Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 5
La structure motivante du premier chapitre
de Bouvard et Pécuchet (5)
L’important semble-t-il pour Flaubert c’était de placer ses bonshommes « sur un plateau stupide » (99).
« Pour savoir où s’établir, ils passèrent en revue toutes les provinces. Le Nord était fertile mais trop froid, le Midi enchanteur par son climat, mais incommode vu les moustiques, et le Centre franchement n’avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu sans l’esprit cagot des habitants. Quant aux régions de l’Est, à cause du patois germanique, il n’y fallait pas songer. Mais il y avait d’autres pays. Qu’était-ce par exemple que le Forez, le Bugey, le Roumois ? Les cartes de géographie n’en disaient rien. Du reste, que leur maison fût dans tel endroit ou dans tel autre, l’important c’est qu’ils en auraient une. »
Il faut insister sur l’aptitude (une des seules) qu’ont Bouvard et Pécuchet à s’imaginer avec un optimisme inébranlable les scènes enchanteresses d’un avenir idyllique. Et une fois exaltés, jusqu’à quelle cime leurs orgueilleux projets ne prétendent-ils point atteindre ?
E1 : « Bouvard fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment, et il rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. »
E2 : « Il (Bouvard) se promettait de cultiver le pavot, en vue de l’opium, et surtout l’astragale, qu’il vendrait sous le nom de « café des familles. »
E17 : « Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au Roi pour qu’on établît dans le Calvados un institut de garde-malades dont ils seraient les professeurs. »
« Déjà, ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l’alouette, pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur des foins coupés. Plus d’écritures ! plus de chefs ! plus même de terme à payer ! – Car ils posséderaient un domicile à eux ! Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en gardant leurs sabots ! – « Nous ferons tout ce qui nous plaira ! Nous laisserons pousser notre barbe ! »
Leurs triples cris de cœur passant du registre de l’optatif à celui du performatif n’énoncent même plus des souhaits mais affirment des certitudes qui n’ont, malheureusement, rien de prophétique.
Bouvard et Pécuchet ne cesseront d’écrire, de copier ; indépendants ils s’asserviront à l’autorité des auteurs, s’empresseront de s’adjuver de perpétuels maîtres-à-penser ; et s’ils ne paient plus de termes ils recevront à grand peine ceux de leur fermier, tout en continuant à dépenser eux-mêmes un avoir qui diminue comme une peau de chagrin à chacun de leurs studieux souhaits.
La seule prédiction peut-être juste concerne leur liberté d’action : ils auront fait tout ce qui leur a plu, quels que fussent les coups de pouce d’un irréfragable destin.
Une distance démesurée se crée entre l’utopie et la réalité ; hallucinés par des visions Bouvard et Pécuchet ont le réveil pénible. Leurs déceptions doivent être d’ailleurs d’autant plus amères que les résultats obtenus sont considérablement éloignés de ceux aperçus en leurs douces chimères.
Les désirs projetés par Bouvard et Pécuchet sur le monde forment donc l’obstacle qui fait échouer les héros dans leur saisie du Réel. Qu’ils décident d’aborder, non plus le Réel, mais le Surnaturel et qu’ils espèrent recevoir expressément du dehors des visions, qu’ils surprennent en fait le récit stable de leur comportement, et voilà aussitôt le récit en désarroi et les héros pris de panique. En effet, magiciens en E22 ter, Bouvard et Pécuchet pénètrent dans une zone peu rassurante située entre réel et fantastique, ayant ses lois propres et inconnues. La structure de l’E ne s’achève pas, ni sur la réussite, ni sur l’échec : elle reste ouverte, indécise.
« Espérant gagner des visions (…) tout rata… »
« Pécuchet (…) voulut faire apparaître un mort (…). Peu à peu, ils sentirent comme l’affleurement d’une haleine, l’approche d’un être impalpable. »
Quant aux apprentis-sorciers, « ils avaient sous leur capuchon des figures tellement décomposées que leur effroi en redoublait. »
Si tout récit n’est que la grandiose prolifération de catalyses et l’immense extension syntagmatique d’un proverbe unique qui le contiendrait virtuellement (100), nul doute que le proverbe générateur de Bouvard ne soit « qui trop embrasse mal étreint. »
À multiplier les champs d’action et les domaines du savoir, Bouvard et Pécuchet n’excellent en aucun pour échouer en tous. Partis pour la quête de l’Absolu, ces héros projettent d’accéder au savoir universel en juxtaposant, accumulant toutes les études de manière exhaustive. Cette ambition dévorante ne leur procure qu’une faillite absolue.
