Le code vestimentaire de la bourgeoisie au temps de Flaubert et de Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1984 – Bulletin n° 65 – Page 31

 

Le code vestimentaire de la bourgeoisie
au temps de Flaubert et de Maupassant

[Analyse à partir de La Curée et Pot-Bouille]

Si l’on en croit Norbert Élias, « Dans une société où chaque attitude d’un individu a une valeur de représentation sociale, les dépenses de prestige et de représentation des couches supérieures sont une nécessité à laquelle on ne peut se soustraire. Elles sont un instrument indispensable d’auto-affirmation sociale surtout quand une compétition continuelle pour les chances de rang et de prestige tient en haleine tous les intéressés, comme c’était le cas dans la société de cour. » (1). Bien sûr, parmi ses prodigalités, le vêtement jouit d’une place privilégiée dans l’échelle de paraître en soulignant la dissemblance des sexes et des catégories sociales.

En composant La Curée et Pot-Bouille, Zola inscrit ses œuvres dans cette perspective et contribue, dans sa création romanesque, à identifier et explorer la dimension véritablement sociale de l’habillement bourgeois. Chacun sait que les littérateurs n’ont commencé qu’au XIXe siècle à se soucier du paysage vestimentaire ; sans doute faut-il dater de Balzac l’avènement éclatant de la mode et de la parure dans le roman bien qu’il s’agisse essentiellement, dans bon nombre de cas, d’un matériau descriptif ou esthétique.

Avec Zola s’élabore une sorte de sociologie du vêtement-signe qui, au-delà d’une chronique des apparences, fond dans le même creuset la fonction pratique du vêtement, sa fonction esthétique, sa fonction sexuelle et sa fonction sociale. Malgré l’accélération du progrès matériel sous le Second Empire et l’apparition de nouvelles catégories de consommateurs, s’organise une échelle des valeurs dans l’art de se vêtir ; le vêtement s’investit d’un rôle socio-politique précis.

Cette étude, en ayant pour cadre le vêtement de la bourgeoisie parisienne, montre que dans l’élaboration de son paysage vestimentaire, les classes aisées du XIXe siècle accordent plus au rôle signifiant qu’au rôle fonctionnel et ce, jusque dans ses fractions les plus nécessiteuses. Zola nous convie au spectacle d’un renouveau vestimentaire subtil qui exhibe de nouvelles dissemblances au sein de l’échiquier social tout en prétendant niveler par ailleurs les distinctions catégorielles.

***

La lecture des Rougon-Macquart, mais plus particulièrement celle de La Curée et de Pot-Bouille, souligne le renversement de tendance qui s’opère et le code vestimentaire qu’instaure le bourgeois impérial en matière de vêtement masculin.

Progressivement, les étoffes chatoyantes, précieuses et travaillées (héritées de l’Ancien Régime) font place au drap ; les teintes sombres et unies relayent les couleurs vives et bariolées. C’est le triomphe du noir, de la raideur, de l’austérité et de l’ascétisme de la tenue masculine, laquelle s’oppose au faste du paraître féminin. Le vêtement masculin civil se singularise par une sobriété et un dépouillement qui symbolisent un nouvel ordre économique et politique.

L’extinction des couleurs et de la polychromie flamboyante des étoffes (2) constitue, pour la bourgeoisie, l’expression vestimentaire de la nouvelle légitimité sociale. Peu à peu l’habit du bourgeois se distancie à la fois des parures aristocratiques et de la carmagnole populaire.

