Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 66 – Page 35
Encore une « source »
de Sur l’eau de Maupassant
C’est un secret pour personne que la fécondité littéraire de Guy de Maupassant — le romancier et conteur, comme le journaliste et chroniqueur, qui pendant longtemps donnait un article hebdomadaire au Gaulois — s’explique en partie par la technique en quelque sorte journalistique qu’il sut mettre au point pour réutiliser les textes antérieurs (1), pas toujours inédits, tant cet industriel des lettres entendait vivre de sa plume… et le mieux possible. Déjà en 1880, les articles réunis sous le titre des Dimanches d’un bourgeois de Paris montraient ce qu’on pouvait faire dans le genre. On sait d’ailleurs que le conteur à succès n’hésitait pas par la suite à placer des contes comme Le Saut du berger (publié dans le Gil-Blas en mars 1882) ou un Lâche (paru en janvier 1884) dans ses deux premiers romans, une Vie (1883) et Bel-Ami (1885) ; à moins que ce ne soit l’inverse, Maupassant détachant des épisodes des romans qu’il a en chantier pour les transformer en contes (2).
Depuis les recherches de E.D. Sullivan et de M. Gérard Delaisement (3), aucun familier de l’œuvre de Maupassant ne fait l’erreur d’un Pol Neveux qui put, de bonne foi, saluer en Sur l’eau (1888) le véritable livre de bord de Maupassant en 1887 (« journal de bord décousu et hâtif, mais si noble dans son tumulte »). L’auteur eut beau écrire, en guise de préface à son œuvre : « je me suis amusé à écrire chaque jour ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé » pendant sa courte croisière sur les côtes de la Méditerranée de 1887, nous savons maintenant de combien de textes antérieurs ces pages sont truffées (4). Journal intime si on veut, ce n’en est pas moins une œuvre composite, le fruit d’un travail et d’une technique de composition déjà très familiers à Maupassant passé maître déjà dans l’art de reprendre un vieux discours en changeant la sauce !
Dans les éditions de l’œuvre journalistique de Maupassant (5), on ne reproduit pas généralement les textes parus dans des journaux et incorporés par la suite, plus ou moins textuellement, dans d’autres œuvres. C’est le cas de l’article sur Bazaine (Le Gaulois, 15 avril 1883) dont l’essentiel est repris en 1888 pour un épisode de Sur l’eau. Le texte que nous reproduisons ci-dessous et dont l’existence n’a été relevée ni par Sullivan ni par Delaisement (6), est paru dans le Journal de Rouen du 21 juin 1885, en première page. Il s’intitule : Saint-Ferréol et, de toute évidence, est à ajouter à la liste des « sources » de Sur l’eau (7). On ne connaît ni la date précise de sa composition, ni les circonstances, mais on sait que le 4 avril, deux jours avant que Bel-Ami ne paraisse en feuilleton, Guy part pour l’Italie. À sa mère, il écrit de Rome, le 15 : « J’ai quitté Venise sans regrets… Je pars demain pour Naples ». Un mois plus tard il est à Ragusa (lettre à Mme Lecomte du Nouy), et compte rentrer à Paris « dans 15 ou 20 jours ». Le 28 mai il est à Rome, d’où il écrit à Edmond de Goncourt : « Je rentrerai dans quelques jours à Paris ». Une lettre à Arthur Meyer et le rédacteur du Triboulet. À Rome le 1er juin, il rédige pour le Gil-Blas sa réponse « aux critiques de Bel-Ami », et les prochains jours sont consacrés à harceler son éditeur quand il constate que la mort de Victor Hugo, le 25 mai, semble avoir porté un sérieux coup aux ventes de son roman. Quoi qu’il en soit, il trouva le temps de rédiger sa copie et l’expédier à Rouen. Il s’agit, comme on verra, du récit — qui sera repris presque sans modification pour l’œuvre de 1888 – de l’étrange destin de la dépouille mortelle du violoniste Paganini, dont la légende voulait que, mort du choléra à Nice en 1840, le cadavre eût été tour à tour refusé par la municipalité de Gênes, à Marseille puis à Cannes. Le fils, s’apercevant de « cette roche de Saint-Ferréol au milieu des flots » (Sur l’eau) y aurait enterré le cadavre de son père, et serait revenu en 1845 l’exhumer pour le transporter à Gênes (8).
Comme pour l’article de 1883 sur cet autre illustre exilé, Bazaine, ce furent les séjours de plus en plus nombreux à Cannes , et plus tard à Antibes, que faisait Maupassant à partir de 1883 qui lui fournirent l’occasion et le prétexte de la chronique de 1885 sur Paganini. II lui suffisait de larguer les amarres de son voilier, La Louisette (9), de sortir du port de Cannes ou du bassin Vauban d’Antibes, de doubler le cap pour voir devant lui les îles de Lérins « qui ferment à l’est le golfe de Cannes, et le séparent du golfe Juan, (qui) semblent elles-mêmes deux îles d’opérette placées là pour le plus grand plaisir des hivernants et des malades ». Au large de l’une d’elles, l’île Saint-Honorat, « un rocher nu, rouge, hérissé comme un porc-épic… on le nomme Saint-Ferréol » (Sur l’eau, 1888).
Voici ce texte inédit de Guy de Maupassant :
Saint-Ferréol
« Elle serait curieuse souvent à dire, l’histoire des corps des grands hommes. Et quelle ballade ferait un poète, un poète comme Victor Hugo, ou plutôt un conteur comme Edgar Poe, avec l’étrange aventure du cadavre de Paganini.
