Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 67 – Page 9
Un poème inédit de Bouilhet sur Maxime Du Camp
Nul n’ignore le rôle joué par Maxime Du Camp, surtout à partir de 1851 — année où il fonda avec Théophile Gauthier et d’autres la Revue de Paris — dans la vie littéraire de la France, ou son importance pour la carrière de Flaubert, comme pour celle de Louis Bouilhet (1). Du Camp fit la connaissance de Flaubert en mars 1843, et dut connaître Bouilhet à Croisset vers la même époque ; ils composèrent a trois une comédie satirique, Jenner ou le triomphe de la médecine en 1847.
La fréquentation de Du Camp et de Flaubert fut certainement pour quelque chose dans l’évolution poétique de Bouilhet, qui, on s’en souvient, avait renoncé à ses études de médecine depuis 1844 déjà, et vivait chichement de répétitions dans des pensions rouennaises. Ses poèmes de jeunesse — en majeure partie encore inédits à ce jour, et dans lesquels il brode interminablement sur les thèmes les plus usés d’un romantisme désuet — sont contenus dans les cahiers des Feuilles mortes et des Masques et visages, fruits poétiques des années 1838 à 1844 approximativement.
Mais Bouilhet abandonna progressivement sa première manière et chercha de plus en plus, et avec quelque avance sur l’école parnassienne, à réconcilier en quelque sorte l’Art et la Science, d’abord en essayant de faire revivre l’Antiquité (Mélaenis, conte romain publié en 1851, mais qu’il préparait déjà en 1847), mais surtout en visant consciemment dans sa poésie une objectivité toujours plus rigoureuse. Un poème, recueilli plus tard dans ses Festons et Astragales (1859), et intitulé À Maxime Du Camp (Lorsque tu sortiras des ondes libyennes…) est instructif à cet égard. Écrit en octobre 1848, ces quelques strophes témoignent de cette nouvelle orientation d’un Bouilhet qui a fait siennes les objurgations de son ami Flaubert contre le délire romantique et qui renonce désormais à ses pâles imitations de Lamartine et de Musset.
Louis Letellier croit pouvoir situer dans la production de 1847 ce changement de cap, une nouvelle manière d’écrire et de concevoir la littérature ; déceler chez un Bouilhet qui renie dorénavant l’égocentrisme stérile des Romantiques « le besoin d’une observation attentive et raisonnée ». Certes, dans ces strophes adressées en 1848 à Maxime, le poète demande à son ami des poèmes qui rendent compte, avec exactitude et couleur locale, du voyage qu’il entreprenait à ce moment-là en Orient. Ce périple allait fournir la matière des Souvenirs et paysages d’Orient, Smyrne, Ephèse, Magnésie, Constantinople, Scio qui parurent chez Arthus Bertrand cette année-là, et furent dédiés à Flaubert :
Poète aux pieds légers, aux courses vagabondes,
Nous qui restons ici, nous te demanderons
La tente et le désert tordant ses vagues blonds,
Et les grands aigles roux qui volent par les monts.
Grand voyageur et reporter, mais, pour le style littéraire, bien plus photographe que peintre, Du Camp devait en 1849 partir avec Flaubert pour une expédition de 21 mois en Orient, avec la ferme intention de capter sur pellicule les sites les plus remarquables. En attendant, ils avaient fait en avril 1847 une randonnée de trois mois, sorte de voyage romantique et littéraire, en Bretagne et en Touraine. Dans les chapitres pairs rédigés par Maxime et encore inédits à ce jour — seuls des sommaires paraissent dans les éditions publiées — on reconnaît aisément la sobriété des notations, l’allure volontairement austère de la relation, l’intention informative, voire scientifique de l’auteur.
C’est donc une description précise, ancrée dans le réel, objective de ce qu’il a vu pendant ses voyages que Bouilhet demande à Maxime Du Camp dans ce poème d’octobre 1848 :
« Nous te demanderons les haltes sur la plage,
L’ombre des grenadiers dont tu mordais les fruits,
Et comment le chameau, suant sous son bagage,
Etend son col velu pour boire l’eau des puits. »
Et usant lui-même pour la circonstance d’un style à la fois sobre et pittoresque, il lui demande un portrait exact et vivant :
« Les chevaux hors d’haleine,
Les burnous blancs gonflés comme une voile au vent,
Et la fille aux pieds noirs qui danse dans la plaine
Avec son cliquetis de médailles d’argent. »
Tout à fait différente, de ton et de contenu, et inspirée par des événements d’un tout autre ordre, est la pièce de vers (dix dizains d’heptasyllabes) que nous présentons ici. On sait le rôle peu glorieux que joua Bouilhet pendant les émeutes de février 1848, et comment, sa surprenante candidature à la députation lors des législatives d’avril ayant tourné court, Il renonça désormais à tout engagement politique. Avec Flaubert il était arrivé à Paris, de Rouen, le 23 février, et ils avalent été tous les deux témoins des événements du 24 autour du Palais – Royal. Mais, alors que Flaubert sut mettre à profit plus tard cette expérience pour camper un épisode de la deuxième Éducation sentimentale, le timide Bouilhet, dépassé par les événements, et ayant eu la mauvaise idée d’aider à la construction d’une barricade, reçut un pavé sur le pied, mésaventure plutôt comique qui mit fin à sa peu héroïque participation à l’Histoire de son temps.
