Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 66 – Page 18
Mademoiselle de Maupin
rescapée de la censure orléaniste
« Développer librement tous les caprices de la pensée, dussent-ils choquer le goût, les convenances et les règles… célébrer l’amour avec une ardeur à brûler le papier. » (1)
On connaît ces commentaires de Théophile Gautier, ainsi que ses nombreux propos destinés, coûte que coûte, à « choquer ce que les rapins moustachus et chevelus nomment épiciers, philistins ou bourgeois ». (2) Le style littéraire et la manière de vivre de l’auteur d‘Émaux et Camées et de ses amis du Petit Cénacle défrayèrent plus d’une fois la chronique des années 1830. C’était l’époque de cette « bohème galante » célébrée par Nerval, de cette vie truculente à laquelle participaient tous les dandys, bousingots et badouillards de Paris. (3) Durant ces années, rien, dans la production littéraire de Gautier, ne semble avoir réuni autant d’effervescence et de hardiesse que Mademoiselle de Maupin, roman publié en deux volumes par l’éditeur Eugène Renduel en 1835 et 1836 ; c’est cet ouvrage qui devait consacrer le talent du jeune Théo, et sa propension légendaire à tourner en ridicule les aspirations moralistes de la Monarchie de Juillet.
Mises à part les quelques lignes enthousiastes que Hugo et Balzac lui consacrèrent, (4) Mademoiselle de Maupin fut accueilli par un concert d’indignation : « Les entrailles de M. Théophile-Eugène-Renduel-Gautier ont dû tressaillir quand il a contemplé dans les profondeurs de son imagination l’idole obscène qu’il s’apprêtait à couvrir de fleurs. Tudieu ! Corbleu ! Morbleu ! Quelle joie d’étaler en deux beaux volumes renduéliques toute l’ordure papillotée de l’ancien opéra et de la belle Régence ! » (5). Tandis qu’un mois plus tard, la Revue de Paris déclarait : « Choisissez froidement un sujet obscène et en décrivez les moindres détails avec la crudité la plus révoltante, quel peut être votre but ? Qu’espérez-vous ? Le livre de M. Gautier est de ceux dont on ne peut parcourir une page sans le refermer aussitôt avec dégoût… Vous y trouverez tout ce que l’on renferme dans les cabinets les plus secrets, tout ce qu’on jette à la voirie, tout ce que les vespasiennes n’accepteraient pas ! » (6). Et Eugène de Mirecourt devait, quelques années plus tard, résumer par ces lignes l’opinion des critiques bien-pensants sur Gautier et sur « les rêves immondes » de son nouveau roman : « Voilà le véritable livre à craindre, le livre dont chaque phrase est un sophisme, et qui pose la débauche en reine au milieu des pompes littéraires les plus éclatantes… Qu’un jeune homme au sortir du collège, qu’une fille de quinze ans vienne à feuilleter une de ces pages, ils seront démoralisés jusqu’à la moelle des os ! » (7).
Cependant, malgré le scandale et le cachet licencieux que beaucoup ont prêté à l’œuvre, malgré les vociférations de la critique, (8) Mademoiselle de Maupin ne fut jamais inquiété par les autorités, qu’elles fussent civiles ou religieuses ; il y a un certain mystère qui entoure le sort de ce roman, paru précisément au moment où la censure artistique venait d’être rétablie, l’année même où le gouvernement reprenait durement en main les rênes du pouvoir et affermissait de son autorité nouvelle les espoirs et les valeurs d’une certaine bourgeoisie de l’esprit. Non seulement Mademoiselle de Maupin ne fut pas même l’objet de poursuites judiciaires à la date de sa parution, il ne le fut pas non plus de tout le reste du dix-neuvième siècle ; l’ouvrage survécut ainsi aux « purges » bien-pensantes du Second Empire et continua à se vendre librement, alors que d’autres œuvres célèbres se faisaient interdire, ou censurer, pour de véritables peccadilles ; et si certains romans de cette époque ont pu être accusés, par leur légèreté, de corrompre les mœurs, leurs passages incriminés nous semblent aujourd’hui bien sages si on les compare à certaines pages de Mademoiselle de Maupin. Car parmi les romans publiés publiquement durant la première moitié du dix-neuvième siècle, c’est un de ceux qui contient les passages les plus érotiques qui aient été écrits à l’époque, ainsi que de nombreuses diatribes contre le christianisme, l’ordre établi, le gouvernement et la morale en général. Que ce livre, avec ce qu’il contenait de controversé, ait pu être publié en 1835 sans aucune réaction officielle, alors que Notre-Dame de Paris venait d’être mis à l‘Index l’année précédente, est déjà surprenant ; mais qu’il soit passé en même temps à travers les mailles du filet de l’Index de la librairie française et de l‘Index de Rome, et des multiples campagnes d’« assainissement » de la littérature, semble tenir du prodige.
