Les Amis de Flaubert – Année 1986 – Bulletin n° 68 – Page 5
Emma Bovary et Thérèse Desqueyroux :
deux caractères et deux destins
Il y a dans la littérature française deux romans, écrits à deux époques différentes et par des auteurs très différents, qui m’ont toujours fait forte impression par la communauté de leur inspiration. Il s’agit de Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert et de Thérèse Desqueyroux (1927) de François Mauriac. Flaubert appartient au courant réaliste. Mauriac, lui paraît plutôt « classique dans ses articulations, romantique dans ses effusions, et symboliste dans son esprit… (1) ». Il n’y a donc ni possibilité, ni raison de rapprocher des styles si différents. Mais la recherche des liens subtils qui font que les destins des deux héroïnes principales se reflètent l’un l’autre, par-delà les années, les courants et écoles littéraires, mais sans jamais se coïncider tout à fait, a donné sa raison à cet article.
Ces ouvrages sont tous deux des romans provinciaux. Flaubert a donné à son roman le sous-titre de « Mœurs de Province ». L’action de Madame Bovary a lieu dans le pays natal de l’auteur, la Normandie, et dans la ville de Rouen. Pays natal de Mauriac aussi, celui des Landes où se déroule l’action de Thérèse Desqueyroux , avec pour sous-titre « Argelouse sous la pluie ».
La Normandie, les Landes : deux provinces qui, à soixante-dix ans d’intervalle, se ressemblent toujours par leur conservatisme. Permanence de deux sociétés qui vouent les femmes au même étouffement, qu’il s’agisse de leur éducation dans le giron d’écoles religieuses ou de leur mariage, seule institution où une place leur soit accordée.
Une femme mise en état d’arrestation en février 1906 pour tentative d’empoisonnement donne à Mauriac l’idée du personnage de Thérèse. Mais là s’arrête l’emprunt direct à la réalité, car l’auteur nous dit lui-même : « Avec ce que la réalité me fournit, je vais construire un personnage tout différent et plus compliqué (2) » .
Quant au problème de savoir où Flaubert s’est inspiré d’Emma Bovary, il est beaucoup plus complexe. D’après Maxime Du Camp, l’ami de Flaubert, une certaine Delphine Delamare, mariée à un médecin établi dans les environs de Rouen, aurait eu deux amants. Accablée de dettes, elle se serait empoisonnée en 1848 (3). On pourrait donc supposer que Flaubert a trouvé, dans l’affaire Delamare, au moins le schéma narratif et le cadre général de son roman. Mme Gothot-Mersch mentionne plusieurs autres sources où Flaubert a pu puiser directement à la réalité, mais elle prétend aussi que :
« Emma Bovary est Flaubert dans la mesure aussi où l’écrivain lui a prêté ses nerfs : les mêmes choses agacent le romancier et son héroïne (4) » .
On tentera de suivre le fil des analogies du cours de leur vie, des ressemblances et des différences de leur caractère.
D’abord, traiter à tour de rôle les mariages d’Emma et de Thérèse. À cette occasion, évoquer leur jeunesse, ce qui permettra de mieux comprendre l’évolution de leur mariage. De plus, tout en indiquant le caractère des deux couples, de décrire les rapports à l’intérieur des deux couples. Ensuite, en seconde partie, quelques observations sur le sentiment maternel chez Emma et chez Thérèse.
Enfin insister sur les relations de ces deux femmes avec les autres hommes. Qu’ont-elles espéré de la vie ? Et leurs rêves ? se sont-ils accomplis ? Voilà ce qui sera le sujet de la quatrième partie. Par nécessité de clarté, c’est au cours des passages consacrés à Thérèse dans chaque partie que j’élaborerai les comparaisons avec Emma.
II.1 Le mariage d’Emma.
À l’époque de son mariage avec Charles Bovary, Emma est une jeune fille sans aucune expérience de la vie. Pour comprendre les problèmes qu’elle rencontre dans sa vie conjugale, il importe d’illustrer un peu les conditions dans lesquelles elle a vécu. Dès l’âge de treize ans, elle a été élevée comme pensionnaire dans un couvent de Rouen où son père l’avait placée :
« Vivant donc sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi ces femmes au teint blanc portant des chapelets à croix de cuivre, elle s’assoupit doucement à la langueur mystique qui s’exhale des parfums de l’autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges. (…) (5). Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés, afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l’ombre. (…) (5) Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues. »
Une vieille fille qui travaille de temps en temps au couvent prête des romans d’amour aux pensionnaires. « Pendant six mois, à quinze ans, Emma se salit donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture (6). » Puis elle s’éprend des romans historiques et elle se met à adorer des femmes illustres et infortunées. Le résultat de l’éducation du couvent a produit une jeune femme rêveuse et étrangère à la réalité.
