Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 23
La symbolique de l’incandescence
dans Madame Bovary
« La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. »
Gaston Bachelard (1)
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(LA FLAMME) : « Elle dévore comme la colère ; elle purifie l’âme plus que la mort. Saute à terre, ravage, purifie, cours, cours, toi qui es le sang d’Ennoïa, l’âme de Dieu ! (…) Je suis la Force, la Beauté, le Maître ! Ennoïa est Minerve, je suis Apollon, dieu du jour ; je suis Mercure le Bleu, je suis Jupiter le Foudroyant, je suis le Christ, je suis le Seigneur, je suis ce qui est en Dieu, je suis Dieu même. » (2)
Un examen structural de Madame Bovary, portant sur les moments de haute tension émotionnelle ou dramatique, ainsi que sur les charnières (ou « transitions » — Flaubert) nous livre un paradoxe : ces points critiques, dans leur ensemble, nous laissent apercevoir une thématique qui constitue une roue, dont les rayons sont autant de symboles et de leitmotive, et le moyeu (le thème-matrice), ce que certains critiques ont considéré en général, en se référant à d’autres auteurs, comme une « banalité » métaphorique romantique des plus anciennes et des plus rebattues :le feu comme symbole d’une âme qui se consume de « désirs multiples » (Flaubert), et est consumée, notamment, par l’aspiration vers l’amour-passion. On est en droit de s’étonner : s’agit-il toujours de Flaubert, passé maître en métaphores ? S’agit-il bien de Madame Bovary, œuvre dont les images, selon M. Demorest (3), « tiennent la toute première place pour toute l’œuvre de Flaubert » ? Le lecteur averti, sur une constatation de symbolisme banal, devrait-il renvoyer à cette mise en garde d’Alfred de Vigny dans son Journal : « Comme quoi toutes les synthèses sont de magnifiques sottes » ?
Tels des rayons qui irradient à partir d’une source primaire, nourricière, les symboles de l’incandescence dans Madame Bovary s’ouvrent en un éventail de signifiants ; il n’y a pas que l’image-symbole ou le mot-thème ; il n’y a pas que de grandes taches de couleur, mais aussi un pointillisme à effet cumulatif, utilisant des détails. La symbolique de l’incandescence comporte donc des éléments structuraux sémantiques et textuels, métaphoriques et non métaphoriques. Le tout crée une texture thématique compacte qui sous-tend, soutient et porte la trame du roman et la met en valeur. Le thème, d’après J.-P. Richard, « est une chose beaucoup plus compliquée que le mot » (4). En l’occurrence, le symbole est la nature incandescente et animée du feu (l’âme d’Emma Bovary). Or, dire « feu », c’est nous donner un éventail fermé. Il faut qu’il éclate en une gerbe de signifiants ; il nous incombe de passer le mot (et le concept de « feu ») à travers une grille phénoménologique ; Il faut considérer, « au lieu des mots, les liens entre les mots, leurs groupements, les structures verbales » (5). Ainsi que le souligne J.-P. Richard, « on peut bien lire « étoile » : le mot « étoile » est un thème mallarméen, mais ce qui constitue l’étoile en thème mallarméen ce n’est pas le mot « étoile », c’est bien autre chose, c’est la façon que l’étoile a de se produire, de jaillir, de s’étaler, d’être à la suite d’une source, de se produire finalement comme un hasard final » (6).
Toute étude thématique risque de se dissoudre dans le trop général. Le moyen d’y parer, c’est de serrer de près le texte et d’épouser aussi étroitement que possible le contexte. L’important, afin de débrouiller l’écheveau des liaisons et associations symboliquement thématiques, c’est de se rendre compte qu’il y a deux contextes. (…)
« Il y a le contexte successif de l’œuvre, ou contexte métonymique, et le contexte métaphorique, qui est la totalité de l’œuvre même. Un thème ne prend sa valeur que dans un réseau organisé de rapports, qui sont à la fois des rapports de langage et d’expérience qui se déploient dans cette sorte de masse de langage qu’est la totalité de l’œuvre. Bien entendu, lorsqu’on a dégagé cette sorte de nécessité métaphorique, il faut ensuite essayer de la retrouver dans la nécessité métonymique de l’œuvre » (7).