Dans l’Insurrection de juin, ce fut le tour de Maxime Du Camp. Inscrit depuis le 26 février dans la garde nationale, et combattant en juin pour la défense de l’ordre établi, il eut la chance d’être blessé légèrement à la jambe, et d’être mis ainsi pratiquement hors de combat : « Notre compagnie a donné hier contre la barricade de la Barrière Rochechouart. J’ai reçu un coup de feu dans la jambe », écrit-il à Flaubert, le 25.
L’autographe du poème qui suit, intitulé, sauf erreur : Ode autour ( ?) de l’honneur. À Maxime Du Camp, et ne portant pas de date, se trouve dans les papiers Bouilhet conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen. Tout indique que l’ode fut rédigée peu après la réception de la nouvelle de la nomination de Maxime comme Chevalier de la Légion d’Honneur pour services à la patrie. En apprenant quatre ans plus tard que Maxime, à qui tout semblait réussir, vient d’être nommé Officier pour ses services à la Science et aux lettres, Flaubert, passablement irrité, écrit à Louise Colet : « Tu le verras quelque jour attraper une place et laisser là cette bonne littérature ».
Dans ces strophes que nous reproduisons intégralement, malgré quelques longueurs et des vers de piètre qualité, on verra que Bouilhet traite sur le mode héroï-comique la blessure patriotique reçue par Du Camp, cet Achille des temps modernes :
Muses, pour un autre Achille
Préparez vos lyres d’or !
Et de la guerre civile
Racontez l’affreux effort !
Accourez, troupe savante,
Je vais chanter l’épouvante
Et le hasard des combats.
Quittez le vaste Parnasse,
Et jetez une cuirasse
Sur vos timides appâts !
Le père de tous les crimes,
Le démon de la fureur,
Qui sort du lieu des abîmes
Avec le sang et l’horreur,
Ce noir esprit des batailles
Qui préside aux funérailles
Vers Lutèce avait volé,
Le bras armé de tempêtes,
Par de cruelles conquêtes
Il avait tout désolé.
Ils étaient en si grand nombre
Les travailleurs inhumains
Que l’on combattait à l’ombre
Des traits lancés de leurs mains.
Quoi que l’histoire incroyable
Nous raconte d’effroyable
Des Turcs victorieux,
Leur prodigieuse armée
Dont fut la Grèce alarmée
N’eut rien de si furieux.
Toi qui diriges la foudre,
Juste ciel, entends ma voix ;
Hâte-toi de mettre en poudre
Les ennemis des bourgeois
Et toi que l’honneur inspire,
Maxime, sauve l’empire
Qu’un Dieu remet à tes soins.
C’est aujourd’hui ton partage,
Tu ne peux pas davantage
Et tu ne peux faire moins !
Et vous, enfants de la gloire,
Allez, Français renommés,
Faites venir la victoire
Au secours des opprimés.
Allez, nourrissons d’Alcide,
Où ce jeune homme vous guide ;
Par son courage marquant
Il va convaincre la terre
Que c’est un second tonnerre
Que le grand nom de Du Camp.
On monte à la barricade,
L’airain tonne, le fer luit
Et l’affreuse fusillade
Siffle dans l’air, avec bruit.
Plus d’un brave qu’on révère
Tombe, en mordant la poussière.
Ici, le père orphelin
Soulève son fils sans vie
Et du regard il défie
Le feu des tubes d’airain.
Là le frère étreint son frère
Et, sur le bord du tombeau
D’une amitié tutélaire
Il offre le doux tableau !
Rougissez, monstres farouches !
Laissez tomber de vos bouches
Un seul mot de repentir.
Un seul mot ? et le feu cesse,
La cohorte qui vous presse
Sait pardonner et mourir !
Mais une aveugle démence
Guide leurs bras meurtriers
Et l’on voit tomber, ô France,
L’élite de tes guerriers.
Avant d’arrêter leurs crimes,
Ils demandent des victimes
Tigres de sang altérés !