Afin de jeter quelque lumière sur ce problème, il faut revenir aux années 1830, et à l’atmosphère qui régnait alors en France. Après l’allégresse qui salua l’avènement de la Monarchie de Juillet, après l’abolition de la censure imposée par Charles X, on assista à un raz-de-marée d’exubérance de toutes sortes. Que ce soit dans le domaine des arts ou dans l’arène politique, les esprits donnaient libre cours à une inspiration qui avait été fortement muselée sous le règne précédent. Victor Hugo pouvait enfin faire jouer Marion Delorme à la porte Saint-Martin ; les caricaturistes et les chansonniers redonnaient vigueur à leur art, tandis que des dizaines de journaux se créaient, annonçant l’ère nouvelle de la presse populaire. Cette frénésie de liberté dans les arts et dans la vie quotidienne n’allait pourtant que peu durer, il ne fallut pas longtemps aux artistes pour se rendre compte que Louis-Philippe n’avait pas les vues tellement plus larges que Charles X. Sur la scène politique, le gouvernement qui avait été propulsé au pouvoir dans la liesse générale de 1830 se forgeait lentement les moyens d’assujettir la nation. À partir de 1831 les attaques contre le ministère s’amplifièrent pour devenir chaque jour plus audacieuses, tandis que le mécontentement social se muait en récriminations violentes et organisées. En 1834, la libéralisation des mœurs et de la vie sociale était parvenue à un degré rarement atteint, et la presse bien-pensante commençait à tirer fortement l’oreille à un ordre public jusqu’alors hésitant et inefficace. Pour certains critiques qui servaient les aspirations des conservateurs, la liberté que les lettres avaient acquise n’avait servi qu’à les transformer en miroir de revendications politiques et en littérature de perdition : « Vous avez supporté mes orgies, mes gaspillages historiques, mes innombrables portraits dans le style des passeports, mes descriptions de boudoirs à faire envie aux tapissiers, mes détails de toilette à en apprendre aux marchandes de modes : C’est beaucoup ami lecteur, et recevez-en toute ma reconnaissance ! Mais hélas ! ce n’est pas encore assez… je me meurs, faute d’avoir de quoi dire. Encore une licence, ami lecteur, pour que je vive un an. » (9) Le Constitutionnel, journal conservateur avec lequel Gautier allait bientôt avoir maille à partir, se fit le porte-parole de ces esprits outragés par la liberté qui existait alors dans le monde des arts, et plus particulièrement sur la scène des théâtres parisiens : « Après Anthony, qui viole et tue sa femme qu’il a déshonorée, nous aurons eu Angèle, qui accouche sur la scène. » (10).
Aux dires des mêmes critiques, la plupart des romans français des années 1830 s’étaient rabaissés à un semblable niveau, à tel point que certains chroniqueurs littéraires d’outre-mer les désignaient spécifiquement comme le résultat lamentable d’un républicanisme latent qui avait tout naturellement sombré dans la fange ; d’après eux, la dégénérescence morale attestée par l’état des lettres françaises était ainsi parvenue à mettre en danger l’intégrité même de la civilisation européenne : « Such publications pervert not only prívate, but nations, and are alternately the cause and the consequence of a spirit which threatens the whole fabric of European society. » (11).
Bientôt ces altercations de pure forme allaient se transformer en hostilités ouvertes. Les libertés qu’on avait crues un instant acquises après 1830 commencèrent à s’étioler.
L’arbitraire du pouvoir, celui-là même qui dès 1832 avait interdit la représentation de la pièce de Hugo, Le Roi s’amuse, devenait désormais légal : les lois de septembre 1835 rétablirent la censure de la presse et des théâtres, ressuscitant les tribunaux d’exception et l’emprisonnement des artistes (12). Et si, en 1830, à propos de la censure, Hugo pouvait encore se plaindre des mille abus de cette petite inquisition de l’esprit, qui a, « comme l’autre Saint-Office, ses juges secrets, ses bourreaux masqués, ses tortures, ses mutilations et sa peine de mort » (13), c’était bien peu de chose comparé au contrôle exercé en 1835 par le gouvernement sur le monde des arts et des lettres. Une trentaine de journaux furent suspendus, les crieurs, les chansonniers et les clubs privés furent interdits, et les caricaturistes, graveurs et dessinateurs, harcelés et rapidement mis au pas (14), tandis que disparaissaient à la fois la liberté d’association et celle du libre exercice de l’imprimerie (lois des 25 janvier, 15 février et 2 avril 1834). Quelques mois avant sa mort, Armand Carrel, le rédacteur en chef du journal d’opposition Le National, résumait ainsi le triomphe de l’autorité gouvernementale : « Insatiables, il y a quatre ans, de prétentions envahissantes et réformatrices ; aujourd’hui, abattus et couchés, avec une résignation d’orientaux, sous la main qui nous frappe. » (15).
