Sur un vers cité dans L’Éducation sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1982 – Bulletin n° 60 – Page 22

 

 

Sur un vers cité dans L’Éducation sentimentale

 

Aucune édition de L’Éducation sentimentale n’indique l’origine du vers que cite Hussonnet au cours d’une discussion sur les femmes qui a lieu chez Frédéric Moreau. (1)

« Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ! » (2)

Il n’est pas indifférent de savoir que Béranger en est l’auteur et que la chanson dont il est extrait s’intitule « La Nature ».

Puisqu’elle est si peu connue, citons-en la première strophe qui indique le contexte du vers qui illustre l’hédonisme irréfléchi du bohème qui préface sa citation par la phrase : « Soyons Gaulois, nom d’un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons ! »

 

Combien la Nature est féconde

En plaisirs ainsi qu’en douleurs !

De noirs fléaux couvrent le monde

De débris, de sang, et de pleurs.

Mais à ses pieds la beauté nous attire ;

Mais des raisins le nectar est foulé.

Coulez, bons vins, femmes, daignez sourire ;

Et l’univers est consolé. (3)

Flaubert, comme Baudelaire, réagit vivement contre la vogue inconsidérée dont jouit l’auteur de La Nature. (4) Jean Touchard rappelle sa gloire universelle en affirmant que Chateaubriand, Stendhal, Lamennais, Lamartine et Michelet le considérèrent non seulement comme un grand poète mais comme un grand homme. C’est cet engouement excessif qui explique que Flaubert se plaît à souligner le prestige qui entoure cette figure représentative dans le milieu libéral que fréquentent Frédéric et Deslauriers.

Quand eux et leurs amis se réunissent chez Dussardier, Flaubert profite de l’occasion pour énumérer les auteurs qui ornent la bibliothèque et qui meublent l’esprit du généreux républicain. On voit chez lui les Fables de Lachambeaudie (5), les Mystères de Paris, (6) le Napoléon de Norvins — et, au milieu de l’alcôve, souriait, dans un cadre de palissandre, le visage de Béranger ! (7)

Terminons donc cette notule destinée à éclairer un détail du chef-d’œuvre de Flaubert en reproduisant une strophe de La Nature  qui aurait recommandé son auteur à l’idéaliste qui a encadré son portrait.

Mars enfin comble nos misères ;

Des rois nous payons les défis.

Humide encor du sang des pères,

La terre boit le sang des fils.

Mais l’homme aussi se lasse de détruire,

Et la nature à son cœur a parlé.

Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ;

Et l’univers est consolé.

(XZ)

 

(1) La dernière en date et sans doute la plus riche en détails est celle que procure Alan Raitt dans la collection « Lettres françaises », publiée par l’Imprimerie Nationale en 1979.

(2) Dans l’édition citée, p. 152 ; dans la meilleure édition courante, celle des Classiques Garnier, p 57.

(3) Béranger, Œuvres complètes, Perrotin, 1841, pages 212-224.

(4) J. Touchard, Histoire des Idées politiques, P.U.F., 1959, t. II, page 527.

(5) Fabuliste socialiste.

(6) D’Eugène Sue. Édition des Classiques Garnier, page 263.