« Ils s’achetèrent des instruments horticoles, puis un tas de choses « qui pourraient peut-être servir » telles qu’une boîte à outils (il en faut toujours dans une maison), ensuite des balances, une chaîne d’arpenteur, une baignoire en cas qu’ils ne fussent malades, un thermomètre, et même un baromètre « système Gay-Lussac » pour des expériences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne serait pas mal, non plus (car on ne peut pas toujours travailler dehors), d’avoir quelques bons ouvrages de littérature. Et ils en cherchèrent, – fort embarrassés parfois de savoir si tel livre « était vraiment un livre de bibliothèque ». Bouvard tranchait la question :
— « Eh ! nous n’aurons pas besoin de bibliothèque. »
— « D’ailleurs, j’ai la mienne » disait Pécuchet. »
Après s’être préparés intellectuellement Bouvard et Pécuchet doivent encore s’équiper matériellement, à grand renfort d’idées reçues justificatrices d’achats. Claude Duchet remarque à ce propos que « la chose peut être avant l’objet (…) . Le système du roman ne serait-il pas du reste un incessant va-et-vient de l’objet à la chose ? » (101) La balance sera utilisée en E8, la chaîne d’arpenteur en E27bis, la baignoire en E8 et E20 et le baromètre en E2 et E8. Ce baromètre, Claude Duchet le tient pour une métaphore de l’ordre bourgeois s’intégrant dans le système « sociologique » des objets du romancier.
Au départ, ils n’envisagent de lectures que littéraires, ignorant encore quelle capitalisation du savoir représentent tous les livres.
« D’avance, ils s’organisaient. Bouvard emporterait ses meubles, Pécuchet sa grande table noire. On tirerait parti des rideaux et avec un peu de batterie de cuisine ce serait bien suffisant. Ils s’étaient juré de taire tout cela ; mais leur figure rayonnait. Aussi leurs collègues les trouvaient « drôles ». Bouvard, qui écrivait étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d’un air malin ses lourdes paupières. Pécuchet huché sur un grand tabouret de paille soignait toujours les jambages de sa longue écriture – mais en gonflant les narines pinçait les lèvres, comme s’il avait peur de lâcher son secret. »
Les préparatifs de déménagement laisseraient-ils présager un esprit méthodique ? Rien de plus faux, les héros manquant totalement de prévoyance.
À nouveau, il nous est dit que Bouvard et Pécuchet ne peuvent garder un secret. Ils n’y réussiront qu’au chapitre de l’amour, durant la période de courtisage.
Après avoir caractérisé chacun des personnages par la forme de son rire, le récit présente malicieusement la correspondance (analogique) de l’écriture : au bâtard l’écriture bâtarde, mais à celui qui possède de petites jambes, une écriture à longs jambages !
L’insistance sur la peur de Pécuchet révèle en filigrane l’existence d’un autre secret, celui de sa virginité.
« Après dix-huit mois de recherches, ils n’avaient rien trouvé. Ils firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens jusqu’à Évreux, et de Fontainebleau jusqu’au Havre. Ils voulaient une campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site pittoresque, mais un horizon borné les attristait. Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la solitude. Quelquefois, ils se décidaient, puis craignant de se repentir plus tard, ils changeaient d’avis, l’endroit leur ayant paru malsain, ou exposé au vent de mer, ou trop près d’une manufacture ou d’un abord difficile. »
La guigne commence à se manifester. Le récit s’accélère pour amplifier un constat d’impuissance.
Paris est enfin nommé quand il devient le foyer des parcours excentriques des bonshommes, de la force centrifuge qui les expulse jusqu’au morne Chavignolles, si éloigné culturellement de la grande capitale.
La recherche de la campagne ne figure pas les Expériences car elle est trop méticuleuse, prévoyante même. À l’intérieur d’une étude, il n’y a plus de versatilité qui tienne, il faut plonger (E22) et s’y mettre (finale du plan, Xe chapitre inachevé).
Chavignolles sera exposé (sans doute) au vent de mer (« et les femmes de marins qui, sur la côte à dix lieues de là, regardaient la mer n’avaient pas l’œil plus tendu et le cœur plus serré » E3) ; des manufactures s’y installeront (« Ceux du canton, pour la plupart étaient tisserands ; d’autres travaillaient dans les manufactures d’indiennes ou à une fabrique de papiers, nouvellement établie. » E18) ; quant à leur arrivée au village, elle est pour le moins pénible (voir infra fin du premier chapitre).
« Barberou les sauva.