Quant à la religion, si elle avait été mise à mal au lendemain de la révolution de 1830 (on avait notamment procédé au pillage de Notre-Dame, et forcé l’archevêque de Paris à se terrer dans le presbytère, d’où il ne devait ressortir qu’en 1832, lors de l’épidémie de choléra qui ravagea la capitale), elle va, en 1835, sous l’impulsion conciliatrice du gouvernement, renaître littéralement de ses cendres, et opérer un retour spectaculaire dans la vie sociale, permettant ainsi à l’Église de venir justifier les tendances moralisantes de la Monarchie de Juillet. Le Journal des Débats définissait bien ce renouveau spirituel qui s’était produit parmi le grand public, lorsqu’il déclarait en avril 1834 : « L’opposition a peut-être entendu dire, depuis quelque temps, que la jeunesse recommençait à s’inquiéter de la religion, que, dans les jours saints, les églises étaient pleines, qu’il y a eu, ce carême, des prédicateurs plus suivis et plus écoutés que nos avocats, que, dans ces auditoires d’église, il y avait des hommes de toutes les sortes et de toutes les opinions qui venaient pour s’instruire : elle a pris tout cela pour des caquets de sacristie, ne pouvant s’imaginer que le peuple ose penser autrement qu’elle. » (16).
À l’époque où parut Mademoiselle de Maupin l’archevêque de Paris venait d’inaugurer à Notre-Dame la première des conférences de Saint-Vincent de Paul, et la foule s’y pressait par milliers pour y entendre prêcher l’abbé Lacordaire. En ce qui concerne les livres, et plus précisément les romans, l’influence de la critique bien-pensante alliée à celle du clergé avait finalement obtenu gain de cause au ministère de la justice : ce dernier se décida à continuer d’appliquer les dispositions de la loi du 15 octobre 1825, qui n’avait pas officiellement été abrogée par la révolution de 1830, et qui instituait la création d’un « Index de la librairie française », et dans les cabinets de lecture, à la saisie immédiate des ouvrages jugés contraires aux bonnes mœurs (17).
On aurait été en droit de s’attendre, au moment de la parution du premier volume de Mademoiselle de Maupin, en novembre 1835, au dépôt d’une plainte pour outrage à la morale publique. Tout se passait comme si Gautier avait délibérément jeté le pavé dans la mare, et recherché la confrontation ouverte avec certains critiques bien en vue du gouvernement, et avec le clergé. Une réaction des pouvoirs publics n’aurait pas surpris l’auteur outre mesure, car il n’y avait pas si longtemps que les apôtres Saint-Simoniens, Rodrigues et Enfantin, avaient été condamnés en Cour d’assises pour outrages à la morale publique, après avoir prêché la réhabilitation de la chair et la religion des plaisirs.
D’ailleurs, il n’aurait pas été question, par le biais de Mademoiselle de Maupin, de poursuivre Théophile Gautier parce qu’il avait la langue parfois assez leste (18), pas plus qu’il n’aurait été nécessaire d’assimiler son roman aux publications délibérément pornographiques qui, de tout temps, ont été condamnées par les autorités publiques (19). Gautier avait suffisamment d’ennemis qui n’auraient pas eu grand peine à convaincre juge et jurés de la « culpabilité » de l’auteur. Les pièces à conviction avaient déjà été imprimées, et Thiers, l’ancien rédacteur en chef du Constitutionnel, était à cette époque Ministre de l’Intérieur.
La place nous manquerait pour dresser ici l’inventaire de tous les passages de Mademoiselle de Maupin qui auraient pu ainsi être incriminés ; nous nous contenterons donc de n’en citer que les plus représentatifs :
[à propos des critiques] :
« Non, imbéciles, non crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine… de par les boyaux de tous les papes passés, présents et futurs, non et deux cent mille fois non ! » (p. 43) (20).
« S’il y a quelque nudité dans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc à la fange… il n’y manque que la tonsure et le petit collet. » (p. 26).
[à propos de Rosette] :
« Elle a un grand agrément, c’est qu’avec elle on a toujours l’air de commettre un péché mortel, et le moindre baiser paraît tout à fait damnable… elle a des petits raffinements de volupté on ne peut plus délicats… ce qui donne à chacune de ses faveurs le charme d’un viol. » (p. 93).
