Le Poittevin et lui-même modèle du personnage de Cornudet. Or, un soir qu’il se trouvait au Théâtre Lafayette avec ses camarades Pinchon et Bridoux, ceux-ci lui montrèrent, seule dans une loge, Adrienne Legay. Henri Bridoux raconte : « Il la regarda longuement, curieusement, avec une attention prolongée, presque émue, aurait-on dit ; puis il nous quitta et nous le vîmes, l’instant d’après, qui pénétrait dans la loge de la dame, la saluait profondément, une révérence de mousquetaire galant, et prenait place auprès d’elle. »
On sait qu’ils dînèrent ensemble, après le spectacle, à l’Hôtel du Mans, mais on ignore la date de cette rencontre et surtout ce qu’ils s’y dirent.
Charles BOCQUET
1) Le Tivoli se trouvait, de 1795 à 1810, à l’emplacement des rues de Londres et d’Athènes, puis, jusqu’en 1826, à celui du Casino de Paris ; ces deux établissements étaient dirigés par Ruggieri. Le troisième du nom dura jusqu’en 1841, plus près de la place Clichy. C’est en 1843 que fut créé celui de Copenhague.
2) Cité par René Dumesnil, Guy de Maupassant, Taillandier, page 47.