Il connaissait leur rêve, et un beau jour vint leur dire qu’on lui avait parlé d’un domaine à Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une manière de château et un jardin en plein rapport.
Ils se transportèrent dans le Calvados ; et ils furent enthousiasmés. Seulement, tant de la ferme que de la maison (l’une ne serait pas vendue sans l’autre) on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bouvard n’en donnait que cent vingt mille.
Pécuchet combattit son entêtement, le pria de céder, enfin déclara qu’il compléterait le surplus. C’était toute sa fortune provenant du patrimoine de sa mère et de ses économies. Jamais il n’en avait soufflé mot, réservant ce capital pour une grande occasion. »
Barberou, c’est l’homme qui surgit dans les situations les plus critiques, aussi bien ici qu’au dernier chapitre.
Il prévient également en E24 — par l’ouvrage de Louis Hervieu qu’il envoie — ses amis d’épouser à tout jamais la foi religieuse, ou plutôt les dogmes de l’Église (voir annexe). L’aide efficace une fois de plus leur advient de l’extérieur.
Le seul château qui sera par la suite mentionné à Chavignolles est celui du comte de Faverges, leur propre maison devenant célèbre par la bibliothèque et le muséum.
Maître Gouy, leur fermier, se fera un plaisir d’avertir ses nouveaux propriétaires de combien le jardin rapporte… en déboires ! (cf. « et la kyrielle des plaintes commença », début du chapitre II).
Le « transport » doit être compris au sens propre comme au figuré, et dans les deux acceptations est de courte durée : il faut toujours qu’il y ait un détail malheureux qui assombrisse la joie de Bouvard et Pécuchet. Ce détail, pièce maîtresse de tout un édifice est le MANQUE dont la fonction structurelle nous est familière dans le roman. Le plus souvent il s’agit d’un manque d’argent qui bloque une étude, mais toute espèce de choses plus ou moins indispensables peuvent aussi faire défaut :
E1 : « Mais le fumier si utile pour les couches manquait. »
E2 : « (..) et comme ils n’avaient pas d’engrais, ils se servirent de tourteaux qu’ils enterrèrent sans les concasser si bien que le rendement fut pitoyable. »
E4 ( !) : « L’ex-voto à la madone n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins. »
E5 : « Pour essayer les méthodes nouvelles, ils manquaient d’argent. Leur ferme les rongeait. »
E6 : « Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La dépense était considérable, et ils en avaient trop fait. »
E8 : « Ce qui leur manquait, c’était la physiologie, et un bouquiniste leur procura des traités de Richerand et d’Adelon, célèbres à l’époque. »
E9 : « Son manque de logique les dégoûta, et ils visitèrent les malades tout seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie. »
E13 : « Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d’étain, une boule de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d’argent les retenait. »
E21 : « Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent. »
« Mais il aurait fallu des enfants pour apprendre à les porter dans des sacs, et ils prièrent le maître d’école de leur en fournir quelques-uns. »
Le persévérant Pécuchet a préféré patienter deux ans — et les imposer à Bouvard — pour épargner un salaire jusqu’à sa retraite et ne pas devoir entamer sa petite fortune personnelle. Sa vie n’était-elle point jusqu’alors une longue attente de l’Événement ? Sentimentalement, si Pécuchet vit seul, sans parents ni maîtresse, soyons sûrs que c’est parce qu’une circonstance heureuse n’était jamais venue (ES).
E25 suite : « Pécuchet attendait l’occasion de donner le trait de force. Elle ne venait jamais… »
L’achat de la maison de campagne, symbole de l’indépendance, au seuil d’une nouvelle ère mérite en vérité tous les sacrifices. Ceux-ci ne font que commencer.
« Tout fut payé vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite.
Bouvard n’était plus copiste. D’abord, il avait continué ses fonctions par défiance de l’avenir, mais s’en était démis, une fois certain de l’héritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos, et la veille de son départ, il offrit un punch à tout le comptoir.
Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses collègues, et sortit le dernier jour, en claquant la porte brutalement.
Il avait à surveiller les emballages, faire un tas de commissions, d’emplettes encore, et prendre congé de Dumouchel !
Le professeur lui proposa un commerce épistolaire, où il le tiendrait au courant de la littérature ; et après des félicitations nouvelles lui souhaita une bonne santé. Barberou se montra plus sensible en recevant l’adieu de Bouvard. Il abandonna exprès une partie de dominos, promit d’aller le voir là-bas, commanda deux anisettes et l’embrassa. »
Six mois brouillent à nouveau le relevé chronologique ainsi que nous l’avons démontré.