Les romans zoliens sont peuplés d’une multitude d’hommes en noir ; La Curée est symptomatique de cet état de fait : la réception organisée chez les Saccard, au chapitre I, s’ouvre sur une « galerie… pleine d’habits noirs… » (3). De même, cette référence vestimentaire est citée plus de dix fois dans Pot-Bouille » ; Auguste, « très correct dans son habit noir » (4) est en quelque sorte l’emblème de ces flots épais d’habits noirs qui ponctuent la plupart des chapitres. L’époque des dentelles, galons et autres jabots est révolue ; la rigueur du paraître vestimentaire a acquis droit de cité. Il convient de souligner toutefois que s’élabore chez les personnages zoliens une bienséance masculine sans cesse affinée afin de parer au danger de nivellement qui menace les classes sociales aisées. C’est en effet au sein des nuances et des détails que le romancier interprète les signes vestimentaires d’où surgissent les plus subtiles différences. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, la mobilité sociale se traduit par une mobilité du vêtement-signe. Chargé de connotations de prestige, de mode, de statut social, l’habit bourgeois symbolise aussi bien l’appartenance à une catégorie sociale qu’une appartenance fantasmée de prétentions. Prétentions que nous découvrons chez Mme Josserand, dans Pot-Bouille, une « mère imbécile qui élevait ses filles à manger des fortunes, sans avoir seulement de quoi leur coller une chemise sur le dos, le jour de leur mariage. » (5) Une telle attitude stigmatisée par Zola corrobore le jugement de Nietzsche selon lequel la « bonne » société tient « d’autant plus à ce que l’on soit prévenu en sa faveur, dans ce sens, qu’elle n’appartient pas véritablement à cette classe, ou qu’elle y appartient à peine. » (6) De nouveau, la famille Josserand ne déroge pas à la règle : « Mme Josserand portait sa robe feu de la veille ; seulement, afin de dépister les gens, elle avait passé la journée à coudre des manches au corsage, et à se faire une pèlerine de dentelle, pour cacher ses épaules ; tandis que, près d’elle, ses filles, en camisole sale, tiraient furieusement l’aiguille, retapant avec de nouvelles garnitures leurs uniques toilettes, quelles changeaient ainsi morceau à morceau depuis l’autre hiver. » (7).

Notons cependant qu’en ce qui concerne le vêtement masculin, Zola distingue soigneusement la redingote de l’habit. D’une façon générale, sous le Second Empire, la redingote reste immuable bien que certaines modifications de détails lui fassent prendre des significations diverses. Dans la vie courante, l’âge et la profession de son porteur se reconnaissent à l’intérieur d’une échelle qui va de la jaquette jusqu’à la houppelande. Il s’agit d’une tenue stricte qui sied aux visites du jour (8) dans le cadre des activités professionnelles à l’image d’Aristide Saccard et de ses acolytes vaquant à leurs affaires sur les chantiers de démolition : « Ces messieurs, avec leurs bottes bien cirées, leurs redingotes (9) et leurs chapeaux de haute forme, mettaient une singulière note dans ce paysage boueux… » (10).

Néanmoins, pour sortir le soir, dans le monde, pour se présenter chez un supérieur, c’est l’habit noir qu’il faut endosser. En effet, excepté le costume officiel et l’habit de cour, l’habit noir, le frac, tient une place privilégiée dans le paraître vestimentaire masculin (11). Lors des soirées, des réceptions ou des grands repas, l’habit en drap noir est de rigueur ; mais, à l’instar des autres vêtements, il révèle, par le choix des étoffes et des détails de coupe, les nuances de fortune ou d’origine sociale. Aucun personnage zolien ne se présente dans la haute société autrement qu’en frac ; le bal travesti donné le jeudi de la mi-carême chez les Saccard n’échappe pas à la règle : « Maxime entra, correct dans un habit noir, l’air souriant ; et un flot de femmes l’enveloppa, on le mit au centre du cercle, on le plaisanta… » (12). Bien sûr, le vêtement noir laisse peu de possibilité en ce qui concerne l’ornementation ou la fantaisie. Notons cependant que le maintien, le port vous classent inévitablement dans la hiérarchie sociale. À ce titre, les Mignon et Charrier, deux maçons enrichis avec lesquels Saccard travaille, sont l’antithèse de Maxime. « Plantés carrément sur leurs grands pieds » (13) ils n’ont ni la grâce ni l’élégance de Maxime « adorablement pincé dans son habit noir » (14). Autant de détails physiques importants qui déterminent l’origine sociale et le niveau économique de chacun : « Le cou long, les épaules fines, les mains petites, blanches, effilées, sont réputés jolis et élégants, parce que ce sont là des caractères auxquels s’associent des idées de noblesse d’origine, d’inoccupation, de grandeur et de fortune… L’homme de peine, celui qui fait un constant appel à ses forces musculaires, celui-là aura le cou court, la tête enfoncée dans les épaules. » (15).