[Sur le Christianisme] :
« Le Christ a enveloppé le monde dans son linceul. Il faut que la beauté rougisse d’elle-même et prenne un suaire. »
« Virginité, plante amère née sur un sol trempé de sang, et dont la fleur étiolée et maladive s’ouvre péniblement à l’ombre humide des cloîtres, sous une froide pluie lustrale… Virginité, mysticisme, mélancolie, — trois mots inconnus, — trois maladies nouvelles apportées par le Christ, — pâles spectres qui inondez notre monde de vos larmes glacées. » (p. 205).
[à propos des tableaux et des statues de Marie dans les églises] :
« J’ai même, d’une main téméraire, soulevé les plis de sa tunique et contemplé sans voile ce sein vierge… j’y ai posé le doigt pour faire jaillir en blancs filets le breuvage céleste ; j’ai effleuré de ma bouche le bouton de la rose mystique. Eh bien ! je l’avoue… J’aime mieux la Vénus Anadyomène, mille fois mieux. » (p. 203).
Il faut ajouter à ces citations l’épisode de la soirée chez Rosette, durant lequel elle fait l’amour à même le parquet avec un d’Albert déguisé en ours : « J’ai eu un plaisir fou, presque convulsif… il me prit des spasmes dont j’eus quelque peine à me remettre… » (p. 108) ; l’équivoque homosexuelle et lesbienne qui sert d’armature au roman ; une équivoque qui n’est pas seulement limitée aux personnages adultes, mais qui donne même dans la pédérastie puisqu’elle concerne aussi le petit page de Théodore : (« C’est en effet une des plus suaves créations du génie païen que ce fils d’Hermès et d’Aphrodite. Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tous deux parfaits… y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vous jette la vue de ce dos, de ces reins douteux ? » p. 212) ; la scène de séduction dans la cabane (pp. 299-301), celle entre « Théodore » et Rosette, dans sa chambre (pp. 331-332), et bien sûr, la scène d’amour du chapitre XVI, qui dure huit pages, entre l’héroïne et Albert, (et ensuite Rosette, cette fois sans plus aucune équivoque) (pp. 364-372).
Comment les passages cités se comparent-ils avec d’autres tirés des romans publiés à la même époque ? Ils ne se comparent guère. Malgré l’attitude de certains critiques et chroniqueurs du dix-neuvième siècle qui voudraient nous persuader que la production des romanciers du moment était en dessous de tout (« Qu’est-ce donc que la littérature au lendemain de 1830 ? Un tissu d’extravagances et d’horreurs, quand ce n’est pas un ramassis d’indécences et d’obscénités. » (21) ), les romans incriminés comme étant parmi les plus dangereux s’avèrent en fait être bien inoffensifs : ainsi l’Écolier de Cluny, de 1832, dont la seule scène d’amour, qui n’est même pas suggestive, se termine rapidement sur trois lignes de points de suspension (22), ou Champavert, contes immoraux, paru en 1833, et qui, en dépit de son titre ne contient rien qui eût pu blesser la sensibilité d’un critique bien-pensant (23).
Mis à part les romans qui, sans indications d’auteurs ni d’éditeurs, se vendaient sous le manteau, et exceptés également ceux qui se firent interdire pour raisons strictement politiques, quels furent les ouvrages spécifiquement censurés par les autorités publiques aux alentours de la date de parution de Mademoiselle de Maupin ? En voici quelques exemples :
— Pierre Dubois, Le Catéchisme véritable des croyants (Paris : Fournier, 1835), ordonné détruit pour outrage à la morale publique, et dérision envers la religion catholique, par arrêt de la cour d’assises de la Seine, le 19 septembre 1835).
— Béranger, Œuvres complètes (Paris : Perrotin, 1834), interdit pour outrage à la morale publique et religieuse, par la cour d’assises de la Seine, le 24 octobre 1834.
— F.M.J. Bordeaux, Justine ou les malheurs de la vertu (Paris : Olivier, 1835) [sans rapport avec l’ouvrage du Marquis de Sade], interdit par la cour d’assises de la Seine, pour outrage à la morale publique et religieuse, le 15 mars 1836.
— Œuvres choisies de Grécourt (Paris : Paulin, 1833), condamnées par la cour d’assises du Nord, pour outrage à la morale publique et religieuse, le 2 février 1835.
— Œuvres complètes de Parny (Paris : Ryckebus, 1833), ordonnées détruites par la cour d’assises du Nord, pour « dérision envers la religion de la majorité des Français », le 2 février 1835 (24).
À cette liste on peut ajouter les nombreuses saisies-arrêts faites chez les libraires, où de vieux exemplaires des contes de Voltaire, des romans de Diderot et des poésies de La Fontaine furent confisqués, ainsi que les « retranchements » opérés par les directeurs de cabinets de lecture, qui se conformaient aux directives de la circulaire de censure de « l’Index de la librairie », publiée en 1825.