On ignorera toujours ce qui les a remplis : depuis quand exactement Bouvard a-t-il renoncé par exemple à son travail, qu’a-t-il fait ensuite de plus substantiel que de rêver à son avenir — du reste, ces questions n’ont aucune importance et le texte ne s’en soucie pas.
Après une courte accélération, une ellipse de quelques mois inutiles à l’action, le récit change encore une fois de vitesse et se ralentit singulièrement pour s’étendre, avec plus de complaisance, sur les péripéties diverses du voyage définitif à Chavignolles.
La disjonction caractérielle qui oppose les conduites respectives de Bouvard et de Pécuchet se maintient. Dumouchel assume volontairement sa future vocation — fonction auxiliaire, en quelque sorte ce personnage s’auto-justifiant dans l’immédiat (Dumouchel n’envisage que de renseigner sur la littérature) — deviendra par extension stratégique un actant auto-motivé.
Généralement, à la veille d’une séparation peut-être absolue, il est d’usage de souhaiter bonne chance. Dumouchel, qui ne pouvait prévoir la tournure des prochains événements, n’avait aucune raison de s’en abstenir. Nous indique-t-on par là le tempérament maladif du bilieux Pécuchet ?
Barberou, d’humeur ludique, est à l’instar de son jovial ami porté aux épanchements. Au pèlerinage à Notre-Dame de la Délivrande il accompagnera d’une fraternelle embrassade ses retrouvailles avec Bouvard.
« Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balcon une large bouffée d’air en se disant : — « Enfin. » Les lumières des quais tremblaient dans l’eau, le roulement des omnibus au loin s’apaisait. Il se rappela des jours heureux passés dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant, des soirs au théâtre, les commérages de sa portière, toutes ses habitudes ; et il sentit une défaillance de cœur, une tristesse qu’il n’osait pas s’avouer.
Pécuchet jusqu’à deux heures du matin se promena dans sa chambre. Il ne reviendrait plus là ; tant mieux ! Et cependant, pour laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée. »
À la nostalgie sensible de l’un correspond la sèche austérité de l’autre. Le texte s’étoile de redondances à présent que les caractères des bonshommes sont nettement dessinés, ainsi que le prouve la mention des souvenirs heureux de Bouvard.
Flaubert a renoncé très logiquement à son projet de faire jouer par Pécuchet « une farce méchante au propriétaire » (102). Le pudique Pécuchet, même animé d’un esprit vengeur, n’eût jamais osé s’adonner à des farces obscènes, du moins pas avant d’avoir connu Mélie ! Le nom gravé sur le plâtre s’intègre, pour Pierre Lepape, dans une thématique de l’analogie où le mot ne signifie pas, mais exprime, où « il est la trace visible imperturbable, chosifiée, la signature de la réalité » pour Bouvard et Pécuchet (103).
« Le plus gros du bagage était parti dès la veille. Les instruments de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un caléfacteur, la baignoire et trois fûts de bourgogne iraient par la Seine, jusqu’au Havre, et de là seraient expédiés sur Caen, où Bouvard qui les attendrait les ferait parvenir à Chavignolles. Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les bouquins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une voiture de déménagement qui s’acheminerait par Nonancourt, Verneuil et Falaise. » Bouvard recevra tous ces objets avec quelques retards dus à son étourderie.
Le portrait de l’oncle/père naturel jouera encore un rôle fort important dans la structure des expériences : grâce à lui Bouvard et Pécuchet tâcheront d’évaluer leurs pouvoirs magiques en appelant le revenant François, Denys, Bartholomée Bouvard. Car à la condition expresse d’en posséder un souvenir matériel, on fera apparaître un mort…
« Pécuchet voulut l’accompagner.
Il s’installa auprès du conducteur, sur la banquette, et couvert de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de la capitale.