En peignant Maxime, Zola montre que la distinction est naturelle tandis que l’élégance plaquée des arrivistes dissimule mal le manque de grâce de ceux qui ne semblent véritablement à l’aise dans leur habit qu’en exhibant « des brillants » (16). D’ailleurs, les manuels de bon ton proclament que les bijoux doivent être discrets : « Nous abominons toutes ces bagues et breloques dont certains hommes se surchargent les doigts et le gilet comme des marchands d’orviétans retirés… Une tabatière, une montre, un lorgnon si on a la vue basse, le tout en or, sont les seuls bijoux qu’un homme raisonnable puisse se permettre. » (17).

Dans un autre registre, certaines pièces vestimentaires suivent un cours plus net et plus varié. Ces marques distinctives de l’homme bien élevé hiérarchisent les niveaux d’élégance. En premier lieu, il convient de mentionner la cravate dont le raffinement éclipse et domine les autres détails du costume, ce qui faisait dire à Balzac qu’elle était « à la toilette ce que la truffe est au dîner » (18). L’art de mettre sa cravate n’est pas à la portée du commun des mortels. Il faut rappeler que la confection des différents nœuds nécessite une technique soignée : plier les coins du bandeau, l’enrouler autour du cou, travailler le nœud selon la forme désirée… fait partie d’une panoplie de gestes réservés à une élite privilégiée. Un Goujet qui, quotidiennement, se doit tout à son labeur, ne peut rivaliser avec un Larsonneau dont la toilette constitue un temps fort de la journée. Ce n’est pas un hasard si la cravate est à l’origine de nombreuses physiologies (19) concernant les différences de cet accessoire vestimentaire, « sorte de thermomètre sur lequel le degré du goût et d’esprit d’un fashionable doit être jugé » (20).

Lors de la réception chez les Duveyrier, dans Pot-Bouille, Octave se présente en « cravate blanche » (21). L’épithète prend ici toute son importance dans la mesure où, en dépit d’une certaine simplification concernant la forme, la cravate change peu de couleur au XIXe siècle ; elle est blanche en tenue habillée et noire pour le costume de ville. Néanmoins, elle reste, sous le Second Empire, l’une des rares parties du vêtement (avec le gilet) où la fantaisie triomphe. Cette pléthore de détails n’a pas échappé au regard de Zola, lequel nous fait côtoyer tantôt un Trublot « cravaté de blanc » (22), tantôt un Larsonneau arborant « des cravates étonnantes » (23) ou un Maxime aux « cravates prodigieuses » (24). Il ne s’agit pas seulement de règles de savoir-vivre, mais d’une bienséance vestimentaire, d’une recherche d’élégance permettant à la bourgeoisie de s’extérioriser dans une société qui redoute l’indifférenciation.

L’analyse zolienne est également significative en ce qui concerne les autres objets de la toilette masculine : gants, chaussures, chapeaux… Ce sont là des marques distinctives de l’homme bien élevé et, en même temps, des accessoires indispensables à toute démarcation sociale. Les bourgeois de Zola sont « bien gantés » (25), « gantés juste » (26) ; ils sont « chaussés finement » (27) et portent des « chapeaux ineffables » (28). À ce titre, la propreté vestimentaire revêt un sens qui informe sur la société. Zola ne sous-estime pas la révolution hygiénique qui s’instaure sous l’égide des législateurs, médecins et éducateurs ; il souligne que la propreté demeure un produit économique et culturel réservé à une élite car elle constitue un indice de classe : chacun sait que la bourgeoisie se salit moins par rapport à la classe ouvrière ou au monde paysan. Avoir du linge, porter des plastrons, des cols, des cravates ou des manchettes au blanc immaculé sont les marques d’un train de vie luxueux (29).