Telle est Emma, quand, à la ferme paternelle, elle rencontre Charles Bovary, le médecin du village. C’est probablement le premier jeune homme dont elle fasse la connaissance. Quand il la demande en mariage, Emma accepte, à la satisfaction de son père, et sans trop réfléchir sur ses sentiments. Elle est d’ailleurs déjà fatiguée de la vie monotone de la ferme. L’anxiété créée par une situation nouvelle et la tension causée par la présence du médecin lui font croire, pendant un moment, qu’elle a atteint une grande passion. Mais Emma ne tarde pas à être déçue par Charles et par son mariage. Elle ne vit pas le bonheur dont elle a rêvé. Elle aspire en vain à trouver quelqu’un à qui se confier ;
« Si Charles l’avait voulu, cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée… » (7)
Qu’est donc Charles Bovary, le mari d’Emma ? C’est un brave homme mais il semble manquer d’intelligence, d’ambition et de charme :
« La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie » (8).
Et il y a donc une « …incompatibilité entre les rêves romanesques de l’épouse et le prosaïsme du mari (9). » Des journées entières, Charles visite ses malades. Le soir, il rentre fatigué. Emma, par contre, désire lui raconter comment elle passe ses longues journées solitaires. Elle a envie de lui parler des livres qu’elle a lus, de ses rêves et de ses projets pour l’avenir. Mais Charles n’a pas la force de montrer ni intérêt, ni enthousiasme. Il est tout à fait satisfait de son existence telle qu’elle est. « …il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien (10). » Emma se sent de plus en plus irritée par lui :
« Il prenait, avec l’âge, des allures épaisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles vides ; il se passait, après manger, la langue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait d’engraisser, ses yeux, déjà petits, semblaient remonter vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes » (11).
Mais Charles ne se doute de rien. Il croit Emma heureuse, elle, qui lui est différente de tout. Le dévouement qu’il lui montre la met hors d’elle, la fait aspirer à des amours extra-conjugales et lui fait croire qu’elle n’y courrait aucun risque.
II.2 Le mariage de Thérèse.
Il y a plusieurs analogies superficielles entre la jeunesse d’Emma et celle de Thérèse. Toutes les deux sont nées à la campagne. Certes, Emma a vécu un bon demi-siècle avant Thérèse. Mais le milieu où vit Thérèse est conservateur et nous semble presqu’aussi ancien que celui d’Emma. Aussitôt après sa naissance, Thérèse perd sa mère, et c’est au cours de l’adolescence qu’Emma perd la sienne. C’est pourquoi les deux pères jouent un assez grand rôle dans leurs vies. Et quoique le père de Thérèse méprise les femmes, y compris sa fille, elle prétend qu’il est « le seul homme supérieur qu’elle crût connaître (12)… » Petite remarque qui pourrait peut-être expliquer pourquoi Thérèse contrairement à Emma, ne tombe pas amoureuse. Chacune reçoit, pour son époque, une éducation de premier ordre. Thérèse fait ses études au lycée de Bordeaux où l’enseignement donne aux élèves une certaine indépendance de pensée. De même qu’Emma, Thérèse est assez influencée par ces années. Par hasard, nous savons ce que Thérèse pense de l’éducation des couvents et donc de celle d’Emma : en effet Anne, la belle-sœur de Thérèse, a subi ce genre d’éducation :
« Les dames du Sacré-Cœur interposaient mille voiles entre le réel et leurs petites filles. Thérèse les méprisait de confondre vertu et ignorance » (13).