Les éléments constitutifs de l’incandescence
Au moyen de divers procédés (quelques-uns explicites, d’autres implicites), Flaubert arrive à nous donner cette impression : l’âme d’Emma Bovary est un feu qui brûle, une âme qui se brûle, se dévore, se ronge et se détruit. À partir de cette proposition (cette thèse) initiale se développent des propulsions comiques de signification symbolique : ce sont les motifs connexes qui, tous ensemble, forment la synthèse. D’abord, lumière et chaleur intense (Charles du Bos a parlé de « l’atmosphère de bain turc » de Madame Bovary). La manière dont Flaubert manie ces deux signifiants dénote leur fonction immédiate de symboles/sensations. Ils éclatent, à leur tour, en une série de motifs, dont chacun contient les deux valeurs : chaleur et lumière. À la tête de ceux-ci nous notons le soleil, et la cheminée et le coin du feu. Étroitement liée au symbole du soleil, surtout, est l’utilisation symbolique de la couleur jaune, de l’or, de l’auréole ; et au symbole du feu, la couleur rouge (pourtant plus rare que le jaune). Se rattachant directement au motif lumière on aperçoit une catégorie importante que l’on pourrait nommer les jeux de lumière. Chaleur et lumière s’incorporent dans une antithèse assez fréquente entre feu vivant et feu éteint (ou cendres) ; soleil à midi et soleil au crépuscule, ce qui ouvre une autre perspective qui élargit la symbolique de l’incandescence, à savoir, l’emploi de la nature pour souligner les états d’âme et le panthéisme… Finalement, il y a l’incidence de verbes désignant et comportant un ou plusieurs de tous ces motifs dérivés du feu, et concourant à la symbolique de l’incandescence.
Fréquence et importance de ces éléments constitutifs
En matière d’analyse de symboles, il y a une consigne à suivre pour éviter les écueils, et qu’entrevoyait Gustave Flaubert dans son souci du détail :
« Il faut à la fois ne pas perdre l’horizon de vue et regarder à ses pieds. » (8) Les critiques ont analysé le symbolisme à maintes facettes de Flaubert et de Madame Bovary et ont dénombré — et souvent isolé — les symboles ou les procédés symboliques les plus essentiels. Ainsi, M. Bruneau (9) a découvert l’importance thématique de la lumière dans les œuvres de jeunesse en général, mais surtout liée aux aspirations de l’amour projetées sur la nature. Dennis Porter (10) établit la présence d’une polarité à base mythique entre lumière/ténèbres, destruction/renouveau. Cette antithèse dans les œuvres de jeunesse se sert des quatre éléments. La lumière et l’air se signalent, dit M. Porter, seulement aux moments critiques de plénitude émotionnelle. Par ailleurs, il indique une autre polarisation dans ces premières œuvres : le contraste entre Orient, Amérique (domaines du rêve, du soleil, de la lumière de la passion), et Europe — séjour de la réalité, du brouillard, du froid et des ténèbres. Emma Bovary, plus tard, portera l’Orient (et la chaleur) dans son cœur tout en séjournant dans le brouillard. Michel Butor pressent et frôle l’importance du thème de l’incandescence en constatant que Flaubert pourrait être le sourcier de Proust dans son utilisation d’images de vitrail et de lanterne magique dans ses œuvres (11). M. Demorest, pour sa part, remarque que Salammbô abonde en notations de sang, de lumière, de feu, de température — « ce sont les sources rendant le mieux l’esprit du roman » (12). Dans son relevé très méthodique des œuvres de Flaubert, il a établi l’importance de Flaubert, grand amateur de couleur, de lumière et d’un Orient de rêve, prisme par excellence captant et irradiant et couleur et lumière (13). Ce critique est allé plus loin : il a accordé une certaine importance — toute relative cependant — à la symbolique du feu dans l’œuvre de Flaubert. « Avant 1838 (Les mémoires d’un fou), la fréquence des images du feu est très au-dessus de la moyenne », constate-t-il, « surtout dans le sens : les feux de la passion »(14). La même équivalence se retrouve dans Novembre, avec la température en plus : « Ce sont les désirs bouillants ou cuisants, des flammes brûlantes, la lave ardente, le soleil qui fait éclore les fleurs ». D’après lui, « quelques-unes, sont intéressantes, mais la plupart sont des banalités » (14). Elles signalent, nous dit ce critique, outre un tempérament qui s’épanouit, l’influence de Victor Hugo visible dans l’utilisation de métaphores de volcans, affectionnée par ce poète. La trace de ce goût pour les images volcaniques se retrouvera « dans tous les chefs-d’œuvre » (15). Tout au cours de la partie de son étude qui traite des productions antérieures à Madame Bovary, M. Demorest marque, en passant, selon son procédé chronologique de nomenclature, la place qu’occupe le symbolisme du feu et son dérivé, la lumière. Tandis que dans le cas de Salammbô, nous l’avons vu, il est plus affirmatif, à l’endroit de Madame Bovary, il se montre prudent et se maintient dans un registre relatif. Il renvoie ses remarques sur le symbolisme du feu (à part l’image de transition du bouquet), et le relevé de celui-là, à une note (fort longue, il est vrai) (16), tandis qu’il s’étend avec assez d’ampleur sur les images symboliques de l’eau et de la fluidité (17). Cette répartition nous semble, pour le moins, déséquilibrée : elle soulève, de toute façon, une question de poids : quelle est la valeur de la symbolique du feu — l’incandescence — dans Madame Bovary en tenant compte de l’œuvre dans son ensemble ? Pour M. Demorest, « la fréquence exceptionnelle des images descriptives tirées du feu est un autre cas (…) banal, comme celui des serpents, de l’emploi d’expressions métaphoriques en guise de symboles, de leitmotive » (18). Nous nous heurtons encore une fois à ce jugement de « banalité » qui, pour lui, semble annuler la valeur de « la fréquence exceptionnelle » de ce procédé symbolique. Résumons la prise de position de ce critique : tant pour l’œuvre de Flaubert (à part Salammbô, semble-t-il) que pour Madame Bovary, en particulier — ce symbolisme du feu existe, mais mieux vaut ne pas l’accentuer — car il est « banal ». Or, que cette étiquette de « banalité » soit fondée dans une large mesure, en ce qui concerne les œuvres de jeunesse, nous le concédons ; accolée à Madame Bovary, elle ne nous semble plus acceptable.