La tenue sévère des messieurs, le dédain des brillantes toilettes, l’abandon du paraître fastueux investissent la femme d’une fonction inédite ; ne doit-elle pas, dans la splendeur de ses robes et l’opulence de son corps, montrer la puissance financière de celui qui l’entretient. Le bourgeois, dans son habit noir et étriqué, manifeste sa prospérité par l’intermédiaire de son épouse et/ou de sa maîtresse (30). « À quoi ressemble un homme à côté de sa femme — lui noir, simple, éteint, sentant le cigare — elle, rose, recherchée, éclatante, jetant au vent les émanations ambrées de sa poudre de riz ? — N’a-t-il pas l’air de son cuisinier en habit des dimanches ? » (31) s’interroge Nestor Roqueplan. Ce désir de paraître touche toutes les couches de la bourgeoisie bien que souvent le manque d’argent conduise bon nombre de familles à « tricher » dans leur paraître vestimentaire.

La lecture de Pot-Bouille est symptomatique à cet égard : « Berthe avait une délicieuse robe de soie rose, brodée de jais blanc ; tandis que sa sœur, toujours en bleu, et sa mère, toujours en mauve, gardaient leurs toilettes voyantes et laborieuses remaniées à chaque saison » (32). En fait, il s’agit non seulement de mettre sa toilette en harmonie avec sa personne mais aussi de se situer à la place que l’on occupe dans la société ; à ce titre, il convient de faire preuve de modestie et de simplicité, ce qui est rarement le cas dans les rangs les plus démunis de la bourgeoisie. Sans doute Mme Josserand eût-elle été inspirée de consulter l’ouvrage de Louis Verardi (33) pour marier ses filles. Que de mariages ratés pour avoir voulu paraître au-dessus de sa condition sans toutefois « oser se permettre le luxe d’un fiacre, de peur d’avoir le lendemain à retrancher un plat du dîner » (34). La petite bourgeoisie de Pot-Bouille n’a pas les moyens financiers d’entretenir une garde-robe féminine quadrillant scrupuleusement l’emploi du temps d’une journée. Zola sait qu’une femme du monde qui veut respecter les arcanes de la bienséance vestimentaire doit disposer de sept à huit toilettes par jour (robe de chambre du matin, toilette de cheval pour la promenade, toilette pour le déjeuner, toilette de ville, toilette de visite, toilette de promenade si elle va au Bois, toilette de soirée…). C’est dans la multiplicité et la richesse de ses parures que l’on juge une femme de haut rang : « La toilette est pour une femme une véritable étude, elle y consacre le tiers de sa journée » (35). Renée n’est-elle pas représentative de cet état de fait ? Véritable enseigne vivante de la richesse de Saccard, elle reflète le prestige et la distinction d’une maison. Au Bois, elle porte « sur une robe de soie mauve, à tablier et à tunique, garnie de larges volants plissés, un petit paletot de drap blanc, aux revers de velours mauve… » (36). Un peu plus tard, nous la retrouvons à l’heure du dîner, merveilleusement belle (37) : « Elle était vraiment divine. Sur une première jupe de tulle, garnie, derrière, d’un flot de volants, elle portait une tunique de satin vert tendre, bordée d’une haute dentelle d’Angleterre, relevée et attachée par de grosses touffes de violettes ; un seul volant garnissait le devant de la jupe, où des bouquets de violettes, reliés par des guirlandes de lierre, fixaient une légère draperie de mousseline. Les grâces de la tête et du corsage étaient adorables, au-dessus de ces jupes d’une ampleur royale et d’une richesse un peu chargée » (38).

À l’instar d’Octave Uzanne (39), quelques années plus tard, Zola réprouve quelque peu ces couleurs éclatantes, ces bariolages et combinaisons criardes. Car le bon ton exige que l’on se tienne à distance de cette euphorie chromatique (40). De même, le port des bijoux requiert beaucoup d’éducation : outre sa fonction ornementale et informative — il doit suggérer, en décorant, l’étendue d’une fortune — ce bijou se doit d’être discret. À l’exception des soirées (théâtre, concert, bal), son emploi n’est guère justifié. Or, Zola nous dépeint une Renée ayant « au cou une rivière à pendeloques, d’une eau admirable, et, sur le front, une aigrette faite de brins d’argent, constellés de diamants » (41). Au-delà du détail descriptif, ne faut-il pas déceler quelque ironie envers ceux qui confondent bienséance et exhibition ? « Les diamants… portés en plein jour, cela sent la parvenue d’une lieue » (42) note la comtesse de Bassanville ; nul doute que Zola partage son opinion.