Thérèse est intellectuellement très développée et ses intérêts semblent être d’un niveau supérieur à ceux de ses compagnes, plus infantiles :
« Thérèse ne demande point d’autre récompense que cette joie de réaliser en elle un type d’humanité supérieure. Sa conscience est son unique et suffisante lumière. L’orgueil d’appartenir à l’élite humaine la soutient mieux que ne ferait la crainte du châtiment… » (14)
Déjà ici, on peut déceler le même égocentrisme que celui révélé par Emma au couvent. Le père de Thérèse comme celui d’Emma, est content de marier sa fille :
« M. Larroque se félicitait de ce qu’Argelouse, qui le débarrassait de sa fille, la rapprochait de ce Bernard Desqueyroux, qu’elle devait épouser, un jour selon le vœu des deux familles… » (15)
On a l’impression que Thérèse, tout comme Emma, n’a pas un très grand choix. Emma se laisse entraîner par ses sentiments au début de son mariage et c’est exactement ce qui arrive à Thérèse pendant ses fiançailles. « Oui, elle avait été en adoration devant lui : aucune attitude qui demandât moins d’effort (16). » Quelque temps se passe avant qu’Emma ne comprenne que son mariage est une méprise. Thérèse, en revanche, a des appréhensions le jour même de son mariage :
« Le jour étouffant des noces, (…) (17) ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait (17). »
Thérèse se rend bientôt compte de ce que Bernard ne partage pas ses intérêts.
« Jusqu’à son mariage, il fit une part égale au travail et au plaisir, s’il ne dédaignait ni la nourriture, ni l’alcool, ni surtout la chasse, il travaillait d’« arrache-pied », selon l’expression de sa mère (18). »
À l’instar d’Emma et de Charles, ils vivent dans deux mondes différents. Aussi Thérèse voit-elle en Bernard quelqu’un qui appartient « …à la race aveugle, à la race implacable des simples… (19) ». Cet homme ne porte pas la clé du cœur de Thérèse :
« Le plus précis des hommes, ce Bernard : il classe tous les sentiments, les isole, ignore entre eux ce lacis de défilés, de passages (20). »
La jeune femme commence à mal supporter son mari. Le comportement maladroit de celui-ci la rebute :
« Thérèse regardait le buste de Bernard penché sur l’assiette : comme il était assis à contrejour, elle ne voyait pas sa face ; mais elle entendait cette lente mastication, cette rumination de la nourriture sacrée (21). »
M. Bendz parle même de Bernard — ce qui vaudrait aussi pour Charles — comme de quelqu’un appartenant à « …la gent porcine (22). » Ce n’est pas uniquement dans son roman que Mauriac nous fait comprendre ce qu’il pense des êtres comme Bernard. En effet, à une autre occasion, l’auteur a dit qu’il y a « … des âmes mortes (…) comme le mari de Thérèse Desqueyroux (…) intellectuellement et moralement nulles… (23) ».
Quand Thérèse rentre après le procès, elle espère que Bernard tâchera de la comprendre :
« …mais, du premier coup d’œil, il lui apparaissait tel qu’il était réellement, celui qui ne s’est jamais mis, fût-ce une fois dans sa vie, à la place d’autrui ; qui ignore cet effort pour sortir de soi-même, pour voir ce que l’adversaire voit (24). »
III.1 Emma et la maternité.
La grossesse d’Emma donne à Charles un nouveau centre d’intérêt et « …son bonheur ne se tenait plus », mais Emma, de son côté, ne semble pas s’enthousiasmer de la même manière. Ne pouvant pas dépenser autant qu’elle le veut pour la layette, Emma perd tout goût pour cette activité. Au lieu d’y travailler, elle la commande à une ouvrière du village :
« Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en appétit, et son affection, dès l’origine, en fut peut-être atténuée de quelque chose (26). »
Comme elle a souhaité un fils, Emma éprouve une grande déception en apprenant que c’est une fille. Par ailleurs le fait qu’elle mette sa fille en nourrice nous fait constater que les sentiments maternels d’Emma Bovary ne sont pas très forts. Pendant une de ses rares visites à Berthe, Emma ne peut pas éviter de constater que son enfant est mal soigné. Mais dans son indifférence pour sa petite fille, elle ne fait rien pour changer la situation. Et c’est à la bonne qu’elle confiera la charge de sa petite fille, quand elle la retirera à la nourrice. On n’a nulle part l’impression que son enfant lui donne de la joie. Quand il y a des visites, Emma exprime des sentiments qu’elle n’éprouve pas. Mais ordinairement, et à une occasion en particulier, Emma montre son irritation envers Berthe qui s’approche d’elle plusieurs fois : « Laisse-moi ! répéta la jeune femme tout irritée. Sa figure épouvanta l’enfant, qui se mit à crier (27). » Toutes les réflexions et actions d’Emma sont minutieusement décrites mais il semble que Berthe joue un rôle de moins en moins important dans la vie d’Emma.