L’incandescence comme symbole à résonances multiples nous semble au contraire occuper une place de choix dans Madame Bovary : sa portée repose sur la qualité, non sur la quantité. Une vérification structurale confirme cette affirmation.
Les endroits où la symbolique de l’incandescence apparaît avec le plus de force et de netteté sont précisément ceux où elle souligne que l’action s’engage, que des rapports se nouent (premières rencontres entre de futurs amants), que l’action ou les rapports se développent (rencontres ultérieures) ; elle met en vedette des moments de prise de conscience et de « crise » d’Emma, séparant les différents « temps » (les fameuses « images de transition » de Flaubert) : le bal dela Vaubyessard ; le bouquet de mariage qui flambe ; l’arrivée à Yonville ; le moment où Emma prend conscience de son amour pour Léon ; les approches insinuantes de Rodolphe ; la séduction d’Emma par celui-ci ; les deux crises de rupture avec lui ; l’épisode d’Emma et Léon dans la cathédrale et dans le carrosse à Rouen ; l’agonie d’Emma (en elle-même l’exemple peut-être le plus marquant et le plus probant de la valeur symbolique et structurale de l’incandescence dans Madame Bovary), où le corps même d’Emma après son empoisonnement volontaire par l’arsenic, est brûlé par un feu comparable à celui qui, toute sa vie, avait consumé son âme. Entre ces plaques tournantes de l’action, mises en valeur par un ou plusieurs motifs de l’incandescence, s’étend un réseau soutenu de détails symboliques (métaphoriques, non métaphoriques et descriptifs) qui alimentent en permanence (quoiqu’en sourdine) ce thème fondamental d’une « âme qui brûle » et par laquelle les autres sont brûlés. C’est un feu qui, parfois, se propage, mais souvent étouffé. Aucun autre groupement de symboles — celui de l’eau et de la fluidité ; celui de l’instabilité mentionnée par M. Demorest, constitué par des mentions portant sur le froid, le frissonnement, le tremblement (19), lesquelles mentions nous semblent, à nous, complémentaires de l’importance que prend la symbolique de l’incandescence — ne nous semble jouir d’une telle disposition structurale, ni d’une aussi constante mise en lumière. Ces notations indiquent l’absence de la chaleur au sens spirituel dont souffre Emma. Flaubert transpose cela sur le plan physique, traduisant un sentiment par une sensation, procédé fréquent chez lui. C’est ici qu’il conviendrait de rappeler la célèbre boutade de Flaubert : « De la forme naît l’idée » (20), et son douloureux aveu de « la moindre virgule [qui] dépend du plan général » (21).
Bien que maints critiques aient donc perçu et relevé, d’une manière incidente, plusieurs éléments du phénomène composite que nous avons appelé « la symbolique de l’incandescence », aucun ne les a intégrés ni présentés dans une vue d’ensemble ou un réseau cohérent de symboles. Cette symbolique nous paraît, cependant, fondamentale et constitue indéniablement, chez Flaubert, un centre d’expansion métaphorique.