Bref, l’art du romancier nous offre « une bigarrure d’étoffes vives » (43) tendant à faire de la femme une idole éblouissante et inaccessible. Le mot n’est pas trop fort si l’on se réfère à la vogue des crinolines sous le Second Empire : partout, ce ne sont que jupons empesés ou garnis de volants dont le diamètre atteint jusqu’à trois mètres et nécessite plus de trente mètres de tissus formant réceptacle à une abondance d’ornements (44). Un tel volume requiert beaucoup de délicatesse pour se mouvoir, que ce soit à travers les intérieurs encombrés des appartements ou hors du logis. Que de savantes évolutions, dans Pot-Bouille, pour Berthe et Hortense, afin d’éviter de se mouiller : « Elles relevaient le plus haut possible leurs longues jupes sur leurs crinolines, les épaules serrées et grelottantes sous de minces sorties de bal » (45). Aux modestes toilettes de la petite bourgeoisie, Zola oppose la débauche de luxe et de superfluités des femmes de haut rang : pour briller au bal donné aux Tuileries ou à celui de l’Hôtel de Ville, la panoplie des opportunités vestimentaires suppose une situation pécuniaire suffisante pour pouvoir se procurer les commodités de l’opulence :

« Au bal du ministère, la belle Mme Saccard fut merveilleuse… Quand elle traversa les salons, dans sa grande robe de faille rose à longue traîne Louis XIV, encadrée de hautes dentelles blanches, il y eut un murmure, les hommes se bousculaient pour la voir » (46). En fait, la robe de Renée est un moyen de renouveler « l’information sexuelle » (47) selon l’expression d’André Martinet. Pour Zola, l’évolution de la mode tout entière semble déterminée par la variabilité des zones érogènes. La pruderie du XIXe siècle témoigne d’une telle obsession sexuelle qu’elle conduit à envelopper les pieds des pianos dans des pantoufles. Dès lors, le vêtement-écran qui dévoile en voilant (48) remplit au mieux sa fonction érotique, grâce à sa fonction de pudeur : « Eugène Rougon, le grand homme politique, qui sentait cette gorge nue plus éloquente encore que sa parole à la Chambre… alla complimenter sa belle-sœur sur son heureux coup d’audace d’avoir échancré son corsage (42) de deux doigts de plus » (50).

D’ailleurs, une femme du monde se doit d’être bien mise en toutes circonstances car, outre les sorties ordinaires, il faut s’exhiber sur les plages en été et sur la glace en hiver. Si l’on aime partager avec l’homme les joies du bain, de la chasse ou du patinage, le goût et la distinction s’imposent : « Une de leurs grandes parties fut de patiner, cet hiver-là, le patin était à la mode, l’empereur étant allé un des premiers essayer la glace du lac, au bois de Boulogne. Renée commanda à Worms un costume complet de Polonaise, velours et fourrure » (51).

La garde-robe féminine, qui obéit à de nombreux impératifs moraux et esthétiques, concerne aussi des accessoires vestimentaires quasi obligatoires. Parmi eux, le chapeau demeure un élément indispensable du paraître féminin.

Exclu des réceptions et du logis, il s’impose au cours des sorties en plein air et agit sur la physionomie et la silhouette grâce au talent de la modiste. Zola sait qu’une femme « en cheveu » est une femme du peuple ; sa description de Mme Josserand et de ses filles, « sans chapeau…, les cheveux enveloppés d’une dentelle, coiffure qui faisait retourner les passants… » (52) est révélatrice ; en revanche, son admiration n’est pas feinte en ce qui concerne Renée : « Ses étranges cheveux fauve pâle, dont la couleur rappelait celle du beurre fin, étaient à peine cachés par un mince chapeau orné d’une touffe de roses du Bengale » (53).

De même, la chaussure, outre la fascination fétichiste pour le pied qu’elle évoque, dénote la classe de celle qui la porte. La marche est une activité exceptionnelle chez la femme du monde ; certes, la grande toilette interdit toute idée de marcher mais, pour les sorties plus banales, l’ampleur des crinolines rend l’exercice difficile ; le drame de l’accroc ou de la tache est omniprésent ; aussi faut-il prendre grand soin de protéger de la boue (54) la chaussure et le bas de sa robe, ce que fait fort mal la famille Josserand d’où l’exclamation d’Hortense : « Ça va être gentil avec cette boue. Mes souliers n’en sortiront pas » (55).