III.2 Thérèse et la maternité.
Pareille à Emma, Thérèse n’éprouve aucun sentiment de bonheur dans l’attente de la naissance de son enfant :
« Thérèse se souvient qu’elle avait peur de ce fardeau tressaillant ; que de passions, au plus profond de son être, devaient pénétrer cette chair informe encore ! (…) (28) Elle aurait voulu connaître un Dieu pour obtenir de lui que cette créature inconnue, toute mêlée encore à ses entrailles, ne se manifestât jamais. »
Comme dans le cas d’Emma, l’environnement de Thérèse, et particulièrement Bernard, semble se réjouir plus que la future mère :
« …jamais non plus Bernard ne lui avait montré tant de sollicitude : « Il se souciait non de moi, mais de ce que je portais dans mes flancs (29). »
Tout comme Emma, Thérèse témoigne de l’indifférence pour les préparatifs de la naissance. La mère de Bernard répète : « Il ne fallait pas lui demander de travailler à la layette : « Ce n’était pas sa partie (30). » Après la naissance de l’enfant, Thérèse la remet entre les mains d’une bonne et entre celles d’Anne, la sœur de Bernard. « Le bruit commençait de courir que le sentiment maternel ne l’étouffait pas (31). » Thérèse ne veut pas que sa fille lui ressemble. « Avec cette chair détachée de la sienne, elle désirait ne plus rien posséder en commun (32). » Il arrive pourtant à Thérèse de passer des soirées à regarder la petite qui dort.
La nuit où Thérèse est sur le point de se suicider, elle hésite un instant devant l’enfant endormie. Mais au moment de perdre sa fille, ses sentiments maternels s’imposent. Thérèse, cependant, est aussi égocentrique qu’Emma. Ses problèmes personnels la remplissent entièrement et il ne semble pas y avoir de place pour Marie dans sa vie. Thérèse en est très consciente elle-même, quand, lors de la visite d’Anne, elle néglige de demander des nouvelles de sa petite fille :
« Elle me méprise parce que je ne lui ai pas d’abord parlé de Marie. Comment lui expliquer ? Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m’occupe tout entière (33). »
IV.1 Emma et la relation avec d’autres hommes.
Ce n’est pas uniquement les platitudes du mariage qui jettent Emma dans des aventures extra-conjugales. Le tempérament de notre héroïne ne s’accorde pas avec les gens ternes qu’elle rencontre dans ce petit trou de province. Le seul jeune homme qui se trouve dans le voisinage d’Emma est le clerc Léon, un adolescent d’un caractère sensible et rêveur. Emma vit avec lui une aventure romantique et innocente qui est, cependant, interrompue par le déménagement de Léon. Le regrettant trop, Emma est de nouveau saisie de mélancolie et se trouve encore plus malheureuse qu’auparavant. La voilà prête à réaliser son idéal romanesque avec le premier venu. À cette époque Emma fait la connaissance d’un jeune propriétaire :
« M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il était de tempérament brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes et s’y connaissant bien (34). »
La virilité simple de ce Don Juan campagnard vainc, tout de suite, la vertu d’Emma, cette vertu, déjà auparavant si chancelante. Sa chute commence quand elle fait la connaissance de Rodolphe. Elle oublie toute prudence afin de le voir. Au début, Emma est parfaitement heureuse. Elle ne tarde pas, cependant, à lasser par l’ardeur de ses sentiments. Et il la quitte. À partir de ce moment-là, Emma ne pense plus qu’à s’étourdir. Elle renoue avec Léon qu’elle rencontre, de nouveau, à Rouen. Il ne semble pourtant pas que ce soit une nouvelle passion qui s’empare d’elle. On a plutôt l’impression qu’Emma tente, par cette liaison, d’oublier, Rodolphe, à tout prix.
Sinon, comment expliquer qu’elle puisse s’intéresser à des hommes si différents ? Elle espère asservir Léon par son amour, « …il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne (35). » Mais celui-ci, s’inquiétant de l’excès de sa passion, l’abandonne.
IV.2 Thérèse et la relation avec d’autres hommes.