Si l’on ajoute à cette liste d’ouvrages censurés par le gouvernement celle des romans condamnés par l’église catholique durant la première moitié du dix-neuvième siècle, on ne peut qu’être surpris de voir que Mademoiselle de Maupin soit aussi passé au travers des mailles de cet autre filet, dans lequel tombèrent un bon nombre de romans français de l’époque :
— Stendhal, Œuvres complètes (1828).
— Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1834).
— Lamartine, Souvenirs d’un voyage en Orient (1836).
— Senancourt, De l’Amour (1840).
— Balzac, Œuvres complètes (1841) (25).
Les détails des aventures galantes de la Maupin et les invectives de Gautier contre le Christianisme survécurent ainsi à une censure qui avait rapidement condamné Le Père Goriot et La Chartreuse de Parme ; le roman ne fit qu’essuyer quelques salves provenant de critiques littéraires offensés, et continua sa carrière sans être inquiété, ce qui ne fut pas le cas de toutes les autres œuvres de Gautier, ainsi que nous le verrons par la suite. Les ressources légales ne manquaient pourtant pas pour assigner Gautier en diffamation, et instruire contre son roman un procès pour outrage à la morale publique et dérision envers la religion catholique : article 287 du code pénal, article 8 de la loi du 17 mai 1819, ou article 1 de la loi du 25 mars 1822 ; trois articles qui n’avaient pas été abrogés par la loi du 8 octobre 1830, mais qui, au contraire, restaient toujours en vigueur après l’avènement de Louis-Philippe (jugement du 19 janvier 1833) (26). De plus, il aurait été possible de poursuivre Mademoiselle de Maupin par le biais de nouvelles lois d’exception qui régissaient alors durement la presse, puisqu’un fragment de la préface fut publié par Renduel dans le Cabinet de lecture du 29 novembre 1835, sous le titre « les journalistes », et que La Revue Dramatique publia un long extrait du chapitre onze dans son numéro du 4 janvier 1836 (27). (Ce fut le procédé employé par le procureur de la République Pinard, lorsqu’en 1856 Gautier ouvrit les pages de la revue l‘Artiste à son ami Gustave Flaubert, afin que ce dernier puisse y publier quatre extraits de La Tentation de Saint Antoine).
Il est d’ailleurs révélateur de voir comment plusieurs critiques et spécialistes contemporains de Théophile Gautier ont tenté de disculper l’auteur pour certaines pages de Mademoiselle de Maupin. Ainsi, Adolphe Boschot, qui s’efforça de démontrer que les passages réputés scabreux étaient en fait placés dans un contexte fantastique, irréel, comme s’ils avaient été insérés dans un tableau de Fragonard ; en quelque sorte la beauté plastique du texte et du style « spiritualiseraient » les passages un peu libres, et les feraient ainsi passer du domaine de l’érotisme à celui de l’art (28). D’autres auteurs ont voulu excuser ces pages en précisant qu’on ne saurait reprocher à Gautier des descriptions qu’il n’avait pratiquement pas à inventer, puisque l’héroïne du roman était en fait copiée sur un personnage historique dont les aventures étaient encore présentes dans l’esprit des lecteurs (29). Quant à Joanna Richardson, biographe de Gautier, elle écarte les passages en question en nous invitant à considérer l’œuvre comme étant avant tout si improbable, si peu plausible, que tout ce qu’elle contient devient alors complètement inoffensif, puisque situé au-delà du réel. Après tout, qui pourrait croire un instant qu’une femme déguisée en homme puisse jamais mystifier à la fois jeune et vieux, homme ou femme, et ceci après des mois de relations parfois fort intimes ? « Once this wild impossibility is accepted, we accept every conceivable quid pro quo ; perversion becomes innocent. » (30).
En fait ces tentatives de disculpation ne sont pas bien convaincantes, et le nombre et la fréquence même de ces justifications « post-mortem » ne font que donner corps au problème, sans expliquer l’apparente longanimité des inspecteurs de la Librairie de France, ou celle des inquisiteurs de l‘Index. L’historicité démontrée d’un personnage central, qu’il ait été embelli ou atténué dans sa version romancée, n’a jamais arrêté la censure, pas plus que la transposition d’un thème dans l’absurde ou dans l’irréel ; Hugo l’apprit à ses dépens avec Notre-Dame de Paris, Balzac avec Séraphita, lorsque ces deux romans furent mis à l‘Index en 1834 et en 1841. Ce ne sont ni le succès d’un auteur, ni la renommée de son œuvre, et encore moins ses suppliques, qui ont jamais freiné l’ardeur destructive des arracheurs de pages ; et Victor Cousin eut beau parlementer avec Rome, en appeler au pape, et même confesser publiquement sa foi chrétienne, rien n’y fit : son Cours d’histoire de la philosophie fut condamné en 1841 (31). Même le cautionnement d’un gouvernement par trop enclin à la protection d’une certaine conception de la morale ne suffit pas pour protéger un auteur contre lequel s’armaient les censeurs de Rome. L’ouvrage dévot d’Arthur Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en Occident, une étude couronnée par l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres en 1832, fut ainsi irrémédiablement mis à l‘Index en 1837.