S’habiller est un art difficile, chacun en convient ; mais au XIXe siècle, la propreté corporelle accompagne (chez les classes aisées) la propreté vestimentaire. Or, la propreté étant inégalement distribuée, elle constitue une marque du train de vie. Le cabinet de toilette prend une dimension remarquable et une finalité sociale au sein des classes bourgeoises : « Mais la merveille de l’appartement, la pièce dont parlait tout Paris, c’était le cabinet de toilette. On disait « le cabinet de toilette de la belle madame Saccard », comme on dit : « la galerie des glaces, à Versailles »… Chaque matin, Renée prenait un bain de quelques minutes » (56). Au luxe variable des bijoux, des robes, des voitures, la femme distinguée ajoute désormais celui de son cabinet de toilette, véritable exposition de son opulence.

Zola a parfaitement montré, par l’enjeu social et symbolique qu’il représente, l’impératif de la correction vestimentaire et corporelle au sein de la bourgeoisie. Sensible au savoir-vivre et à la bienséance, il dénonce cependant, par ses propos abscons, les procédés illusoires pour se hisser dans l’échelle du paraître. Les sacrifices financiers des Josserand ne trompent que le profane car, dans le milieu bourgeois, le chiffre des fortunes se connaît. À un second degré, l’auteur des Rougon-Macquart se fait l’écho d’une bourgeoisie qui rêve d’un contrôle social exercé sur tous et, par suite, d’une « bonne tenue » partagée par tous. Mais en dénonçant le débraillé et le sale, en louant la correction et la propreté, le bourgeois zolien ne contribue-t-il pas indirectement à la régénération morale et à la domestication politique de l’ouvrier ?

Hubert Ratier

Professeur

(Luçon)

(1) Norbert Élias : La Société de cour. Paris. Calmann-Lévy, 1974, page 43.

(2) L’article de Gustave Claudin paru dans Le Petit Moniteur du soir, cité par le Journal des modes d’hommes (mars 1869) est édifiant à ce sujet : « On se demande… comment le peuple français qui a ébloui pendant si longtemps le monde par la richesse, l’éclat et la variété de son costume national, a pu en arriver, par le progrès, à cette tenue râpée, puritaine et austère, si peu en harmonie avec la pétulance de son esprit et la gaieté de son caractère, que l’uniformité de l’habit noir inflige à tout le monde, à l’écolier comme au vieillard, à celui qui court au bal comme à celui qui va à l’enterrement.

Si on avait dit aux beaux messieurs du XVIIIe siècle qu’un jour leurs descendants échangeraient leurs brillantes toilettes contre ce morceau de drap noir sans ornement, ils auraient protesté contre cette erreur de la mode, contre ce dédain de la couleur, contre cette immolation du pittoresque.

Et, cependant, nous en sommes venus là peu à peu. Les paillettes, les galons, les rubans, les dentelles ont tour à tour disparu pour céder la place à une tenue sévère qui nous a tous fait ressembler à des séminaristes ou à des pénitents. Les rayons se sont effacés pour faire place à ces ombres lugubres au milieu desquelles nos tailleurs nous enveloppent. »

(3) La Curée :/em> Éditions La Pléiade, chapitre 1, page 350.

(4) Pot-Bouille : Éditions La Pléiade, chapitre VIII, page 143.

(5) Pot-Bouille : Éditions La Pléiade, chapitre XII, page 229.

(6) Nietzsche : Le voyageur et son ombre. Opinions et sentences mêlées. Paris, 2eédition, 1902, page 349.

(7) Pot-Bouille : chapitre 111, page 46.