À part Bernard, aucun autre homme n’avait eu d’importance dans la vie de Thérèse. Mais un jour, Jean Azévédo entre dans son existence. Et c’est par une lettre d’Anne, où celle-ci raconte qu’elle est amoureuse de ce jeune homme. Thérèse se rend compte que l’amour a complètement transformé son amie :
« Non, non ; ce n’était pas cette chère petite idiote, ce ne pouvait être cette couventine à l’esprit court qui avait inventé ces paroles de feu (36). »
Thérèse, qui n’a jamais vécu l’amour, réagit d’une manière violente. « Elle connaît cette joie… et moi, alors ? et moi ? (37) » Dans l’intérêt familial, Thérèse consent à prendre contact avec Jean pour le persuader de rompre avec Anne. Thérèse et Jean continuent à se voir et elle se sent intellectuellement inspirée par les entretiens avec lui. « Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais (38). » Jean, par contre, est complètement dénué de réserve provinciale, il peut parler de ce qu’il porte dans son cœur. Pour Thérèse, il ne s’agit pas d’une attraction physique. Mais pour la première fois, elle fait la connaissance d’un homme pour qui la vie de l’esprit compte plus que toute autre chose. Jean lui parle de sa vie et de ses amis à Paris. Selon lui, Thérèse ne pourra jamais arriver à supporter l’atmosphère tendue qui l’entoure alors. Jean avertit Thérèse :
« Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort (…) (39) quelques- uns résistent : d’où ces drames sur lesquels les familles font silence (39). »
Lorsqu’ils se séparent, Thérèse réfléchit à ces paroles, puis ils se donnent rendez-vous dans un an. Il espère que Thérèse, à ce moment-là, aura su se libérer. Cette remarque influencera-t-elle quelque peu ses actes, par la suite ? Même si Thérèse reste un mystère sur certains points, je suis inclinée à croire qu’il en est ainsi. Après les entrevues avec Jean, tout ce qui concerne Bernard la touche moins que d’habitude.
Comparons un peu les réactions d’Emma à celles de Thérèse. Emma voit Charles comme « … l’obstacle à toute félicité (40). » Quant à Thérèse, elle admet que Bernard n’est pas si mal, tout compte fait. Cela va aussi décider de leur comportement hors de la vie conjugale.
Tandis qu’Emma est prête à tout quitter, mari et enfant, pour suivre l’homme qu’elle aime, Thérèse n’est même pas amoureuse de Jean. Emma est aveuglée par Rodolphe. Mais Thérèse, constate à sa manière lucide, que, bien que Jean lui apporte « …de quoi vivre » (41), elle n’a pas succombé à son charme. Elle ne voit qu’un échange intellectuel dans les entretiens avec lui. Thérèse déteste, dans les romans, la peinture d’hommes extraordinaires qu’on ne rencontre jamais dans la vie. Par contre Emma y croit et c’est son malheur.
V.1 Les rêves et les déceptions d’Emma.
À sa sortie du couvent, que peut attendre Emma de la vie ? Quelles sont ses possibilités ? À cette époque, il est inimaginable qu’une femme puisse travailler au dehors. L’unique moyen d’être acceptée dans la société est de se marier. En épousant Charles, Emma croit approcher de son but. Mais elle se rend bientôt compte de ce que ses rêves et ses espoirs ne se réaliseront aucunement dans la vie conjugale :
« Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres (42). »
Cependant, ce n’est que par un homme que les espérances d’Emma peuvent être accomplies. Aussitôt qu’elle fait la connaissance d’un être qui semble correspondre à ses exigences, son imagination se met en mouvement. Elle le dote de toutes les qualités que l’homme idéal devrait posséder et dont Charles manque complètement :
« Un homme (…) ne devrait-il pas tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? » (43)
Emma s’imagine qu’une vie à Paris lui donnerait tout cela. À l’aide de plans, de journaux et de romans, elle se fait une image de la capitale. « Paris, plus vaste que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille. » (44)
Que deviennent ses rêves confrontés à la réalité ? Au début de sa liaison avec Rodolphe, elle croit avoir trouvé le bonheur. Ses sentiments pour lui sont profonds et ils la remplissent entièrement. Elle ignore que l’objet de sa passion n’en est pas digne. En effet, Rodolphe ne fait que jouer avec elle. Rodolphe est destructeur pour Emma car il la démoralise « … en lui faisant voir un peu la vie telle qu’elle est. » (45) Peu à peu, les rapports avec Rodolphe se dégradent et Emma se met à réfléchir sur sa vie. Elle remonte dans ses pensées jusqu’à son enfance :
« Quel bonheur dans ce temps-là ! quelle liberté ! quel espoir ! quelle abondance d’illusions ! Il n’en restait plus maintenant ! Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives dans la virginité, dans le mariage et dans l’amour » (46).