De toute évidence, Gautier était parfaitement conscient que certains passages de Mademoiselle de Maupin allaient choquer la sensibilité des critiques (32) : lorsque le roman fut réédité en 1845, il dut même consentir à retrancher ou à modifier plus d’une vingtaine de mots et d’expressions de la préface. Les « priapées du Marquis de Sade » disparurent complètement du texte ; « la vertu cocue » devint « la vertu honnie », et les « pessaires » se transformèrent en « ceintures élastiques » nous donnant ainsi le spectacle assez révélateur de Gautier « obligé de céder lui-même aux susceptibilités niaises dont il se moque, et de châtrer sa prose ou de lui mettre des feuilles de vigne, dans la page même ou il raillait si spirituellement les châtreurs de prose et les poseurs de feuilles de vigne » (33). Même si le ministère public n’avait pas désiré, en 1835, poursuivre Gautier au moment de la parution du roman, comment expliquer l’immunité dont Mademoiselle de Maupin continua à faire preuve sous les régimes successifs, et plus particulièrement sous le Second Empire ? À ce stade de l’Histoire de France, les pouvoirs publics ne s’embarrassèrent guère pour interdire un grand nombre de romans qui semblaient porter atteinte à la morale publique et religieuse. Ainsi l’ouvrage de Gautier, Celle-ci et celle-là, tiré des Jeunes-France fut-il condamné à être détruit pour outrages aux bonnes mœurs par le tribunal correctionnel de la Seine, le 12 mai 1865, tandis que les éditions successives de l‘Index de Rome faisaient passer en enfer la quasi-totalité de l’œuvre romanesque des écrivains français de la seconde moitié du dix-neuvième siècle : les écrits de Sainte-Beuve furent mis à l‘Index en 1845 ; les romans de Michelet, en 1859 ; les œuvres complètes de Dumas père et fils en 1863 ; toute l’œuvre de Balzac, les œuvres complètes de Hugo, ainsi que la moitié de celles de Flaubert, en 1864 ; et les œuvres complètes de Zola en 1894 (34).
Rescapé de la censure de la Monarchie de Juillet, de celle du Second Empire et des régimes à venir, Mademoiselle de Maupin ne faisait que commencer une carrière qui jusqu’à nos jours prend encore de l’ampleur. Traversant les frontières, le roman qui coûta peut-être à son auteur son élection à l’Académie Française, « ce livre de pathologie » (35) que Sainte-Beuve n’osait recommander à aucune de ses lectrices, n’a malheureusement pas toujours aussi bien survécu à la censure étrangère (36). Si la publication de ce roman n’a jamais été mise en danger par l’état ou par l’église, sa verve et sa truculence ont par contre touché droit au but. Il n’aurait pas déplu à Théophile Gautier d’entendre les réactions ulcérées que lui réservaient les critiques des générations à venir, et de se rendre ainsi compte, s’il en avait jamais douté, à quel point il avait frappé juste : « La publication si précoce d’un ouvrage comme Mademoiselle de Maupin décèle le tempérament et le style… il est aussi médiocre que possible. Au moment où l’on croit que le badaud va s’élever à l’art, on est tout surpris de tomber dans la niaiserie. Il ne bourdonne pas plus haut que le hanneton ; avec un dictionnaire de poche, un gamin assez éclairé peut l’écraser sous le ridicule » (37).
Eric Hollingsworth
Deudon Texas University
(U.S.A.)
(1)-(2) Théophile Gautier, Histoire du Romantisme (Paris : Charpentier, 1874), p. 64. Voir aussi : « On ne sut se ménager ; ce fut le beau temps des cavalcades du Mardi Gras, des bals des variétés et des descentes de la Courtille… Il s’agissait, disait Gautier, d’avoir de la truculence, du paroxysme, d’être Moyen-Age et de rosser les soldats du guet. » Maxime du Camp, Théophile Gautier (Paris : Hachette, 1895), pp. 33-34.
(3) Voir Henri D’Alméras, la Vie parisienne sous le règne de Louis-Philippe (Paris : Albin Michel, 1925), pp. 457-461.