Le mouvement et la nouveauté du voyage l’occupèrent les premières heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d’exécrables auberges et bien qu’ils répondissent de tout, Pécuchet par excès de prudence couchait dans les mêmes gîtes. Le lendemain on repartait dès l’aube ; et la route, toujours la même, s’allongeait en montant jusqu’au bord de l’horizon. Les mètres de cailloux se succédaient, les fossés étaient pleins d’eau, la campagne s’étalait par grandes surfaces d’un vert monotone et froid, des nuages couraient dans le ciel, de temps à autre la pluie tombait. Le troisième jour, des bourrasques s’élevèrent. La bâche du chariot, mal attachée, claquait au vent comme la voile d’un navire. Pécuchet baissait la figure sous sa casquette, et chaque fois qu’il ouvrait sa tabatière, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner complètement. Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant qu’elles ne servaient à rien, il changea de tactique ; il fit le bon enfant, eut des complaisances ; dans les montées pénibles, il poussait à la roue avec les hommes ; il en vint jusqu’à leur payer le gloria après les repas. Ils filèrent dès lors plus lestement, si bien qu’aux environs de Gauburge l’essieu se rompit et le chariot resta penché. Pécuchet visita tout de suite l’intérieur ; les tasses de porcelaine gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux imbéciles ; et la journée suivante fut perdue, à cause du charretier qui se grisa. Mais il n’eut pas la force de se plaindre, la coupe d’amertume étant remplie. »
Précautionneux, Pécuchet pousse la prudence jusqu’à la méfiance. Sa plus vieille redingote, utile en voyage, servira encore en E3 : « Par les froides matinées de printemps, Bouvard gardait sa veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa serpillière. »
Lors du Colloque sur Flaubert à London (Canada), Monsieur J.R. Dugan venait de faire digérer toute l‘Éducation sentimentale par ordinateur. Son exposé sur le répertoire alphabétique du lexique de l’ennui mentionnait une association du mot monotone avec la lumière et la couleur et il donnait en exemple la phrase suivante : « La verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis de billard » (104). Nous déplorons fort le fait de n’avoir pu disposer à notre tour d’un tel ordinateur pour établir les concordances lexicales de Bouvard.
Pour s’assurer efficacement une aide ou une pratique, Bouvard et Pécuchet en viendront aussi à payer le gloria : « Ils entreprirent même la cure d’un bossu (…) et, pour être sûrs qu’il reviendrait, lui donnaient à déjeuner. » (E9) « Ils s’établirent chez Ganot le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation, Bouvard et Pécuchet allaient jusqu’à régaler les parents d’une barbe ou d’une frisure » (E26 cranioscopie).
Les tasses du beau service en porcelaine appartiennent à Bouvard qui les a reçues de son père. Une seule échappera au saccage du premier chapitre pour se briser à la fin du huitième, ce qui déclenchera chez un Pécuchet pris de démence la décision ultime de se suicider (E23).
C’est aussi un thème flaubertien que celui des objets cassés. Dans Bouvard, la statue de saint Pierre achèvera son sort, brisée en douze morceaux, dans l’ancien trou aux composts (E23).
L’ivrognerie participe également de quelque valeur diététique : Germaine s’alcoolisera progressivement durant son service chez Messieurs Bouvard et Pécuchet. Gorju, accusé d’avoir laissé une vache errante endommager le fameux bahut Renaissance, s’empressera de taxer Germaine d’ivrogne(rie) plutôt que d’être justement soupçonné lui-même. Mais les héros principaux ne sont pas très forts quand il s’agit de décoder la rougeur et l’émoi de leur petite bonne (fin du quatrième chapitre).
« Bouvard n’avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des messageries à la dernière minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen ; il s’était trompé de diligence.
Le soir, toutes les places pour Caen étaient retenues. Ne sachant que faire, il alla au Théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins, disant qu’il était retiré du négoce et nouvellement acquéreur d’un domaine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen, ses ballots n’y étaient pas. Il les reçut le dimanche, et les expédia sur une charrette, ayant prévenu le fermier qu’il les suivrait de quelques heures. »
Si Bouvard se trompe, ce ne peut être en effet que de diligence. La sienne n’est jamais opportune, comme l’illustre tout l’épisode final de E5 (« mais étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la cucurbite, ou exagérait le feu (…) Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers les conserves (…) Tout à coup, avec un bruit d’obus, l’alambic éclata en vingt morceaux (…) La force de la vapeur avait rompu l’instrument, d’autant plus que la cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau. »)
Bouvard infatué s’identifie à son père en se présentant comme un ex-négociant. On peut se demander — oiseusement ? — quel est l’emploi du temps de Bouvard à Caen, les heures précédant sa dernière étape vers Chavignolles.
« À Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval de renfort, et jusqu’au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de Bretteville, ayant quitté la grande route, il s’engagea dans un chemin de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles. Cependant les ornières s’effaçaient ; elles disparurent, et ils se trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir ? Enfin Pécuchet abandonna le chariot, et pataugeant dans la boue, s’avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes, les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa route. On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à coup deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s’élança pour le rejoindre. Bouvard était dedans.