Emma pense aussi à ses années passées au couvent : « … elle ne pouvait s’imaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu’elle avait rêvé. » (47) Trahie par Rodolphe, le monde d’Emma s’écroule. Elle pense un moment à se suicider.
La liaison avec Léon l’amène, de plus en plus vite, vers la déchéance et la ruine. Mais son destin ne lui inspire plus qu’indifférence :
« N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ?… » (48)
Afin de voir Léon, elle s’engage dans une série compliquée de mensonges. Son comportement envers Charles et l’entourage devient de plus en plus égoïste. Elle s’empare de l’héritage de son mari. Harcelée par les créanciers, elle s’humilie et tente d’emprunter de l’argent à Rodolphe. Elle n’y réussit pas et ne pouvant plus supporter la vie où tout lui est contraire, elle absorbe du poison et subit une mort affreuse.
V.2 Les rêves et les déceptions de Thérèse.
En gros Thérèse et Emma donnent à leur avenir la même base de départ : ce qu’elles attendent de la vie est éminemment lié à ce qu’elles espèrent de leur mariage. Mais quand Emma se marie, c’est plutôt pour des raisons traditionnelles et sociales, alors que Thérèse y cherche peut-être moins une domination et une possession qu’un asile. Il se peut que la jeune femme ressente elle-même les forces obscures qui vont influencer sa vie. « …elle voulait être rassurée contre elle ne savait quel péril. » (49) Sous la pression constante de la famille, l’aspiration de Thérèse à la liberté et à l’indépendance va s’accroître. Jean lui fait croire à ses ressources. Comment réussir à quitter la famille ? Thérèse n’y réfléchit pas plus que ne le fait Emma. Celle-ci décide d’abandonner mari et enfant. Thérèse tâche d’empoisonner Bernard. Elle ne sait pas elle-même ce qui la pousse à cet acte si définitif et violent.
Au lycée, déjà, Thérèse a pris conscience de la froideur de sa nature. Elle avoue elle-même :
« Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies ; pure souffrance qu’aucun remords n’altérait… » (50)
Ainsi Thérèse consent à aider la famille à séparer Anne et Jean. Elle le fait sans aucune pitié. Une nuit elle rêve d’aller mettre le feu aux pins de Bernard. Quand, pour la première fois, elle verse des gouttes de Fowler dans le verre de Bernard, elle le fait par curiosité, pour voir ce qui se passera.
Au retour du procès, Bernard menace de dire la vérité si Thérèse n’accepte pas de rester avec sa famille. Désespérée, Thérèse veut résoudre ses problèmes comme Emma : par le suicide. Mais, au moment où elle va prendre le poison, on trouve tante Clara morte. Après cette tentative, Thérèse reste alitée, malade et mal soignée. Elle recommence alors à rêver d’une vie future dans la capitale. Elle croit, pareille à Emma, que le bonheur l’attend à Paris. Là, elle serait comprise par ses amis, peut-être admirée et aimée. Mais comme Emma elle a aussi des rêves romantiques : aimer un homme, mais aussi que d’autres hommes lui fassent la cour. Réfléchissant sur sa vie, Thérèse se demande, si elle a jamais été heureuse. Elle se rappelle le lycée comme un paradis. De même, Emma se souvient de ses années comme couventine. Qu’il s’agisse d’Emma ou de Thérèse leur jeunesse représente pour elles le bonheur. Mais les jours d’été avec Anne sont aussi éclairés d’un bonheur fragile :
« …et cette trouble lueur de joie, elle ne savait pas alors que ce devait être son unique part en ce monde » (51).
Pendant ses fiançailles, c’est un bonheur illusoire qu’elle a éprouvé. Elle le comprend maintenant :
« Jamais Thérèse ne connut une telle paix, ce qu’elle croyait être la paix et qui n’était que le demi-sommeil, l’engourdissement de ce reptile dans son sein » (52).
Après le procès, Thérèse voit de mieux en mieux l’étendue de son malheur et combien sa vie est manquée.