(4) Hugo, dans le Vert-vert du 15 décembre 1835 ; Balzac, dans la préface d‘un Grand homme de province à Paris.
(5)-(6) Cités par René Jasinski, les Années romantiques de Théophile Gautier (Paris : librairie Vuibert, 1919), pp. 323-324.
(7) Eugène de Mirecourt, Théophile Gautier (Paris : Gustave Havard, 1855), p. 49, et pp. 53-54.
(8) « Le livre parut ; quel tintamarre ! Quel scandale ! On se voilait la face ; on disait : hélas ! se peut-il ? et on en appelait au bras séculier ; on criait à l’immoralité, à l’obscénité ; on n’osait guère avouer que l’on avait tenu en main ce volume de perdition, mais l’on s’en régalait sous le manteau. » Maxime du Camp, Théophile Gautier, p. 139.
(9) D. Nisard, « Manifeste contre la littérature facile, Revue de Paris (Janvier 1834) ; réimprimé dans D. Nisard, Étude de critique littéraire (Paris : Michel Lévy, 1858), p. 5.
(10) Cité par Georges Matoré dans son édition critique de Mademolselle de Maupin (Paris : Oroz, 1946), XXVI.
(11) « French novels », The Quarterly Review (London), Vol. LVI (1836), p. 66. Voir également l’opinion du critique anglais George Brimley qui, en 1830, comparait le roman français à « une littérature de prostitution » ; (« These books are almost inconceivably worthless, even from an artistic point of view. » in Essays by the late George Brimley, edited by William Clarck (London : MacMillan, 1860), p. 234.
(12) Voir l’ouvrage de Paul Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet (Paris : Pion, Nourrit et Cie, 1884), volume I. Sur les différences entre la censure théâtrale de 1830 et celle de 1835, consulter : M. Vivien et E. Blanc, Traité de législation des théâtres (Paris : Brissot-Thivars, 1830), pp. 85-95, et le guide officiel de l’Administration Théâtrale : la Censure dramatique (Paris : André Seguier, 1873), pp. 18-30 .
(13) Préface d‘Hernani in Victor Hugo, Théâtre complet (Paris : Gallimard, 1963), Vol. I, pp 1149-1150.
(14) Sur les poursuites du gouvernement contre les caricaturistes et les dessinateurs, voir le Catalogue des écrits, gravures et dessins condamnés depuis 1814 jusqu’au 1er janvier 1850 (Paris : Pillet Fils, 1850).
(15) Armand Carrel, « Mort du général Lafayette », Le National de 1834 (21 mai 1834), p. 1.
(16) Journal des débats (28 avril 1834), p 1.
(17) Voir Note des ouvrages à supprimer dans les cabinets de lecture, rédigée d’après les retranchements faits sur les catalogues, par Messieurs les inspecteurs de la librairie. Ce document est inséré au dos du onzième supplément (Octobre 1825) de la Petite bibliographie biographico-romancière, ou dictionnaire des romanciers (Paris : Pigoreau, 1825).
(18) Qu’on se réfère, parmi d’autres documents, à la « lettre d’Italie » publiée sous le manteau dans lettre à la Présidente et Galanteries poétiques (Neuilly : Éditions du Musée Secret, 1927), pp. 130-147. ainsi qu’à « La Mort, l’apparition et les obsèques du capitaine Morpion », publié hors commerce sous la rubrique « les Refrains du bordel », dans le Keepsake galant (Foutropolis : Aux dépens du Père Dupanloup, 1924), pp. 20-34.
(19) Voir par exemple Gamiani, ou Deux nuits d’excès, par Alcide, Baron de M. (Bruxelles, i.e. : Paris, 1833), qu’une tradition tenace continue d’attribuer à Alfred de Musset ; un fac-similé de l’édition originale a récemment été publié, avec une introduction de Jacques Duprillot (Genève : Slatkine, 1980).
(20) Mademoiselle de Maupin chronologie et introduction par Geneviève Van den Bogaert (Paris : Garnier-Flammarion, 1966). Les passages cités renvoient à cette édition.
(21) Louis Maigron, le Romantisme et les mœurs (Paris : Librairie Académique Honoré Champion, 1910), p. 165.
(22) E. Roger de Beauvoir, l’Écolier de Cluny, ou le Sophisme (Paris : H. Fournier Jeune, 1832), p. 53.
(23) C’est au sujet de Champavert de Pétrus Borel, que le critique Paul Lacroix devait remarquer : « C’est par dérision sans doute que l’auteur a nommé immoraux ces contes qui moralisent la société actuelle. – (Revue de Paris, mars 1833 ; réimprimé dans Pétrus Borel, Champavert, Contes Immoraux (Paris : Éditions des Autres. 1979). p. 384.