Mais où pouvait être la voiture du déménagement ? Pendant une heure, ils la hélèrent dans les ténèbres. Enfin, elle se retrouva, et ils arrivèrent à Chavignolles. »
Il semble douteux qu’un déménagement de Paris à Chavignolles, Calvados, puisse prendre neuf jours, même en 1842 ! C’est dire le temps (perdu) dont disposaient les lents Bouvard et Pécuchet.
Frères bâtards de Frédéric Moreau, nos héros souffrent pareillement d’un défaut de ligne droite, d’une propension à mal s’aiguiller et à s’orienter en toute spontanéité vers des impasses.
Nouvelle illustration plaisante peut-être des démarches futures : Bouvard et Pécuchet pataugent dans la boue pour s’être élancés devant eux à la découverte.
L’environnement hostile des hommes et des animaux sera confirmé en fin de roman (dès E27). Flaubert dans ses scénarios se propose de bien montrer l’hostilité publique parce qu’ils ne sont pas comme les autres (105).
L’épisode du chien, en E8, accable de son ridicule les grotesques héros. Nous sommes loin du mystérieux chien qui apparut à Jules dans la Première Éducation sentimentale, scène si riche en significations diverses. (106) Toutefois la charogne d’un chien (E23) équilibre dans le registre grave l’apparition burlesque du premier chien (prétexte à l’idée de la mort).
L’égarement précède l’installation à Chavignolles et y subsiste encore pour longtemps. Que de retards, de méprises, d’embûches en sourde coalition qui empêchent d’atteindre au but !
« Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle. Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils s’attablèrent.
On leur avait préparé une soupe à l’oignon, un poulet, du lard et des œufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à autre s’informer de leurs goûts. Ils répondaient : — « Oh très bon ! très bon ! » Et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix, tout les délecta ! Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant, ils promenaient autour d’eux un regard de satisfaction, en mangeant sur la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures étaient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre, ils s’appuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se répétaient : — « Nous y voilà donc ! Quel bonheur ! Il me semble que c’est un rêve ! »
Bien qu’il fût minuit, Pécuchet eut l’idée de faire un tour dans le jardin. Bouvard ne s’y refusa pas. Ils prirent la chandelle, et l’abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des plates-bandes.
Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes : « Tiens ! des carottes ! Ah ! des choux ! »
Ensuite, ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur ; – et les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en répétant leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire ; et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. Au loin, un coq chanta. »
Bouvard et Pécuchet sont encore en vacances, deux Parisiens s’évadant à la campagne pour leur plus haute satisfaction.
À la disjonction du déménagement, à la jonction dans la campagne répond la conjonction à Chavignolles : réunis, leurs voix, leurs gestes se confondent et Bouvard – Pécuchet se mettent de concert à décliner à tous les temps « ridiculi sumus » (107).
Les héros feront très souvent des réparations à leur jardin, jamais à leur maison (108).
Lucien Andrieu rappelle que Flaubert a précédé ses bonshommes dans une telle ronde nocturne afin de décrire le spectacle des légumes de son jardin à la clarté d’une lampe (109).
Le paragraphe s’achève poétiquement sur une lointaine note auditive.
« Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d’en faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise.
Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis s’endormirent ; Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue, Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d’un bonnet de coton. – Et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune qui entrait par les fenêtres. »
Le jour s’annonce quand les amis s’apprêtent pour leur symbolique première nuit de noce.
La pénétration symbolique est transférée par métonymie sur la découverte d’une communication possible, entre leurs chambres attenantes (la disposition en est donnée au début du deuxième chapitre). Nous sommes loin de la séquence similaire et antérieure, celle du célèbre enlacement de Salammbô et de son fascinant python qui brise la chaînette symbolique de ses pieds.
Enfin, après le rire, l’écriture, la démarche et les goûts alimentaires, il nous restait à apprendre les particularités du somme de chacun des héros.
Bouvard, à cause de sa corpulence sans doute, dort allongé, offert : son humeur confiante décontracte tout son corps. Pécuchet replié sur lui-même recherche l’in-fœtalisation, cachant son immaturité physique sous un indéfectible couvre-chef nocturne.
Le premier chapitre s’achève sur un ultime sarcasme, la dernière catalyse « le ronflement commun » détruisant tout le romantisme de la lune de miel des deux copistes.
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Analysons à présent les quelques éléments d’introduction à la vie chavignollaise que procure encore le début du chapitre deux, avant que Bouvard et Pécuchet n’entament leur première expérience de jardinage.