Elle demande à Bernard :
« N’éprouves-tu jamais, comme moi, le sentiment profond de ton inutilité ? Non ? Ne penses-tu pas que la vie des gens de notre espèce ressemble déjà terriblement à la mort ? » (53)
À plusieurs occasions, Thérèse voit son existence comme un voyage dans un tunnel sans fin :
« Elle traversait, seule, un tunnel, vertigineusement ; elle en était au plus obscur ; il fallait, sans réfléchir, comme une brute, sortir de ces ténèbres… »
Emma éprouve les mêmes sentiments à la pensée de son mariage, si malheureux. « L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée. » (55)
Isolée par la famille, Thérèse ne ressent qu’une indifférence totale devant son destin. Elle est rompue, corps et âme. Redoutant un scandale, Bernard l’amène à Paris, où il la laisse toute seule. Elle s’y débrouillera tant bien que mal.
Ainsi nous avons pu suivre Thérèse jusqu’à la fin. Qu’a-t-elle vécu ? Elle nous répond elle-même : « Inutilité de ma vie, néant de ma vie. » (56) À quoi pourra-t-elle s’attendre ? « Solitude sans borne, destinée sans issue. » (56)
CONCLUSION
Dans les pages précédentes, nous avons tâché de donner quelques points de vue sur les deux héroïnes. Voici ce que nous avons remarqué en particulier. L’éducation qu’ont subie Thérèse et Emma a renforcé le trait égocentrique qu’on retrouve chez toutes les deux. Cet égocentrisme les pousse à faire de la peine aux autres. Emma ne semble pas en avoir mauvaise conscience et Thérèse en jouit même. Les deux femmes désirent trouver la sécurité. Thérèse va donc la retrouver avec « … un mari qu’elle n’a pas choisi, insignifiant et vulgaire. » (57) Et Charles, de son côté, est « …exactement le mari qu’il ne fallait pas à cette Emma. » (58) Ne pouvant pas sortir d’elles-mêmes, le rôle de mère convient extrêmement mal à Thérèse aussi bien qu’à Emma. L’absence de contact époux-épouse et mère-enfant est donc frappante. On peut dire que Thérèse et Emma restent remarquablement passives vis-à-vis de leurs enfants. Il faut dire que Rodolphe et Léon transforment la vie d’Emma aussi bien que Jean change l’existence de Thérèse. Mais celle-ci est plus clairvoyante que la femme du médecin et elle ne croit pas sincèrement qu’un autre homme que son mari puisse l’aider.
La vie d’Emma a pris une telle tournure qu’elle se révolte contre le milieu où elle doit vivre. On peut donc parler du « …heurt d’un caractère avec un autre et avec tout son milieu… (59) » Il est évident que les deux protagonistes souffrent du « mal de la province » (60).
Tout aurait peut-être fini d’une autre manière si elles avaient habité la ville. Mais la vie d’Emma se déroule selon la « …loi de nécessité… » (61) Et Thérèse sait bien elle-même quel est « …le rythme de son destin. » (62)
En se suicidant, la femme de Charles tire elle-même les conséquences des échecs de sa vie. Mais Thérèse, dans sa froideur, est prête à en rejeter la faute sur Bernard, bien qu’elle ait fini par vouloir se suicider elle-même. Cela témoigne d’une différence nette entre les deux héroïnes, et on peut en tirer la conclusion que Thérèse est beaucoup plus calculatrice qu’Emma.
Et chez Mauriac et chez Flaubert, on peut remarquer une certaine tendance à prendre, partiellement, leurs personnages dans la vie réelle. Marc Alyn émet l’opinion que Mauriac a confondu son œuvre avec sa vie (63). Et celui-ci « …aime à citer le mot de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi. » (64) De même, Mauriac est de l’avis que :
« …le personnage du roman n’est pas proprement créé, — puisque le romancier lui a insufflé une âme qui vient de son âme… » (65)
Pour jeter de la lumière sur Flaubert par rapport à Madame Bovary, nous empruntons les mots de Mme Gothot-Mersch : « Ainsi, quoiqu’il eût choisi un personnage « hors de lui », c’est « du dedans » qu’il a formé son héroïne. » (66)
Mme Gothot-Mersch dit de plus que « …si Mme Bovary, par certains côtés, est un homme, (…) n’est-ce point parce qu’elle est Flaubert lui-même ? » (67) Nous pouvons donc en tirer la conclusion que Flaubert, autant que Mauriac, est très lié à son héroïne. Il est pourtant facile de constater que Flaubert, qui appartient à l’école réaliste, regarde Emma d’une manière objective et détachée, et même froide. Aussi parle-t-on de la dissection de Madame Bovary par Flaubert. Mauriac, en revanche, quoiqu’il avoue que Thérèse, elle-même, ne sait pas ce qui se passe en elle, (68) est plein de pardon pour les âmes comme celle de Thérèse.