Se référant, d’une manière emblématique, aux anciennes théories médico-caractérielles des « humeurs » et des « tempéraments », Gaston Bachelard énonce : « Pour forcer le secret d’un vrai poète, d’un poète sincère (…), un mot suffit : « Dis-moi quel est ton fantôme ? Est-ce le gnome, la salamandre, l’ondine ou la sylphide ? » (22). Disons que notre analyse des thèmes objectifs de l’incandescence se résout en une classification du tempérament poétique et littéraire de Flaubert. Les hommes, poursuit Bachelard, « suivant leur tempérament, obéissent à leur « fantôme » personnel (…), enrichissant le côté subjectif ou le côté objectif de l’objet contemplé » (23). Pour Flaubert, dans le cas de Madame Bovary, ce « fantôme » se révèle être la salamandre qui, « tout en feu, se dévore de sa propre flamme ». Faisons une réserve en ce qui concerne notre analyse : tout en admettant, avec Bachelard, que « le problème de la connaissance du feu est un véritable problème de structure psychologique » (24), nous n’avons pas voulu faire de la psychocritique (c’est-à-dire trouver la « racine substantielle » de Flaubert), mais tenons à souligner des « tendances » et une certaine « exaltation » (25). Une affinité déterminative et signalétique existe certes entre ces tendances et le tempérament de Flaubert. Il admet ce principe général : « Nous nous accrochons volontiers à toutes les analogies de notre nature quelles qu’elles soient, inférieures ou supérieures ; on aime mieux les premières et l’on s’enthousiasme des secondes » (26). Ces affinités pour les motifs de l’incandescence, il s’y « accrochait » peut-être d’autant plus dans Madame Bovary que le sujet du roman lui répugnait.
Que le « fantôme » de Flaubert soit « la salamandre » ; que celle-ci se manifeste dans l’emploi de la symbolique de l’incandescence dans Madame Bovary ; que cet emploi signale des « tendances » et une certaine « exaltation » chez Flaubert ; que cette symbolique forme un centre d’expansion métaphorique — tout cela semble se vérifier dans ce qu’écrit Flaubert à Sainte-Beuve sur Salammbô en 1862 (et notons que Salammbô est l’œuvre majeure qui suit Madame Bovary) : « Notez d’ailleurs que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre » (27). Une continuité thématique et symbolique existe donc entre ces deux œuvres. Elle montre un penchant métaphorique et symbolique fondamental chez Flaubert.
Liga LUSIS
University of Calabar,
Calabar, Nigeria (Afrique).
(1) Cité dans Le Petit Robert. 1970, p. 187.
(2) La Tentation de Saint-Antoine (version de 1849). Pléiade I, N.R.F. 1958, 233.
(3) D.l. Demorest : L’expression figurée et symbolique dans l’œuvre de Gustave Flaubert, Slatkine reprints, Genève, 1967, 355.
(4) J.-P. Richard in : Les Chemins actuels de la critique, Centre culturel de Cerisy-la-Salle, 2 septembre — 12 septembre 1966, sous la direction de Georges Poulet, textes revus et publiés par les soins de Jean Ricardou, Plon, Paris, 1967, 309.
(5) Charles Mauron — Des métaphores obsédantes au mythe personnel, José Corti, 1963, 30.
(6) op. cit., 309.
(7) J.-P. Richard, op. cit, 309-310.
(8) Gustave Flaubert, Correspondance, III, Louis Conard, 322 (1853).
(9) Jean Bruneau, Les débuts littéraires de Gustave Flaubert, 1831-1845, Armand Colin, 1902, pp. 525, 526, 527, 528.
(10) Dennis Porter (Mythic Imagery In Flaubert’s, Œuvres de Jeunesse », Australian Journal of French Studies, vol. 9, n° 2, May-August, 1972.
(11) Michel Butor, Répertoire IV, (La spirale des sept péchés), Éditions de Minuit, 1975, 211, 213, 214.
(12) Op. cit., 516, 520.
(13) Ibid., 103-105, 166, 167, 188, 197, 224, 324, 329, Tables II, IV, V surtout.
(14) Ibid., 119, 120.
(15) Ibid., 120 note. (Voir, par ex. Correspondance, III, 248, 359).
(16) Ibid., 458-459.
(17) Sur cet aspect, voir J.-P. Richard, La Création de la forme chez Flaubert, dans Littérature et Sensation, Seuil, 1954, 128-131.
(18) Op. cit., 458.
(19) Ibid., pp. 460-461, note.
(20) Ibid., 400.
(21) G. Flaubert, Correspondance, III, Louis Conard, p.322 (1853).
(22) Gaston Bachelard, op. cit., p. 148.
(23) Ibid., pp. 158-159.
(24) Ibid., p. 166.
(25) Ibid., pp. 146-149.
(26) Gustave Flaubert. La Première Éducation Sentimentale, Seuil, 1963, p. 186.
(27) Gustave Flaubert Correspondance, Louis Conard, V, p. 64 (1862).