Fidèle à sa rigoureuse focalisation interne, le Narrateur nous décrit le domaine de Chavignolles et ceci en deux temps : de leurs chambres, Bouvard et Pécuchet aperçoivent la perspective du jardin, du paysage campagnard et au retour de leur ferme ils considèrent leur manière de château.
Germaine sert à présenter, ne fût-ce qu’en les nommant, les personnages secondaires les plus importants auxquels Flaubert avait attribué dans ses plans et scénarios la fonction d’antagoniste et de catalyseur, que chacun d’eux avait à assurer dans le cadre d’une seule Expérience. (110) (voir annexe).
Ainsi le comte de Faverges est lié à l’Agriculture, le maire apparaît surtout dans la Politique, Marescot surgit influent dans l’Archéologie, l’abbé Jeufroy accompagne la Religion et Madame Bordin a sa place d’honneur en E19 : « Sentiment. Amour ».
Maître Gouy, imbu de ses prérogatives quand iI s’agit de gouverner sa ferme, fait déjà preuve du même « abus de sa force » envers un subalterne, qu’il aura envers son cheval (cf. E25 bis).
Les fusils expriment des expériences avortées dès leur conception :
E19 : « Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes, l’arme éclatant du premier coup, faillit le tuer. »
E25bis : « il lui (Victor) aurait fallu un plaisir émouvant, comme la chasse, elle amènerait la dépense d’un fusil, d’un chien, ils préférèrent le fatiguer par I’exercice, et entreprirent des courses dans la campagne. »
Remarquons qu’il est encore question de fusils en E18 (pour la garde-nationale) et E24 (correction de Victor).
Quant aux faïences à fleurs qui décorent les fermes normandes, elles susciteront un engouement passionné bien qu’épisodique chez les futurs archéologues.
Enfin dans la série des réclamations du fermier, quelques éléments seront repris et développés : en l’honneur du premier dîner qu’ils offrent à leurs voisins chavignollais, Bouvard et Pécuchet tâcheront de remplir — en vain — le bassin de leur effrayant jardin. Les cultures exigeant trop de fumiers, denrée rare au village (E1), provoqueront le délire de l’engrais (E2). La Butte sera dépierrée, mais donnera pourtant moins qu’autrefois (E2).
La bibliothèque (du dernier propriétaire « un vieux jurisconsulte maniaque et bel esprit » ), bien que dédaignée à sa découverte, se montrera toutefois fort utile, particulièrement lorsqu’il s’agira, au chapitre de l’histoire (E14) « d’atteindre l’ouvrage de Beaufort sur l’Histoire romaine ».
« C’est une idée reçue qu’il doit y avoir dans tout jardin quelque statue de plâtre » (111). La dame en plâtre, parente du curé de plâtre de Tôtes, dans Madame Bovary, « quoique plus osée, éternisera sous la charmille sa posture inconvenante signalée non plus par un mot cru, mais par d’épaisses facéties » (112).
« Ce mauvais goût, cette vulgarité, ils se sont traduits de très bonne heure par un étonnant penchant de Flaubert, qui lui est toujours resté, pour la scatologie : on ne pense pas ici à son vocabulaire volontiers obscène, à son parti pris d’employer le mot le plus brutal, mais à des images, à des préoccupations, à des plaisanteries purement scatologiques qui reviennent chez lui comme un tic. » (113). Bouvard et Pécuchet, à ce titre, est le roman de la discrétion, l’esprit obscène servant davantage peut-être le projet de I’« encyclopédie critique » que son exécution « en farce ».
« Ses prix étalent déraisonnables, mais le nom de Fécamp les avaient frappés. » E 12
« et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient même jusqu’à ses dernières conséquences, pleins d’un scrupule méthodique, d’une attention presque religieuse ». E 8
« Les gargouillements que l’on entendait dans le ventre de la vache provoquèrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle émit un vent, Pécuchet dit alors :
« C’est une porte ouverte à l’espérance, un débouché, peut-être. »
Le débouché s’opéra, l’espérance jaillit dans un paquet de matières jaunes éclatant avec la force d’un obus. » E 22 bis
Dans son Introduction à Bouvard et Pécuchet, publié par la Société des Belles Lettres, R. Dumesnil donne la source réelle de ce « beau mot » de Pécuchet, transmis en décembre 1859 à Flaubert (114).
« Ses chaussettes (Victor) lui pendaient toujours sur les chevilles ; à table même, il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. Broussais, là-dessus, défend les réprimandes car « il faut obéir aux sollicitations d’un instinct conservateur. » (E 25 suite).