(8) À noter que dans l’Écho des tailleurs, tome IV, 4 juillet 1860, il est précisé qu’à chaque type de vêtement porté dans la journée, c’est-à-dire selon le lieu et l’occupation, correspond une correction particulière : « Voyez le même homme en costume de fantaisie, petite redingote, jaquette, paletot sac… habit noir. Le personnage est changé du tout au tout. Dans la première toilette, il avait de l’aisance, de la gaîté, du naturel, de l’esprit, suivant sa condition et suivant ses moyens. Dans le second, au contraire, sans rien perdre pour cela de sa valeur, ses manières seront différentes ; ses pensées pourront être les mêmes, mais leur expression subira des modifications sensibles et la gaîté elle-même n’osera se manifester sous un vernis de dignité un peu sérieuse. »

(9) Initialement rustique puisqu’il s’agissait d’un habit pour monter à cheval (de l’anglais riding-coat), la redingote s’urbanise dans la seconde moitié du XIXe siècle.

(10) La Curée : chapitre VII, page 581.

(11) Le négligé est honni. Dans l’ouvrage de la comtesse de Bassanville, La science du monde. Politesse. Usages. Bien-être, Paris, J. Lecoffre. 1859, on peut lire aux pages 11 et 12 que « même à la campagne, un homme qui sort avec une casquette ressemble à un laquais et se montre un grossier personnage. »

(12) La Curée : chapitre VI, page 555.

(13) La Curée : chapitre VI, page 541.

(14) La Curée : chapitre I, page 337.

(15) D’après Eugène Chapus : Manuel de l’homme et de la femme comme il faut. Paris. Michel Lévy. 1862. pages 63-64.

(16) La Curée : chapitre VI, page 541.

(17) Louis Verardi : Manuel du bon ton et de la politesse française. Paris, Passard, 1853, page 96,

(18) « Physiologie de la toilette » in La Silhouette, n° 11, tome II, juin 1830.

(19) Citons pour mémoire :

— l’anonyme Code de la cravate. Paris, Audin, 1828.

— Cravatiana : traduit de l’anglais, Paris chez Dalibon, 1823

L’art de mettre sa cravate,en seize leçons, précédé de l’histoire complète de la cravate, Paris, Librairie universelle, 1827, du baron Émile de l’Empesé. (Attribué à Balzac ou à son ami Marco Saint-Hilaire).

— Sous le Second Empire : Gr. De M., Histoire philosophique, anecdotique et critique de la cravate et du col. Paris, M. Lévy, 1854.

(20) Baron de l’Empesé, op. cit., pages 9-10.

(21) Pot-Bouille : chapitre V, page 78.

(22) Pot-Bouille : chapitre VI, page 117.

(23) La Curée : chapitre IV, page 467.

(24) La Curée : chapitre III, page 409.

(25) La Curée : chapitre IV, page 467.

(26) (27) (28) La Curée : chapitre III, page 409.

(29) À la mort de Renée (La Curée), la note de Worms, le tailleur, s’élève à deux cent cinquante-sept mille francs. Somme exagérée de la part de Zola ? Point du tout si l’on en croit Nestor Roqueplan : « Trois cent mille francs sont vite flambés quand on paye cinq cents francs la moindre robe, sans compter la garniture de valenciennes pour les entre-deux et les bouillons, des mantelets en point de Venise cinq mille francs ; quand on ajoute huit mille francs au point d’Alençon à une robe de chambre ; quand on ne couche que dans des draps de deux à trois mille francs la paire ; qu’on a pour dépense fixe une dizaine de mille francs de blanchissage, cinq à six mille francs de chaussures, autant pour les chapeaux, dix francs par jour de parfumerie. »

N. Roqueplan : Parisine. Paris Hetzel, 1869, page 37.

(30) À noter aussi que l’enfant bourgeois, dans ses toilettes recherchées (cf. la réception donnée chez le docteur Deberle dans Une page d’amour, ainsi que les domestiques habillés « d’une livrée gros bleu, avec culotte de mastic et gilet rayé noir et jaune » (La Curée, chapitre III, page 437), sont les représentants de la devanture sociale du chef de famille.

(31) Nestor Roqueplan : op. cit., page 43.

(32) Pot-Bouille : chapitre XII, page 228.