Et la mort de tant de braves
Ne saurait mettre d’entraves
À leurs projets abhorrés !
C’est à cette heure cruelle
Que partit le plomb fatal !
Mais à ton devoir fidèle
Tu ne sentis pas le mal,
O Maxime, ta blessure
Fit une large ouverture
Et rougit ton pantalon !
Toujours un Paris habile
Sait attraper les Achille
Par la jambe ou le talon !
Tu fus sauvé ! La patrie
N’a point pleuré ton trépas !
Et si ta jambe est meurtrie
La gloire soutient tes pas !
Déjà dessus ta poitrine
Brille l’étoile divine
Symbole des conquérants
Les vierges sont amoureuses,
Et les mères envieuses
Te montrent à leurs enfants.
Sans vouloir accorder une importance exagérée à des vers que, de toute évidence, le poète ne comptait pas publier, on peut se demander à juste titre si un certain ressentiment ne colore pas des strophes écrites autour d’événements politiques sur lesquels on peut penser que les deux hommes ne se trouvaient pas, idéologiquement, du même bord. Bien que légitimiste à sa manière dans ses poésies de jeunesse, Bouilhet, comme d’autres poètes de sa génération, avait pendant un temps été attiré vers la cause démocratique. Comme d’autres esprits généreux aux approches de la Révolution de 1848, il aspirait obscurément à fonder l’ordre social sur la justice et sur l’égalité. Il suffit de lire la proclamation « Aux citoyens électeurs » du candidat à la députation L. Bouilhet pour en avoir la preuve. Mais, d’un naturel timide, il est peu probable que Bouilhet, simple spectateur en février, impliqué malgré lui dans une échauffourée, se fût engagé aussi loin que le fit Maxime Du Camp en juin…. ni du même côté que lui. Maxime, malgré des opinions socialisantes qu’il affichait volontiers, avait vite fait de rallier, en bon opportuniste, le parti de l’ordre au lendemain des désordres du 24 février.
Quoi qu’il en soit, on ne saurait trop insister sur l’importance de l’amitié, du dévouement même, de Maxime pour les débuts littéraires, comme pour la carrière parisienne de Bouilhet. Quand son Mélaenis, qu’il n’avait pas pu faire accepter par un éditeur parisien, parut enfin en novembre 1851 dans le deuxième numéro de sa nouvelle revue, Bouilhet dédia à Maxime un poème, À un voyageur (Revue de Paris, 1er mars 1852). Comme Flaubert, il dut souvent par la suite ménager les susceptibilités de son ami « tout puissant à la Revue de Paris » , que ce soit pour passer un compte-rendu de Melaenis en mars 1852, ou pour faire publier son poème sur le sculpteur Pradier, poème recueilli plus tard dans Festons et Astragales. (Voir la lettre de Flaubert à Louise Colet, 27/28 juin 1852). Ou encore en juin, pour faire accepter par un Du Camp très sollicité une pièce de vers dont Bouilhet se plaignait qu’elle était rejetée à nouveau à la Trinité, et à laquelle Maxime préférait, semblait-il, pour les prochains numéros d’abord Tristesse en mer de Gautier et puis une poésie de Lamartine, Chanter et prier. On comprendra donc que, malgré l’intérêt qu’elles peuvent avoir pour nous aujourd’hui, l’auteur de ces quelques strophes gribouillées sur une feuille volante, ait préféré les laisser dormir au fond de ses cartons.
Adrian C. Ritchie.
Bangor (Grande Bretagne).
1. « J’ai fait mon succès, je ferai celui de Bouilhet ; envoie-moi une bonne chose, et je fais le tien », écrit-il à Flaubert (lettre du 21 octobre 1851).
« J’ai travaillé pour trois, Bouilhet, toi et moi. Voilà longtemps que ça dure, et vous ne vous en êtes jamais doutés », poursuit-il.
2. Cahiers conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen.
3 Louis Bouilhet, 1821 – 1869 : sa vie et ses œuvres, Paris, Hachette, 1919.
4. Voir Par les champs et par tes grèves.
5 « Pour voir l’émeute », selon Maxime. Voir : Souvenirs de l’année 1848. La révolution de février, le 10 mai. L‘Insurrection de juin. Paris, 1876, p. 51
6. Sur la « gravité » de ses blessures, voir Flaubert : Correspondance éd. Pléiade, t.1, p. 1047)
7. Voir : André Dubuc, Une déclaration politique de Bouilhet en 1848, Amis de Flaubert, n°. 35, déc. 1969.
8. Voir : Lettres de Bouilhet à Louise Colet, présentées par M. Cl. Bancquart et un groupe d’étudiants Rouen, 1971, p. 75, n° 2.