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L’introduction, le premier chapitre et ces quelques paragraphes du second qui précèdent E 1 avaient pour fonction de sélectionner les données nécessaires et suffisantes au lancer répétitif des études ainsi que de générer les motifs dont les ramifications décorent l’armature trop schématique des Expériences. La « vraisemblabilisation » du récit capte dès l’abord la crédulité du lecteur pour le préparer à l‘inquiétante étrangeté romanesque qui suivra.
Mais aussi de concentrer, en un fragment du récit, l’initial, presque toutes les motivations — psychologiques, formelles — l’expositio est un foyer anticipateur qui réfléchit en lui toutes les Expériences, les condense, les essaie comme en une répétition générale. L’exergue s’est fait mise en scène, mise en abîme. Ce n’est qu’une fois achevées, écrites, déterminées dans leur espace littéraire de neuf chapitres que les Expériences peuvent se mirer en cette courte nouvelle, genre commis, du chapitre un, premier par sa position, ultime par sa composition, qui, né d’elles, les a pourtant engendrées.
Il est vrai que Flaubert commença la rédaction de Bouvard en août 1874, par le premier chapitre qui fut terminé vers la mi-octobre. Mais la préparation du roman, les lectures et les recherches documentaires étaient déjà antérieures de deux ans. Quant au plan, Madame Marie-Jeanne Durry prouve (contre Demorest et approuvée ensuite par Cento) (115) que le premier scénario « Histoire de deux cloportes. Les deux commis » appartient à l’année 1863 (116), ce qui valida notre projet de montrer que les lexies du premier chapitre s’autorisent simultanément de fonctions immédiates et de fonctions à terme. Suggérer aussi la richesse d’une écriture qui se produit en se reproduisant, déjà tissée et toujours débordant le canevas qui la fixe… Irréductible à la saisie prolifère, aussi exhaustive qu’elle puisse se désirer, cette écriture en perpétuelle déhiscence comme en incessante sénescence (s’) affirme (de) ce qu’elle devance en niant ce qu’elle promet. Ni tout à fait motivation et pas encore autodestruction, l’introduction de ce roman qui en est presque sa conclusion consiste donc à le répéter en le différant : elle amorce les éléments nécessaires à la chronique postposée mais elle désamorce sourdement ceux qui, ne pouvant être chroniques, sont exposés par et à l’ironie.
Ingrid SPICA
L’article intégral est réparti dans les bulletins N° 58 – N°59 – N° 60 – N° 61 – N° 62
(99) G. Flaubert à Caroline, le 24 Juin 1874, Correspondance, VII 155.
(100) V. Chklovski, « La construction de la nouvelle et du roman »in Théorie de la littérature, p. 172.
R. Wellek et A. Warren, p. 304.
(101)Cl. Duchet, « Roman etobjets : l’exemple de « Madame Bovary », In Colloque Flaubert 201, note 77.
(102) A Cento, p. 27.
(103) P. Lepape, p. 36.
(104) J.-R. Dugan, « Le thème de l’ennui : problème de vocabulaire dans « L’Éducation sentimentale » in Langages de Flaubert, p.16.
(E.S., Éd. d’Édouard Maynial, Paris, Garnier, 1964 , p.198).
(105) Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition critique par A. Cento, deuxième scénario F. 25 18.
(106) J. Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert p.541.
E. Starkie, Flaubert jeunesse et maturité, Mercure de France, 1970, pp.155/159.
(107) Graham Falconer, au colloque sur Flaubert à London, cite Martin-Turnell, pour qui « l’existence entière de Charles Bovary ne devait être qu’une longue conjugaison du verbe ridiculus sum » (Falconer, « Flaubert assassin de Charles… » in Langages de Flaubert p.122).
(108) « Les invités se montraient du coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur le lambris, la peinture s’éraillant ; et le jardin était lamentable » E 23 bis,
« C’était lui (Bouvard) qui l’avait poussé jusque-là, et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes. » E 25.
(109) Lucien Andrieu, « Les Maisons » in Colloque Flaubert p.73.
La citation se trouve dans Flaubert, Correspondance V , p.361.
(110) Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition critique par A. Cento, F 47, recto p.170.
(111) R. Dumesnil noté par A. Cento, Commentaire de « Bouvard et Pécuchet » p.28.
(112) M.-J. Durry, Flaubert et ses projets inédits p.219.
(113) M. Bardèche, p.93.
(114) R. Dumesnil, Introduction à « Bouvard et Pécuchet » (Les Belles Lettres), tome 1 CXLIV
(115) Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition critique parAlberto Cento, XXI.
(116) M. J. Durry, Flaubert et ses projets inédits, p.208.