Les Amis de Flaubert – Année 1984 – Bulletin n° 64 – Page 35
Biographie de Madral consacrée à Maupassant
Le 27 juillet 1979, dans son émission télévisée, Apostrophes, Bernard Pivot eut pour invités non seulement Louis Forestier et le regretté Armand Lanoux, mais aussi Valéry Giscard d’Estaing. Le sujet de leur entretien : l’œuvre de Guy de Maupassant. Fut-ce le spectacle d’un Chef d’Etat disant devant des millions de Français le plaisir qu’il avait à lire les contes rustiques de Maupassant qui, non seulement fit monter en flèche, du jour au lendemain, les ventes de ses livres, mais aussi provoqua un regain d’intérêt chez les spécialistes pour un écrivain qu’on traita en 1886 de « grand commerçant » et que certains critiques continuent à bouder ? Intérêt d’ailleurs que les Anglo-saxons n’ont jamais cessé de porter à l’œuvre et à la personnalité de Maupassant : la BBC diffuse, au moment où j’écris ces lignes, une œuvre dramatique, intitulée A small speck of evil (« Un grain de folie ») qui, comme le nouveau roman de Philippe Madral, s’inspire des six mois qui précédèrent l’internement de Maupassant dans l’asile psychiatrique de Passy.
L’ouvrage de M. Madral, publié en 1982, n’a pas la prétention d’être « une biographie de plus » de l’écrivain ; après la magistrale étude de Lanoux, c’eût été inutile, à moins d’apporter de nouveaux éléments nécessitant une remise à jour de la biographie « officielle ». Ceci n’est décidément pas le cas. Ce « roman » est offert par M. Madral comme « une vision personnelle, partiale, et filtrée au travers de (ses) propres désirs et de (ses) peurs » ; et l’auteur, ou son éditeur, a eu l’idée saugrenue, et à la rigueur douteuse de sanctionner en quelque sorte, le portrait qu’il propose, en empruntant non seulement le nom mais aussi la signature de Maupassant pour le titre de l’ouvrage.
Presque au même moment, d’ailleurs, sortait sur les écrans des cinémas parisiens le film du même titre de Michel Drach, dont le scénario et les dialogues sont signés… Madral. Rien d’étonnant alors à ce que la couverture du livre reproduise un montage des éléments les plus racoleurs de l’affiche publicitaire du film : quatre femmes nues, dont deux enlacées, donnent le ton, annonçant le caractère suspect et le commercialisme éhonté de toute l’entreprise.
Certes Madral respecte à peu près les données biographiques connues, naviguant à vue entre la Correspondance de Guy et les souvenirs, pas toujours dignes de foi, du bon François Tassart ; du séjour à Divonne, jusqu’à la clinique du Docteur Blanche, en passant par Champel, Cannes et Paris, il nous fait suivre, non sans quelques entorses à la stricte chronologie, les six derniers mois du calvaire de l’auteur du Horla. Mais comment s’y prend-il pour nous faire connaître le passé (essentiel) de Maupassant, en s’en tenant à une période si courte et, en somme, si peu représentative de sa vie ? La solution, éminemment cinématographique, c’est, on s’en doutait, le flash-back ou le retour en arrière, technique d’autant plus justifiée en l’occurrence que Maupassant était de plus en plus sujet à des hallucinations, phantasmes et autres délires. Procédé qui permet d’étoffer le portrait et de justifier toute une série de « séquences » dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles soient d’un intérêt souvent périphérique et accessoire, quand elles ne sont pas d’un goût plus que douteux, se complaisant dans les aspects les plus sensationnels de la légende « maupassantienne ». À partir de là, tout est permis, et le lecteur a vite fait de découvrir, dès les premiers chapitres, à quelle source s’abreuve la « vision » de Madral, et à travers quels « désirs » — ou à travers quelles obsessions — elle est « filtrée ».
Pour assurer le succès commercial, il faut qu’il y ait pour tous les goûts, de préférence : c’est ainsi que le familier de Maupassant, de son œuvre et de sa vie, trouvera, au détour d’une page, Gustave Flaubert qui donne une leçon de réalisme à son jeune protégé, lui conseillant d’observer les choses « jusqu’à ce que tu leurs découvres un aspect qui n’ait jamais été vu par personne » ; ou bien qui l’avertit des dangers du canotage et de la fréquentation des putains
Au cours d’une soirée mondaine, mi-Fort comme la mort, mi-Soirée de la Marquise de Sainte Euverte — où on annonce même « le jeune Proust » ! — on verra Edmond de Goncourt se venger sur Maupassant pour une phrase de la Préface de Pierre et Jean où il s’estimait visé. Maupassant, quant à lui, entendra deux invités se moquer de sa particule et raconter l’histoire rocambolesque de sa naissance, in extremis, au château de Miromesnil. Pour compléter la galerie, on aura droit à Zola, mais uniquement dans un rôle de figuration : Madral a l’étrange idée de lui faire annoncer à Guy l’achat d’un bateau, celui que, on s’en souvient, Guy avait, avec Léonce Hennique, lui-même livré à Médan en 1878, un 14 juillet, faisant les 49 kilomètres depuis Bezons à la rame !