Repliées sur elles-mêmes, Emma et Thérèse ne peuvent pas s’intéresser au bonheur des autres. Aussi sont-elles foncièrement seules, incomprises de l’entourage et incapables d’être heureuses.
Thérèse et Emma sont deux femmes condamnées à une vie sans but aussi bien qu’à une fin tragique parce qu’elles sont en « … quête du bonheur et de l’impossible. » (69)
Léna Sténélius
(Göteborg, Suède).
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BIBLIOGRAPHIE
Les Textes
Flaubert, Gustave, Madame Bovary. Éd. Garnier Frères, Paris, 1961.
Mauriac, François, Thérèse Desqueyroux. Le Livre de Poche, Bernard Grasset, Paris, 1965.
Ouvrages Consultés
Alyn, Marc, François Mauriac. Éd. Seghers, Paris, 1960.
Bendz, Ernst, François Mauriac Ebauche d’une figure. Éd. Elanders, Göteborg, 1945.
Dumesnil, René, La vocation de Gustave Flaubert. Éd Gallimard, Paris, 1961.
La Varende : Flaubert par lui-même. Éd. du Seuil, Paris, 1951.
Gothot-Mersch, Claudin : La genèse de Madame Bovary. Éd. Corti, Rennes, 1966
Simon, Pierre Henri : Mauriac. « Écrivains de toujours » Éd. du Seuil, Bourges, 1977
Abréviations (Notes)
M.B. : Madame Bovary de Gustave Flaubert.
T.D. : Thérèse Desqueyroux de François Mauriac.
1 Alyn, M, François Mauriac, p. 93
2. T.D., p. 197 (Analyse du roman)
3. Gothot-Mersch, C., La Genèse de Madame Bovary p. 26
4. Gothot-Mersch, C., op. cit., p. 132
5. M.B., pp. 3334
6. Ibid., p. 35
7. M.B., p. 38
8. Ibid., p. 38
9. Gothot-Mersch, C. op. cit., p. 38
10. M B., p. 39
11. Ibid., p. 58
12. T.D., p. 78
13. Ibid., p. 27
14. T.D., p. 26
15. Ibid., pp. 30-31
16. Ibid., p.39
17. Ibid., p. 43
18. T.D., pp. 31-32
19. Ibid., p. 38
20. Ibid., p.24
21. Ibid., p. 70
22. Bendz, E, François Mauriac, p 128
23. Simon, P.H., Mauriac, p. 80
24. T.D. p. 123
25. M B., p. 82
26. Ibid., p. 83
27. Ibid., pp. 107-108
28. T D., p. 73
29. Ibid., p. 103
30. Ibid., p. 103
31. Ibid., p. 108
32. Ibid., p. 108
33. T.D., p. 165
34. M.B., pp. 121-122
35. M.B., p. 258
36. T.D., p. 50
37. Ibid., pp. 53-54
38. Ibid., pp. 88-89
39. T.D., p. 93
40. M.B.,p. 101
41. T.D., p. 87
42. M B., p. 32
43. Ibid., p. 39
44. M.B., p. 54
45. Gothot-Mersch, C., op.cit., p. 105
46. M B., p. 161
47. Ibid., p. 37
48. M B.,p. 263
49. T.D., p. 40
50. Ibid., pp. 2627
51. T.D., p. 34
52. Ibid., p. 42
53. T.D., p. 77
54. Ibid., pp. 115-116
55. M.B., p. 59
56. T.D., p. 120
57. Bendz, E. op. cit., p. 31
58. Gothot-Mersch, C., op. cit., p. 98 ,
59. Ibid., p. 283
60. Ibid., p. 79 Selon l’expression de M.L. Estève
(L’hérédité romantique dans la littérature contemporaine) Paris, Gastein Serge, (Toulouse, Dirion 1914)
61. Gothot-Mersch, C. op. cit., p. 274
62. Bendz, E., op. cit., p. 32
63. Alyn, M., op. cit., p. 9
64. Simon, P.H., op. cit., p. 47
65. Ibid., p. 46
66. Gothot-Mersch, C., op. cit., p. 274
67. Gothot-Mersch, C., op. cit., p. 63
68. Simon, P.H., op. cit., p. 50
69. Gothot-Mersch, C., op. cit., p. 99