(24) Pour la liste complète voir : Fernand Drujon, Catalogue des ouvrages, écrits et dessins de toute nature, poursuivis, supprimés ou condamnés depuis le 21 octobre 1814 jusqu’au 31 juillet 1877. (Paris : Édouard Rouveyre, 1879), ainsi que l’ouvrage d’Apollinaire l’Enfer de la Bibliothèque Nationale, icono-bio-bibliographie descriptive, critique et raisonnée de tous les ouvrages composant cette célèbre collection. (Paris : Mercure de France, 1913). Gautier y figure, àla cote 824.
(25) Index Librorum Prohibitorum, Sanctissimi Domini Nostri Gregorii XVI (Neapoli : Prostat Apud Josephum Dura, 1853).
(26) Armand Dalloz, Dictionnaire général et raisonné de législation, de doctrine et de jurisprudence (Paris : Bureau de la jurisprudence générale : 1835-1841), vol. I, p. 234, et vol. Il, p. 705. Voir également l’édition de 1833 du Code Pénal (Paris : Imprimerie Royale, 1833), section VI, p. 455. C’est par ailleurs en invoquant l’article 8 de cette loi du 17 mai 1819 que Flaubert sera inculpé d’outrages aux bonnes mœurs et à la morale publique et religieuse, lors de la parution de Madame Bovary en 1857.
(27) Spœlberch de Lovenjoul. Histoire des œuvres de Théophile Gautier (Paris : Charpentier, 1887), vol. I, pp. 73-74
(28) L’auteur précise également que si les critiques de l’époque ne se formalisèrent pas trop des invectives lancées contre eux dans la préface, c’est bien parce qu’il était évident que ces lignes n’étaient qu’un canular, qu’une plaisanterie inoffensive, et qu’ils ne pouvaient donc que « s’amuser de leur verve débridée. » Mademoiselle de Maupin, édition Adolphe Boschot (Paris : Garnier Frères, 1966), voir pp. VIII à IX ; p. XVI, et pp. XIX à XX.
(29) Jacques Barzun, introduction à Mademoiselle de Maupin (New York Heritage, 1944), p. VIII.
(30) Joanna Richardson, Théophile Gautier, his life and times (New York. Coward-McCann. 1959), p. 29. Voir aussi René Jasinski, les Années romantiques de Théophile Gautier, op. 291-292. Un critique est allé jusqu’à écrire que si Mademoiselle de Maupin avait pu voir le jour sans encombre en 1835, c’était seulement grâce au fait que le gouvernement de Louis-Philippe était tolérant en matière de libertinage. « S’il avait paru sous le Second Empire, en même temps que les Fleurs du mal et Madame Bovary, nul doute que les tribunaux ne l’eussent également condamné pour immoralité. La Monarchie de Juillet avait des vues plus larges. » Marcel Schneider, Mademoiselle de Maupin, la contestation sans agressivité politique. Les Nouvelles littéraires (6 novembre 1972), p. 5.
(31) Consulter à ce sujet l’ouvrage de George H. Putnam, The Censorship of the Church of Rome (New York : Blom. 1967), vol. II, pp. 159-160.
(32) « Moi qui ai sur la conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement épicées. » Préface de Mademoiselle de Maupin, p. 33.
(33) Alcide Bonneau « La préface de Mademoiselle de Maupin dans l’édition originale et dans les éditions actuelles , Curiosité littéraire et bibliographique, 1ère série (1880), p. 160.
(34) Index Librorum Prohibitorum, SS. MI D. N. PII. PP. XII (Civitatis Vaticanae ; Typis Polyglottis Vaticanis, 1848).
(35) Ernest Feydau, Théophile Gautier, Souvenirs intimes (Paris : Pion, 1874), p. 40.
(36) Les traductions anglaises et américaines de Mademoiselle de Maupin au début du siècle, censuraient souvent l’ouvrage, en « caviardant » notamment le seizième chapitre, sans aucun avertissement au lecteur. Cf. : Mademoiselle de Maupin, translated and edited by F.C. de Sumichrast (New York ; George Sproul, 1900), p. 307 (un paragraphe entier manque) ; et Mademoiselle de Maupin, translated by G.F. Monkshood and Ernest Tristan (New York : Brentano’s, 1915), p. 311 (cinq pages ont été « sautées »). Le roman fut également interdit en Russie par l’empereur Nicolas 1er en 1851 ; il fut aussi attaqué pour pornographie par la société new-yorkaise pour la protection contre le vice en 1917.
(37) Louis Nicolardot, l’Impeccable Théophile Gautier et les sacrilèges romantiques (Paris : Tresse, 1883), p 7 et p. 53.