C’est, en somme, la visite guidée, le parcours des poncifs : depuis le renvoi du collège d’Yvetot « pour irréligion et scandales divers », en passant par la dispute entre Laure et Gustave, origine supposée du conte Garçon, un bock !, la Grenouillère, les parties de canotage sur la Seine, jusqu’aux phénomènes d’autoscopie et les diatribes contre le dieu « stupide et proliférant », tout y est, glané un peu partout dans la vie et dans l’œuvre. Mais quand Madral s’avise de faire d’une putain des Folies Bergère un avatar de la délicieuse Mouche, et qu’il agrémente l’épisode d’un brin d’inceste, c’est là combiner les données de trois contes distincts (L’Armoire de 1884, Le Port de 1889), et trahir de manière indéfendable la chronologie et l’esprit de l’œuvre.
Et que dire des multiples épisodes consacrés aux trop célèbres prouesses — parfois aux défaillances — de l’homme aux trois cents femmes ? Dans ce domaine, où même le biographe le plus sérieux est réduit aux conjectures, l’incertitude de nos connaissances de la vie intime de Maupassant sert d’alibi à M. Madral qui s’estime en droit de combler, à grand renfort d’imagination, ces regrettables lacunes. On ne connaissait aucune liaison de Maupassant à Divonne, mais Madral lui trouve une serveuse d’hôtel complaisante, et dans les pages qui suivent ne nous dispense d’aucun détail de leurs ébats. Fille-mère, Jenny emmène Guy visiter son fils, en pension à la campagne ; les choses évoluent un peu vite, ou Jenny se fait trop pressante, et Guy rompt, car pour lui les rapports entre l’homme et la femme ne sont, n’est-ce pas, que « le contact entre deux épidermes » ? C’est dire que tout ici est cousu d’un très gros fil blanc. Et le lecteur sérieux devra se contenter d’une rapide allusion, çà et là, au roman (L’Angélus) qui n’avance pas, à la dispute avec l’éditeur Havard à propos de la Maison Tellier, ou au démêlé avec un journal américain à propos d’une version, faite sans son autorisation, de sa nouvelle, Le Testament, pour pouvoir établir un lien, ne fût-ce que lointain et approximatif, avec la vie réelle de l’auteur.
À partir du séjour à Champel, la mystérieuse « dame en gris », avec bien sûr Gisèle d’Estoc, tient le rôle de premier plan qu’on sait dans la légende, sinon dans la vie de Maupassant. Quant à l’étrange Gisèle, cette Nancéenne que tous les spécialistes traitent avec la plus grande circonspection, M. Madral ici donne libre cours à son imagination. On est dorénavant de plain-pied dans le roman pornographique façon 1982… ou peut-être 1892, car, avouons-le, — à la décharge de Madral — une certaine littérature de l’époque connut en effet une espèce d’émulation érotique, par voie d’affiches, d’illustrations et de petits journaux. Toute une presse, à l’instar du Gil-Blas auquel Maupassant collaborait, s’était spécialisée dans le genre galant voire graveleux. On s’aperçoit donc que Philippe Madral ne fait ici que suivre une tradition fort bien établie en sacrifiant à la mode d’une littérature pour tous les goûts, genre… roman de bibliothèque de gare.
On sait que Maupassant ne facilitait pas la tâche du biographe, et ne tenait à livrer ni sa vie ni sa personne à ce que Lanoux a appelé « ce travail de paléontologue littéraire ». Qu’aurait-il pensé du livre de Madral, lui qui dans une lettre d’octobre 1891, déclara sans ambages : « J’ai interdit de la façon la plus catégorique qu’on écrivît quoi que ce soit sur ma personne, sur ma vie ». Peut-être le plus grand tort que Philippe Madral aura fait à la mémoire de l’écrivain et de l’homme c’est de ne pas avoir fait preuve de la même pudeur.
Dr Adrien Ritchie.
University College of North Wales
Bangor (G.B.) — Février 1984