Quiconque a parcouru les côtes de la Méditerranée connaît ces îles charmantes qui séparent le Golfe de Cannes du Golfe Juan, et qu’on nomme les îles de Lérins. Elles sont petites, basses, couvertes de pins et de fourrés. La première, Sainte-Marguerite, porte à son extrémité, vers la terre, la lourde forteresse où furent enfermés le Masque de Fer et Bazaine ; la seconde, Saint-Honorat, dresse dans les flots, à son extrémité, vers la pleine mer, un antique et superbe château crénelé, un vrai château de conte poétique, bâti dans la vague même, et où les moines se défendirent contre les Sarrazins, car Saint-Honorat appartint toujours à des moines, sauf pendant la Révolution ; elle fut achetée alors par une actrice des Français.
À quelques centaines de mètres au sud-est de l’île on aperçoit un îlot tout nu, presqu’à fleur d’eau, Saint-Ferréol. Ceci est singulier, hérissé comme une bête furieuse, si couvert de pointes de roc, de griffes de pierre qu’on peut à peine marcher dessus ; il faut poser le pied dans le creux entre ces défenses, et aller avec précaution.
Un peu de terre venue on ne sait d’où s’est accumulée dans les trous et les fissures de la roche ; et là-dedans ont poussé des sortes de lis et de charmants iris bleus dont la graine semble tombée du ciel.
C’est sur cet écueil bizarre, en pleine mer, que fut enseveli et caché pendant cinq ans le corps de Paganini.
L’aventure est digne de la vie de cet artiste, génial et macabre, qu’on disait possédé du diable, si étrange d’allures, de corps, de visage, dont le talent surhumain et la maigreur prodigieuse firent un être de légende, une espèce de personnage d’Hoffmann.
Comme il retournait à Gênes, sa patrie, accompagné de son fils, qui, seul maintenant, pouvait l’entendre tant sa voix était devenue faible, il mourut à Nice, du choléra, le 27 mai 1840.
Donc, son fils embarqua sur un navire le cadavre de son père et se dirigea vers l’Italie. Mais le clergé génois refusa de donner la sépulture à ce démoniaque. La cour de Rome, consultée, n’osa point accorder son autorisation. On allait cependant débarquer le corps lorsque la municipalité s’y opposa sous prétexte que l’artiste était mort du choléra. Gênes était alors ravagé par une épidémie de ce mal, mais on argua que la présence de ce nouveau cadavre pouvait aggraver le fléau.
Le fils de Paganini revint alors à Marseille, où l’entrée du port lui fut interdite pour les mêmes raisons. Puis, il se dirigea vers Cannes où il ne put pénétrer non plus.
Il restait donc en mer, berçant sur la vague le cadavre du grand artiste bizarre que les hommes repoussaient de partout. Il ne savait plus que faire, où aller, où porter ce mort sacré pour lui, quand il vit cette roche nue de Saint-Ferréol au milieu des flots. Il y fit débarquer le cercueil qui fut enfoui au milieu de l’îlot.
N’aimerait-on pas mieux que l’extraordinaire violoniste fût demeuré sur l’écueil perdu, sur l’écueil hérissé où chante la vague dans les étranges découpures du roc ! »
A.C. Ritchie
University College Bangor
(Grande-Bretagne)
(1) « Une technique… de refonte et de reprise », selon son biographe, Armand Lanoux, Maupassant le bel-ami, Fayard, 1967, p. 138.
(2) « Maupassant profite de l’œuvre en cours d’élaboration pour alimenter les contes et chroniques que ses engagements l’obligent à fournir aux journaux », note Louis Forestier . Contes et nouvelles, édition Pléiade, texte établi et annoté par L. Forestier, t. 1. p. 1404. Histoire corse (1er déc. 1881, Gil-Blas) est le cas même du conte où un André Vial peut prendre Maupassant en flagrant délit d’utilisation de l’œuvre en chantier (Une Vie) pour les besoins d’une chronique. Voir Guy de Maupassant et l’art du roman, et, surtout, la Genèse d’une vie.
(3) Maupassant journaliste et chroniqueur, suivi d’une bibliographie générale de l’œuvre de Maupassant, Albin Michel, 1956.
(4) Delaisement a relevé pas moins de 33 textes ou auto-citations antérieures à la parution de Sur l’eau, en mars/avril 1888, dans la revue Les Lettres et les Arts.
(5) Œuvres complètes, Collection dirigée par Pascal Pia, chez Maurice Gonon, Paris, 1977 ; aussi, Chroniques, Union Générale d’Éditions, préfacé par H. Juin, 3 vol.
(6) Dans sa chronologie (Contes et nouvelles), éd. Bibliothèque de la Pléiade, texte établi et annoté par L. Forestier, t. 2. p. XI, Gilbert Sigaux note la collaboration de Maupassant au Journal de Rouen. il s’agirait d’une chronique « inspirée du Midi et intitulée Saint-Ferréol ».
(7) Faisant décidément flèche de tout bois, Maupassant ira jusqu’à fondre le texte même que nous reproduisons dans une chronique intitulée les Grands morts – chronique consacrée principalement à la « décision de déposer au Panthéon le corps de Victor Hugo », et qui paraît dans… Le Figaro du 20 juin 1885.
(8) Sur l’origine de la légende, voir Olivier Ikor et L. Bréhat, Guy de Maupassant : Sur l’eau : de St-Tropez à Monte-Carlo. Coll. « Sur les traces de… » Paris, Encre éditions, 1979, p. 182. « Paganini ne fut pas enterré à Saint-Ferréol… le peintre Ziem, qui accompagnait le cercueil, est à l’origine de l’erreur de Maupassant… il avait confondu avec un autre coin de la côte, sans doute le cap d’Antibes ».
(9) Acheté en 1883 ; il n’acheta le Bel-Ami 1 que fin 1885.