(33) Dans son livre Manuel du bon ton et de la politesse française. Paris, Passard, 1853. page 101. L. Verardi cite l’auteur anonyme d’un Catéchisme des grandes jeunes filles qui souhaitent se marier :

« Q. — Lorsqu’une fille n’a pas de galant, comment doit-elle s’y prendre pour qu’on songe à elle ? »

« R. — (…) riche ou pauvre (…). il est indispensable qu’on la juge soigneuse en tout et nullement coquette, elle serait très mal avisée de vouloir briller plus que son état ne le comporte, car ce serait un moyen d’éloigner les épouseurs plutôt que de les attirer. » Paris, Renault, 1865, pages 2 et 3.

(34) Pot-Bouille : chapitre II, page 22.

(35) Alfred de Meilheurat, Manuel du savoir-vivre ou l’art de se conduire selon les convenances et les usages du monde. Paris, Desloge, 1852, page 22.

(36) La Curée : chapitre I, page 320.

(37) Zola précise que cette séance d’habillement a duré « cinq bons quarts d’heure ». La Curée : chapitre I, page 334.

(38) La Curée : chapitre I, page 336.

(39) Octave Uzanne : Les Modes de Paris. Paris, May et Motteroz, 1898.

(40) Citons les toilettes de « Mme Juzeur toujours en soie noire. Mme Dambreville sanglée dans une robe feuille-morte. Mme Duveyrier… habillée en bleu pâle ». Pot-Bouille, chapitre VIII, page 139 ; celles de la sœur de Renée, Christine « en mousseline blanche…. sa tante Élisabeth… en satin noir…, la petite marquise d’Espanet en jaune et la blonde Mme Haffner, en violet. » La Curée » : chapitre I, page 335.

(41) La Curée : chapitre I, page 336.

(42) Comtesse de Bassanville. op. cit., page 6.

(43) La Curée : chapitre VI, page 557.

(44) « L’art de relever sa robe », de Ly’onell, Paris, 1862, est indispensable pour toute élégante, même si le ton est parfois volontairement ironique. On peut y lire à la page 70 : « La crinoline a envahi les hameaux les plus reculés, et il n’est pas une vachère qui ne se mette en cage au moins une fois la semaine.

(45) Pot-Bouille, chapitre II, pages 21 et 22.

(46) La Curée : chapitre IV, page 475.

(47) Dans son article sur « La fonction sexuelle de la mode » in Linguistique, n° 10, 1974, pages 5 à 19.

(48) Cela fait dire à Rétif de la Bretonne : « La pudeur des femmes n’est que leur politique. Tout ce qu’elles cachent ou déguisent n’est caché ou déguisé que pour en augmenter le prix, quand elles le donnent. » Cité par Adolphe Ricard, L’amour, les femmes et le mariage, Paris, Dentu, 1857, page 452.

(49) Bien que paru en 1963, l’ouvrage de Lo Duca, L’amour aujourd’hui, Paris, Albin Michel, rappelle par certains aspects les pratiques et les sensibilités relatives au corps durant le XIXe siècle : « Entre tant de moyens, de douceurs, de rondeurs, le sein jouit d’un prestige indiscutable », page 22.

(50) La Curée : chapitre IV, page 475.

(51) La Curée : chapitre V, page 495.

(52) Pot-Bouille : chapitre I, page 22.

(53) La Curée : chapitre I, page 320.

(54) Sortir à pied un jour maussade ou pluvieux est fort problématique, car tout dépend de l’aptitude de chaque élégante à marcher : « On sait combien les Parisiennes sont remarquables sous ce rapport : on les voit traverser de longues rues boueuses, encombrées, éviter des passants mal appris, des voitures qui se croisent en tout sens, et revenir sans nulle tache après une course de plusieurs heures. Pour parvenir à ce résultat prodigieux, qui fait l’admiration et le dépit des provinciales débutant à Paris, il faut prendre garde à ne poser le pied que sur le centre du pavé, et jamais sur les bords, car on glisse inévitablement dans l’intervalle d’un pavé à l’autre ; il faut commencer par appuyer la pointe du pied avant le talon ; même quand la boue est très considérable, on ne doit appuyer le talon que fort rarement (…). Tout en « pinçant le pavé » (c’est l’expression reçue), une dame doit relever agréablement sa robe un peu au-dessus de la cheville du pied. »

Comtesse de Bassanville, op. cit., page 11.

(55) Pot-Bouille : chapitre II, page 21.

(56) La Curée : chapitre IV, pages 478 et 479.